Confiance et consentement sont au coeur de la maîtrise du Coronavirus.

22 avril 2020 | Par Sebastian Roché, Directeur de recherche au CNRS
L’action contre le coronavirus cherche une voie, un équilibre entre saturation de l’appareil de santé et nombre de morts, d’une part, et coût économique du confinement pour la collectivité et pour l’État, d’autre part. Chaque pays a modulé sa réponse en fonction de ces deux contraintes, et la France, après avoir tergiversé, s’est engagée dans un confinement ferme. Je défends que l’acceptabilité de la contrainte – à commencer par le consentement au confinement mais aussi aux règles de déconfinement – est la condition d’une sortie de la crise. Il me semble que l’efficacité de cette stratégie de confinement, tout comme de son corollaire, le déconfinement, et les reconfinements partiels possibles pour faire face à des phases ultérieures de contamination, repose sur la confiance dans les institutions. Or, comme nous allons le voir, celle-ci est gravement entamée. Je vois le risque qu’un cercle vicieux s’enclenche : le gouvernement réduit d’autant plus les libertés et sanctionne d’autant plus les manquements aux règles qu’il ne fait pas confiance aux citoyens, et, dans le même temps, plus la défiance dans le gouvernement croît dans la population, plus le pouvoir est tenté par une approche disciplinaire[1]. Comment en sortir ?
[1] Je remercie beaucoup Thierry Pech, Marc-Olivier Padis et Jacques de Maillard pour leur lecture attentive, critique et constructive. Ce texte leur doit beaucoup, mais toutes les erreurs et omissions sont miennes.
« RESTEZ CHEZ VOUS »
Le confinement est, pour le moment et en l’absence de tests et de masques en nombre suffisant, la seule arme dont dispose le gouvernement.
Elle a été utilisée suite au constat de l’insuffisance de la distanciation sociale, des désormais fameux « gestes barrières » et de certains gestes d’hygiène (lavage de mains).
En effet, on note une absence d’anticipation suffisante de l’État dans sa fonction de stratège et de planificateur – liée en partie au choix du transfert aux entreprises de la charge de la prévention mais sans véritable contrôle de son effectivité –, ainsi qu’une préoccupation tardive pour le risque épidémique[2], le tout expliquant que ni les masques ni les tests n’étaient disponibles. Il faut se garder des illusions rétrospectives, certes, et de faire comme si l’État avec un E majuscule pouvait tout savoir et tout comprendre au bon moment. Cependant, même si le gouvernement n’était pas le seul à ne pas avoir vu « la crise qui vient », « gouverner, c’est prévoir[3] », et la manière de conduire la gestion de crise soulève des interrogations. On pourra longtemps se demander pourquoi avoir tenté de discréditer l’usage des masques dans la population et affirmé leur inutilité, et ce contre toute évidence, sinon peut-être simplement parce qu’ils faisaient défaut. Le prix payé pour cet arrangement avec la réalité, en termes de confiance, sera néanmoins élevé. Mais retenons pour le moment que, désormais, la pierre de touche de la stratégie retenue est le confinement. Quelles sont ses caractéristiques essentielles ? D’une part, il représente une sérieuse limitation des libertés, assortie de contrôles de police et de sanctions. Le manque de civisme, supposé bien plus qu’avéré, devrait être corrigé par la force. La phrase du préfet Lallement en a malheureusement témoigné : « Ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, qu’on trouve dans les réanimations, sont ceux qui au début du confinement ne l’ont pas respecté. Il y a une corrélation très simple. » Elle fait, au pire, des citoyens des sujets inconscients, au mieux des objets d’une politique qui leur est imposée, mais certainement pas des acteurs participant à une mobilisation générale. D’autre part, ce sont les segments les plus fragiles, les plus défavorisés, qui en souffrent le plus au quotidien. Parce que les conditions de confinement pour eux sont les plus médiocres, et aussi parce que la tactique choisie qui consiste, plutôt que de tester les personnes et de confiner celles qui sont contaminées dans des hôtels ou des lieux dédiés, à les renvoyer chez elles si elles ne sont pas gravement malades, les affecte plus fortement, comme l’a rappelé l’ex-directeur général de la Santé William Dab[4].
