Ces épidémies qui ont changé la face du monde
Beaucoup estiment que l’épidémie de coronavirus va transformer profondément notre monde. La rivalité entre les deux « superpuissances », les Etats-Unis et la Chine, risque de s’exacerber. L’Union européenne est tout simplement menacée de mort, l’épreuve ayant montré son impuissance à s’unir. Chaque pays devra redéfinir ses priorités, ses alliances, sans doute son mode de vie.
L’Histoire enseigne que les grandes épidémies ont largement contribué à infléchir son cours. Elles ont plongé des peuples dans la détresse et la misère, fait chuter des dynasties (par exemple celle des Ming en Chine au milieu du XVIIe siècle), provoqué troubles et invasions, mais elles ont aussi modifié les rapports sociaux et ont été des vecteurs de progrès.
La « Grande Peste » ou « Peste noire » qui a dévasté l’Europe au milieu du XIVe siècle venait déjà d’Asie. Elle a été suivie d’au moins quatre épidémies. Au total, le continent européen a perdu le tiers de sa population – 25 millions de personnes – en un demi-siècle. D’où une pénurie de main-d’œuvre qui n’a pas seulement causé des famines, mais a donné plus de pouvoir de négociation aux serfs. Les seigneurs entrant en concurrence pour débaucher les paysans, le système du servage est entré en déclin. La fin du Moyen Âge voit aussi la multiplication de « villes franches », les autorités royales et ecclésiastiques accordant des privilèges et des exemptions fiscales pour fixer sur leurs territoires de nouvelles populations. Ces épidémies sont aussi une source d’inspiration philosophique, religieuse et artistique sur le thème de brièveté de la vie (cf. le thème récurrent de la « danse macabre »).
Les grands désastres sanitaires des XIV et XVe siècle ont poussé les Européens à des innovations technologiques, des machines se substituant à la main-d’œuvre, et économiques, la monnaie se généralisant. Enfin, ces terribles décennies ont sans doute contribué à la découverte, à l’exploration et à la colonisation de nouveaux continents par des aventuriers européens disposés à braver les plus grands dangers, certes pour s’enrichir mais aussi pour évangéliser, cette dimension religieuse n’étant jamais absente de l’esprit des « conquistadors ». Ce double ressort économique et spirituel a propulsé l’Europe occidentale à la tête des nations, et diffusé le christianisme dans les Amériques et commencé à le faire en Asie.
Malheureusement, les colonisateurs exportèrent aussi des virus mortels pour les populations indigènes : variole, rougeole, grippe, peste bubonique, paludisme, diphtérie, typhus, choléra. Selon une étude de l’University College de Londres, la population indigène des Amériques a chuté en cent ans (XVIe-XVIIe siècles) de 60 millions de personnes (soit environ 10% de la population mondiale de l’époque) à seulement cinq ou six millions à cause des épidémies.
Certaines épizooties ne sont pas moins dramatiques pour les hommes que les épidémies. À la fin du XIXe siècle, le virus de la peste bovine a tué 90% du bétail africain dans la Corne de l’Afrique, l’Afrique de l’Ouest et du Sud-Ouest. Les bovins ne constituaient pas seulement une source de nourriture en eux-mêmes mais une force de traction pour labourer les champs. D’où des famines et des déplacements massifs de populations. Dans ce contexte, on peut se demander si la colonisation de l’Afrique par les nations européennes entre 1870 et 1900 a répondu pour elles à un effet d’aubaine (thèse de l’article cité en référence) ou si elle n’a pas plutôt constitué une planche de salut pour ces immenses régions dévastées…
Les pandémies ont aussi des conséquences écologiques et climatiques. On a commencé à observer cette année, après seulement quelques semaines de confinement, un début de retour de la faune et de la flore dans les villes. Lors de précédentes épidémies, la baisse de superficie des terres cultivées ou occupées a rendu à la nature de vastes zones redevenues savanes ou forêts. La croissance des plantes et des arbres dans ces zones a entraîné une baisse des niveaux de dioxyde de carbone (CO2) (enregistrée dans les carottes de glace de l’Antarctique) contribuant, avec l’effet sans doute prépondérant de grandes éruptions volcaniques et d’une réduction de l’activité solaire, à la période connue sous le nom de « Petit âge glaciaire » (succession d’hivers très froids entre le début du XIVᵉ et la fin du XIXᵉ siècle) cause de famines et de révolutions (dont la Révolution française).
Reste ouverte cette question – que l’on s’est posée après chaque pandémie : dans quel état le monde sortira-t-il du Covid-19 ? Plus vigilant sur le plan sanitaire, sans doute. Mais sera-t-il pour autant plus solidaire, surtout lorsqu’il aura subi une profonde crise économique ? L’exemple de la précédente pandémie – la grippe dite « espagnole » (mais importée en réalité par les soldats américains à l’issue de la Première Guerre Mondiale) qui fit quelque 50 millions de morts en deux ans – n’incite pas à un optimisme exagéré…
Philippe Oswald. ( LSDJ)