La possible création d’un euro numérique par la BCE aura des répercussions économiques, bancaires et monétaires uniques et sans précédent. Dans une tribune, David Bounie, directeur de la chaire finance digitale, en dresse ici la liste.
Ce que va changer le futur euro numérique
Vers la fin du cash
La première raison est évidente : c’est la fin du cash (physique) ! Les espèces sont certes de moins en moins utilisées dans les achats au quotidien en raison de la concurrence avec des moyens de paiement numériques innovants comme la carte bancaire. La pandémie a montré la fragilité des espèces, et les réticences des consommateurs à les utiliser. Mais l’émission d’un cash numérique qui dispose des mêmes garanties de sécurité et de fiabilité que les espèces et adapté aux paiements dématérialisés, sans contact et à distance sonnera la fin du cash pour la plus grande partie des consommateurs.
Il faudra donc protéger les populations les plus fragiles, moins technophiles et parfois exclues du système bancaire qui n’utilisent encore que les espèces. Il faudra également convaincre les plus réticents en offrant des garanties d’anonymat des transactions. Il faudra enfin, rappelons-le, soutenir toute une filière, celle de la production de pièces et billets, qui emploie encore plusieurs centaines de salariés en France, ainsi qu’une partie non négligeable de la monétique liée à la fabrication et à la maintenance de distributeurs automatiques de billets.
Un coup dur pour les banques
La deuxième raison tient à la bataille à venir avec les banques. Les espèces en déclin, les banques sont les acteurs dominants du marché des moyens de paiement. Or les activités de paiement représentent une part non négligeable des revenus des banques avec les abonnements, les commissions et autres intérêts appliqués sur les cartes de crédit. Face à la promesse d’un euro numérique gratuit, les consommateurs seront tentés de moins les utiliser, privant alors les banques d’une partie de leurs revenus. En outre, les paiements numériques laissent des traces qui ont une valeur considérable pour les banques, car exploitées pour toutes les autres activités financières : score de crédit, prêts bancaires, etc. Avec moins de données de paiement, le métier même de la banque pourrait être grandement perturbé.
Enfin, les paiements conditionnent surtout l’intermédiation financière des banques. La concurrence de l’euro numérique avec les dépôts des banques détournera nécessairement une partie des dépôts en banque sur les comptes de la banque centrale. Selon l’adage « les dépôts font les crédits », toute réduction des dépôts en banque aura nécessairement des répercussions sur l’intermédiation financière et la création monétaire. La bataille avec les banques s’annonce rude.
Un canal direct entre la BCE et le consommateur
La troisième raison est celle de la confiance avec le public. La création d’un canal direct avec les détenteurs de cash numérique modifiera les politiques monétaires à venir centrées, jusqu’à présent uniquement, sur les banques, leurs uniques interlocuteurs.
La banque centrale pourra directement inciter les décisions de consommation en manipulant les taux d’intérêt sur les dépôts de cash numérique.
Désormais, la banque centrale pourra directement inciter les décisions de consommation en manipulant les taux d’intérêt sur les dépôts de cash numérique. En fixant par exemple un taux d’intérêt négatif pour relancer la consommation dans la zone euro, les détenteurs seront alors fortement incités à dépenser leurs euros numériques, éprouvant au passage la confiance des consommateurs.
Une souveraineté européenne renforcée
La quatrième raison est celle de la coopération avec les autres banques centrales et les Etats en matière de paiement. Jusqu’à présent, tous les consommateurs sur l’ensemble de la planète peuvent détenir des billets en euro, et les échanger librement. Mais qu’en sera-t-il à présent, et comment les résidents des autres zones monétaires pourront-ils détenir des euros numériques pour consommer, dans la zone euro et hors zone euro ?
L’existence d’un euro numérique dématérialisé pourrait porter atteinte à la souveraineté des autres Etats moins innovants, ou au contraire nous permettre de mieux protéger notre souveraineté, en maîtrisant la sphère de circulation de l’euro numérique, modifiant au passage les réserves de changes des banques centrales.
Une forme réinventée de criminalité financière
La cinquième raison est celle de la bataille contre la criminalité financière. Le cash est le support privilégié du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme. La fin programmée des espèces se traduira par une augmentation du blanchiment d’argent dans les banques qui demeurent toujours les acteurs les plus vulnérables, mais également, et ce sera nouveau, des (cyber) attaques contre les systèmes de paiement conçus par la banque centrale. C’est un nouveau métier, et des équipes dédiées seront nécessaires pour assurer la sécurité et l’intégrité du système monétaire.
Dans le jeu de la concurrence avec les acteurs privés internationaux qui ont des ambitions dans le domaine monétaire, ou bien avec les crytpo-actifs privés de type Bitcoin et Ethereum qui rêvent de détrôner l’euro et le dollar, ou bien encore dans le jeu de la concurrence entre banques centrales qui se rêvent en champions de la conquête monétaire technologique (Chine, Russie, etc.), la Banque centrale européenne a en réalité peu de choix. L’euro numérique sera une réalité, mais les défis à relever sont astronomiques.
David Bounie est directeur du département de sciences économiques et sociales de Télécom Paris (Institut Polytechnique de Paris) et de la chaire finance digitale.