[2] Philippe Sansonetti (2020), « Sortie de confinement, ou la somme de tous les dangers Covid-19 : chronique d’une émergence annoncée », La Vie des Idées, https://laviedesidees.fr/Covid-19-chronique-d-une-emergence- annoncee.html
[3] Cette maxime est attribuée à l’homme politique Adolphe Thiers (1797-1877) ou à Émile de Girardin (1802- 1881).
[4] Le Monde du 11 avril, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/11/en-matiere-de-prevention-nous-ne- sommes-pas-a-la-hauteur-de-l-epidemie_6036316_3244.html

Dans l’hypothèse où le malade présente des symptômes légers, comment l’isoler lorsqu’un logement est surpeuplé ? Enfin, la forme française du confinement est une manière de gouverner particulière, plus sévère que dans des pays comme la Suède ou l’Allemagne mais, bien sûr, moins qu’en Chine, et qui se présente sous une forme paternaliste-autoritaire. On observe un mélange d’obligations de rester chez soi ou de travailler, selon les publics, le tout mâtiné de contrôles de police, avec des sanctions par centaines de milliers, particulièrement concentrés sur certaines zones et publics habituels.
Je n’interroge pas ici le bien-fondé du confinement (le « restez chez vous » combiné à des obligations de travailler pour certains actifs) par rapport à d’autres réponses possibles. Je note seulement que le gouvernement a pris des dispositions tout à fait extraordinaires qui lui ont permis, du jour au lendemain, de changer la vie quotidienne de tout un chacun, dessinant « la bonne vie » et la « mauvaise vie », le tout sur la base d’informations scientifiques imparfaites et ré- interprétées par le pouvoir politique[5]. En soi, cela révèle la nature profonde du pouvoir, qui exerce une « domination » politique (pour utiliser le concept de Max Weber), et l’on peut observer un basculement : d’une situation où les libertés sont jugées indispensables à une autre où elles ne le sont plus autant (je ne dis pas « plus du tout » à dessein). Je me contente ici de questionner la viabilité du recours aux contraintes comme outil central de gouvernement, au regard de leurs effets sur la confiance. Et ce d’autant qu’on a appris que le confinement est désormais étendu jusqu’au 11 mai (au moins), après le discours du président de la République. Le déconfinement sera partiel, soumis à diverses conditions, réversible, et d’une complexité dans ses modalités d’application qui le rendra moins contrôlable par la sanction que le « restez chez vous ». En l’absence d’un vaccin, on s’engage sur le chemin d’un recours durable à des contraintes durables. Et, la tactique gouvernementale du confinement et du déconfinement ordonnée, si elle doit être victorieuse sans aller plus loin dans la restriction des libertés fondamentales, repose sur l’acceptabilité sociale des différentes contraintes, sur la « servitude volontaire » pour employer l’expression de La Boétie, sur l’obéissance librement consentie[6] pour utiliser les mots des théories sociologiques dites « de la justice procédurale[7] ». Si l’adhésion des citoyens craque, tout craque. Plus les contraintes vont s’étendre dans le temps, et se durcir, plus les frustrations et colères vont augmenter, et plus les obligations risquent d’être rejetées ou moins bien appliquées, même si elles restent utiles.
[5] La distance de sécurité elle-même affiche une variation qui démontre l’interprétation politique : elle s’étend d’un mètre en France, à un mètre cinquante en Allemagne, et deux au Canada.
[6] Etienne de La Boétie est un écrivain français du XVIe siècle auteur du Discours de la servitude volontaire. [7] L’auteur le plus connu est Tom Tyler, voir par exemple son ouvrage Why men obey the law.

Or, les contraintes ne sont pas amenées à disparaître si l’on suit le discours du président de la République : tout le monde ne sera pas autorisé à retravailler à partir du 11 mai ; les rassemblements vont être interdits comme l’indique la non- réouverture des restaurants et cinémas à cette date ; les déplacements seront limités et risquent de le rester entre communes et a fortiori entre régions. Les contraintes policières injustes et mal calibrées risquent d’aggraver la situation, les tensions et la défiance vis-à-vis du gouvernement. Dans cette configuration, la légitimité du pouvoir à contraindre est au cœur de sa capacité à gouverner : pour être efficace, il lui faut gagner ou regagner la confiance.
UN DÉFICIT DE CONFIANCE PRÉOCCUPANT
C’est là que le bât blesse. La confiance s’érode progressivement et atteint des niveaux critiques. Les sondages sont l’outil le meilleur dont on dispose pour mesurer la confiance dans les institutions (à l’exception de la rébellion ouverte, qui traduirait le refus du régime ou de certaines politiques). Bien sûr, ceux qui s’identifient au parti du Président sont nettement moins inquiets que les autres (30 % contre 18 % en moyenne se déclaraient « pas inquiets » les 3 et 4 avril selon l’IFOP). Mais le Président contient de moins en moins cette inquiétude, y compris chez ses propres sympathisants puisqu’on y comptait 67 % de rassurés fin janvier (voir figure n° 1). Bien sûr, c’est dans les banlieues des grandes villes que le confinement est le moins souvent jugé « facile » à vivre (45 % contre 64 % en zone rurale, d’après une enquête Harris Interactive du 7 avril). Selon diverses enquêtes, par exemple celle de l’IFOP publiée par le JDD le dimanche 12 avril, la confiance dans l’efficacité du gouvernement s’est nettement érodée : entre le sondage du 19-20 mars et celui du 8-9 avril, la confiance dans la capacité à aider les entreprises et à faire face efficacement au virus ont perdu respectivement 12 points (à 45 %) et 17 points (à 38 %). Inversement, l’idée que le gouvernement a caché des informations entre le 29-30 janvier et le 1er-2 avril a augmenté de 28 points (à 73 %), toujours selon l’IFOP.
Ces pourcentages sont tout à fait spectaculaires, dans la mesure où les Français sont très majoritairement d’accord avec l’idée du confinement, ainsi que le projet Coconel l’a mesuré (Le Monde du 7 avril, sondage IFOP). Il faut insister sur ce point : les Français adhèrent très largement avec la nécessité des mesures de surveillance. C’est le cas pour le confinement[8]. Mais c’est aussi le cas pour l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes hors de chez soi (76%), les déplacements hors de sa région (71%) – le suivi par GPS des personnes recevant le moins de suffrages favorables, avec tout de même une nette majorité (61 %) selon un sondage Harris Interactive du 3-7 avril.
[8] Par exemple, le 21 et 22 mars, 74 % des répondants sont favorables à des mesures de confinement plus strictes selon l’IFOP, https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2020/03/Rapport_Ifop_M6_1945_2020.03.22.pdf

La rupture de confiance n’est pas due à un désaccord sur les finalités recherchées. Voilà pourquoi les mauvais chiffres sur la confiance sont si préoccupants : c’est le leadership politique qui ne convainc pas.
Augmentation insincérité de janvier à avril
Crise d’honnêteté et crise d’efficacité : les deux dimensions essentielles qui fondent la confiance dans l’État se fissurent, pour ne pas dire plus. Face à un choc qui l’ébranle profondément, ce qui se produit avec la pandémie de coronavirus, la société a besoin d’une réponse coordonnée. Il est vrai que, dans le modèle français, celle-ci échoit traditionnellement au président de la République. Et si la société avait changé la manière dont elle juge qu’un leader est « bon » ? Le rôle grandiloquent de timonier qu’a endossé Emmanuel Macron au son des canons et de la Marseillaise lors de sa première allocution, le 16 mars 2020, se plaçant en surplomb d’une société qui voit de moins en moins en lui un sauveur, ne nous emmène-t-il pas vers une crise plus profonde encore ? Il en a certes corrigé certains aspects dans sa seconde allocution, le 13 avril, mais sans réinventer la forme générale de la communication. Cette approche fait sourire nos voisins suisses, ainsi que le note avec humour Antonio Hodgers, le président du conseil d’État du canton de Genève qui écrit : « En France, il est normal et attendu qu’en temps de crise le président de la République s’adresse à la Nation à travers une allocution où, sur fond de Marseillaise, le chef d’État prononce son message en regardant ses compatriotes dans les yeux. […] A caché certaines informations (1 et 2 avril)

[…] Le gouvernement suisse, quant à lui, met en avant le consensus et organise des conférences de presse en présence de tous les ministres concernés par la thématique, où les journalistes peuvent poser d’innombrables questions. En toute simplicité, sans décorum particulier[9]. » De son côté, le président allemand Frank- Walter Steinmeier, dans une rare prise de parole, prend aussi le contre-pied d’Emmanuel Macron : « Non, cette pandémie n’est pas une guerre. Les nations ne s’opposent pas à d’autres nations, les soldats à d’autres soldats. C’est un test de notre humanité[10]. »
Le plus délicat est, peut-être, devant nous. Je vois un premier risque : que le gouvernement ne puisse pas coordonner efficacement la réponse à l’épidémie du fait de son insuffisante légitimité. À l’échelle du pays, il a besoin du consentement de la population pour réussir sa mission de coordination de la réponse à l’épidémie. Et, pour cela, il lui faut rassurer. C’est ce que nous ont appris les études sur les facteurs de préoccupation face à la criminalité : son élévation découle de la baisse de confiance dans un garant (la police, en l’espèce) et non de l’augmentation de l’exposition au risque[11].
Mais je vois aussi un second risque : le déficit de confiance pourrait engendrer une désobéissance, plus ou moins civile, ce qui risquerait d’entraîner ce gouvernement vers des choix plus autoritaires. Puisque les sujets ne comprennent pas leur intérêt, on va, pour leur bien, devoir le leur dicter. Il y a là un danger d’enclenchement d’un cercle vicieux : le gouvernement réduit les libertés et assortit cela de sanctions parce qu’il ne fait pas confiance aux citoyens, et, plus la confiance dans le gouvernement recule chez les citoyens, plus le pouvoir est entraîné dans une spirale autoritaire. Moins un gouvernement dispose de confiance comme substrat à sa légitimité, plus il est prompt à envoyer la police s’il croit percevoir d’apparents signes de rébellion, voire d’insurrection. C’est le syndrome que nous avons déjà observé durant les mobilisations des Gilets Jaunes : en réponse à la colère que provoque la paupérisation des couches moyennes inférieures, le gouvernement a sorti les blindés à roues de la gendarmerie, tiré plus de cartouches de LBD et de grenades et mobilisé plus de policiers et de gendarmes que jamais contre d’autres contestations. La prophétie est autoréalisatrice : en envoyant autant de forces dans les rues de Paris, on donne l’image d’une ville et d’une partie du pays en proie à un soulèvement, et la violence policière attise les ressentiments[12].
[9] Le 16 avril, publié en ligne https://www.heidi.news/articles/idees
[10] https://www.i24news.tv/fr/actu/international/europe/1586618943-la-pandemie-n-est-pas-une-guerre-mais-un-
test-d-humanite-president-allemand
[11] Skogan, W. G. (2009), « Concern About Crime and Confidence in the Police: Reassurance or
Accountability? », Police Quarterly, 12(3), 301–318.
[12] Yara Mahfud et Jaïs Adam-Troian, « “Macron démission ! ”: Loss of significance generates violent extremism
for the Yellow Vests through feelings of anomia », Group Processes & Intergroup Relations, 22 novembre 2019

CONFINEMENT ET MAINTIEN DE L’ORDRE
Le recours ample à la police dans le cadre de la politique de réduction de la pandémie a de quoi surprendre et constitue un problème de taille, à plusieurs titres. On peut s’interroger sur son intérêt étant donné la discipline manifeste dont les citoyens des pays occidentaux ont fait preuve. Il faut se souvenir que les élections municipales sont organisées le dimanche 15 mars, que le confinement est annoncé le 16 au soir et qu’il prend effet le 17 à midi. Le président de la République, en visite à l’institut Pasteur le 19 mars, déplore que les règles ne soient pas « parfaitement respectées », et, dans sa roue, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, traite certains de ses concitoyens d’imbéciles : « Il y a des gens qui pensent qu’ils sont des héros modernes à enfreindre la règle alors même qu’ils sont des imbéciles[13]. » Le gouvernement a mis plus d’un mois à prendre conscience du risque et il demande aux citoyens de changer tous leurs comportements, littéralement du jour au lendemain, en les sermonnant. Pourtant, les Français, d’après le rapport de Google sur la mobilité dans 131 pays, l’ont fait de manière appliquée[14]. Par rapport au 18 février, le 19 mars, les activités de récréation et d’achat ont diminué de 88 % et l’usage des parcs de 82 %. C’est mieux que les Britanniques, par exemple, supposés être dotés d’un grand sens civique, sans doute parce qu’ils ont été incités à le faire plus tardivement. La tentation disciplinaire est pourtant présente au gouvernement, et l’on peut compter sur certains pour l’y pousser : un syndicat de police a déjà appelé de ses vœux le recours à l’armée dans les banlieues.
Selon Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat Unité SGP Police FO, « dans les banlieues et les quartiers difficiles, et pas que dans la banlieue parisienne, […] on aura besoin de l’armée[15] ». Dans une veine moins radicale, le 22 mars dernier, le maire de Nice a instauré un couvre-feu assorti d’amendes. Il a été suivi par dix autres maires de son département. Il a désormais durci le couvre-feu pour neufs quartiers de sa commune, les plus défavorisés[16]. Cette approche des relations avec les citoyens est connue, elle n’en reste pas moins dommageable. Au plan de la santé publique, la multiplication des contrôles en face à face sans possibilité pour les citoyens de se protéger d’une contamination par les policiers (qui est avérée) devrait en toute logique avoir contribué à la diffusion du virus (à moins de supposer que le contrôle fait au nom de la loi perde sa contagiosité…). Réciproquement, du côté policier, les organisations syndicales se sont émues des risques, tout aussi probables, que les agents prenaient sur le terrain lors de ces contrôles.
[13] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-christophe-castaner-qualifie-d-imbeciles- les-personnes-qui-ne-respectent-pas-les-regles-du-confinement_3874517.html
[14] https://www.google.com/covid19/mobility/
[15] Le 27 mars sur la radio RMC, https://rmc.bfmtv.com/emission/il-nous-faudra-l-armee-en-support-sur-rmc-l-
appel-du-syndicat-unite-sgp-police-fo-en-plein-confinement-1883245.html
[16] https://www.liberation.fr/france/2020/04/19/nice-la-ldh-denonce-le-couvre-feu-des-quartiers-populaires-decrete- par-estrosi_1785720

En effet, les masques manquaient de part et d’autre, et l’on sait que de nombreux policiers ont été confinés, tandis que, au 31 mars, le ministère de l’Intérieur annonçait avoir commandé un million de masques supplémentaires pour les forces de l’ordre, tout en précisant qu’ils n’étaient pas encore disponibles[17]. Des agents ont donc bien travaillé au contact du public en étant infectés, et donc potentiellement sources de contamination, sans qu’aucune estimation de ce phénomène ait, à notre connaissance, été intégrée dans les modèles épidémiologiques. Or, les contrôles sont très nombreux, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur publiés par Le Figaro : plus de 11 millions au 16 avril, chiffre qui ne repose d’ailleurs sur aucun système d’enregistrement automatisé et pour lequel il serait utile d’avoir des précisions concernant le mode de comptage. Le nombre de sanctions, recensé par l’outil PVE (procès-verbal électronique), a progressé vivement (voir figure n° 2) et rapporté à l’État plus de 95 millions d’euros, mais se révèle très inégalement appliqué suivant les publics.
Au plan de la démocratie, ceci pose un autre problème. On peut s’accorder sur le fait que l’égalité des droits est la condition implicite de toutes les conceptions modernes de la justice[18], et, j’ajouterais, de l’acceptabilité des limites imposées aux libertés. La concentration des contrôles sur les segments défavorisés de la population, alors que les difficultés à rester confinés pèsent sur tous, ont été illustrées par l’inégalité devant la répartition des contrôles. À partir des informations obtenues par Le Parisien, on peut estimer la façon dont ont été traitées les banlieues : sachant que la Seine-Saint-Denis a une population de 1,65 million d’habitants en 2019 et que la France en compte 67 millions, on peut en déduire que le poids de ce département représente 2,46 % de la population française. Or, les sanctions représentent ici 10 % du total distribué, soit 4 fois plus[19]. C’est une disproportion énorme. Et, rapportée au pouvoir d’achat des personnes verbalisées, elle serait probablement encore plus marquée compte tenu de la pauvreté du département en question. La discrétion dont jouissent les policiers pour sanctionner est large et permet les discriminations en l’absence de recensements des actions des agents et de contrôles externes satisfaisants.
[17] En effet, 10 000 policiers seraient confinés selon Christophe Cornevin, Jean Chichizola et Jean-Marc Leclerc, Le Figaro du 24 mars 2020, un chiffre qui n’est pas confirmé officiellement. On retrouve ce chiffre chez Nicolas Chapuis dans Le Monde du 31 mars, qui ajoute que 300 agents seraient contaminés.
[18] C’est la position de philosophes politiques comme R. Dworkin ou W. Kymlicka, voir un résumé https://www.scienceshumaines.com/les-theories-de-la-justice_fr_11138.html
[19] Selon Nathalie Revenu, Le Parisien du 19 mars « 10 % des amendes dressées dans le pays mercredi l’ont été en Seine-Saint-Denis ».

L’épisode du refus de laisser les policiers procéder au contrôle de catholiques rassemblés pour une messe par le préfet de Police de Paris est un autre exemple patent du caractère discrétionnaire de l’action policière[20]. On ne dispose pas de bilan d’ensemble, mais la presse a déjà recueilli des plaintes pour des brutalités[21] exercées contre des citoyens. On y ajoutera les atteintes à la dignité, l’une des plus manifestes étant le fait d’un gendarme qui empêche un fils de rejoindre son père, mourant, dans un hôpital. Le fait que les policiers jugent désormais de la pertinence des courses que l’on peut faire dans un établissement que le gouvernement a autorisé à ouvrir participe de ce mouvement[22]. À Calais, des associations se plaignent d’être empêchées d’aider les populations vulnérables, selon RFI[23]. Des contrôles de police « dégénèrent en violences policières[24] ». La défiance vis-à-vis de la police et les suspicions d’un mauvais usage de la force ont augmenté pendant le mouvement des Gilets Jaunes, et, plusieurs mois après la fin de cet épisode, ses conséquences restent présentes. En effet, suivant les études publiées par BVA, Elabe et Odoxa[25], l’idée que la police fait un usage excessif de la force a doublé de fréquence (passant de 21 % à 45 % de juin 2016 à janvier 2020). Par rapport à un point de référence situé avant la crise sanitaire, la confiance dans la police a perdu 15 points suivant l’institut IPSOS (entre 2017 et 2019, à 70 %), et 12 points d’après le CEVIPOF (entre 2017 et février 2020, à 68 %). Le dernier sondage réalisé du 2 au 7 avril, au sommet de l’épidémie du coronavirus, ne montre pas de remontée significative statistiquement (68 %)[26]. De surcroît, le fait que des interventions de contrôle des gestes de la vie quotidienne (achats, petits déplacements, visiter un malade) soient confiées à la police durant une pandémie est, en lui-même, préoccupant. Il peut renforcer de mauvaises habitudes policières vis-à-vis « des publics de banlieue », pour le dire vite, et risque de contribuer à la colère et donc, si l’on se fie aux travaux antérieurs[27], de se défier des messages gouvernementaux.
[20] Aziz Zemouri, « Messe clandestine à Paris : les policiers priés de repartir », Le Point, le 15/04/2020.
[21] Par exemple, écouter France Inter https://www.franceinter.fr/confinement-plusieurs-personnes-affirment-
avoir-ete-brutalisees-et-insultees-lors-de-controles-de-police
[22] Anaïs Condomines, Libération, « Achats de première nécessité : les forces de l’ordre ont-elles le droit de contrôler nos courses ? ». (https://www.liberation.fr/auteur/20052-anais-condomines) 25 mars 2020
[23] http://www.rfi.fr/fr/france/20200410-coronavirus-à-calais-les-associations-empêchées-daider-le-public- vulnérable
[24] France info https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/plus-le-confinement-va-durer-plus-les- tensions-vont-augmenter-quand-des-controles-d-attestations-degenerent-en-violences-policieres_3896479.html
[25] Roché S. (2020) « Les violences policières en France », Esprit, article en ligne, janvier, https://esprit.presse.fr/actualites/sebastian-roche/les-violences-policieres-en-france-42562
[26] Sondages pour le CEVIPOF, vague 11bis du Baromètre de la confiance politique, avril 2020.
[27] Roché S. (2016), De la police en démocratie, Paris, Grasset ; de Maillard J. (2019), « Les contrôles d’identité́, entre politiques policières, pratiques professionnelles et effets sociaux. Un état critique des
connaissances », Champ Pénal, 16 : 1-27.

Plus largement, le gouvernement n’a pas brillé par l’importance accordée à la protection de la liberté depuis qu’Emmanuel Macron a gagné l’élection présidentielle : il a fait entrer certaines dispositions des lois sur l’état d’urgence dans la loi ordinaire, usé d’une violence policière rarement vue contre les Gilets Jaunes et, le 22 mars, obtenu le blanc-seing de l’Assemblée nationale afin de pouvoir se passer d’elle pour suspendre le processus qui permet d’interroger la constitutionalité des lois (QPC). Dans le même temps, la ministre de la Justice a décidé, le 3 avril, la prolongation de plein droit et sans débat des détentions provisoires. Louis Boré, président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation s’en est ému dans ces termes : « C’est la première fois depuis la loi des suspects de 1793 que l’on ordonne que des gens restent en prison sans l’intervention d’un juge[29]. »
[29] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/04/coronavirus-le-conseil-d-etat-valide-la-prolongation-de-la- detention-provisoire-sans-juge_6035548_3224.html

CONSENTIR À LA CONTRAINTE
Dans le cadre de la gestion de la pandémie pour les mois qui viennent, il faut le redire, le problème majeur que rencontre la solution qui fixe des contraintes lourdes, un mélange d’interdictions et d’obligations, est celui de son acceptabilité sociale dans la durée et donc de la confiance qu’elle suppose. Il y a lieu de s’interroger sur la gestion des contraintes. Sans confondre la Chine et la France, elles sont nombreuses chez nous : verrouillage des frontières, confinement des individus, surveillance accrue par la police et peut-être, demain, par des applications. Sans faire de procès d’intention au gouvernement sur ce point, notons que les enregistrements des gestes et des déplacements des citoyens en vue de contrôles, même différés, seront consultables, et que la protection des données collectées pose de réels problèmes. On a vu que les citoyens acceptaient bien les contraintes prises une à une, mais, de manière intéressante, lorsqu’on regarde quelle proportion des Français les acceptent toutes, le pourcentage s’effondre[30]. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un bouquet de prescriptions et de proscriptions. La principale limitation porte sur la liberté fondamentale, celle d’aller et venir, qui est probablement évaluée avant tout comme une entrave pratique. Les obligations de travailler sans protection sont une autre contrainte : pour les policiers, elles avaient donné l’occasion à certains syndicats de demander l’arrêt du travail ; pour la reprise de la scolarité en primaire et au collège par les enseignants à compter du 11 mai, son annonce a d’ores et déjà provoqué des déclarations de refus de la part de certaines organisations professionnelles. Pour Francette Popineau, secrétaire générale du Snuipp-FSU, premier syndicat du primaire, « cette annonce n’est pas du tout sérieuse ». Et il en va de même pour Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, première fédération syndicale de l’éducation[31].
Alors, comment regagner la confiance ? D’abord, une contrainte est d’autant mieux acceptée qu’elle est précise et bien encadrée par des protections. Il me paraîtrait avisé, dans cet esprit, de garantir le fonctionnement des institutions plutôt que de le contourner. Emmanuel Macron a voulu un régime d’exception sanitaire qui prévoit des mesures limitant la liberté d’aller et venir, de se réunir et d’entreprendre, dans un texte sur le modèle de l’état d’urgence, voté par le Parlement le dimanche 22 mars.
[30] Les citoyens acceptent jusqu’à un certain point les contraintes selon l’étude Harris Interactive du 3-7 avril 2002 : si les contraintes sont toutes acceptées à plus de 60 %, seuls 19 % des Français se déclarent favorables à l’ensemble des mesures.
[31] https://www.huffingtonpost.fr/entry/rouvrir-les-ecoles-a-partir-du-11-mai-cest-tout-sauf- serieux_fr_5e94c635c5b6a50d4ae6fb4e

Le point essentiel est que le mode de gouvernement ne suscite pas l’adhésion : ni la métaphore de la guerre ni sa détermination à imposer des mesures radicales n’ont convaincu, en dépit du soutien de la population à la plupart de ces mesures prises séparément, comme on l’a vu. Il ne fait pas de doute que le gouvernement en France est dans une position moins favorable que ceux de l’Allemagne et du Royaume-Uni : selon une enquête internationale datant du mois d’avril, les Français sont plus de deux fois plus insatisfaits non seulement que les Allemands, mais aussi que les Britanniques (voir figure 3, à droite). Les raisons de ces écarts ne sont pas encore élucidées et ne semblent pas explicables uniquement par la gestion sanitaire.
Graphique n°3 –
Je n’ai pas d’interprétation complète à proposer à ce stade. Je note cependant que les deux pays n’ont pas mis en scène la dramaturgie de la crise de la même manière : le rôle du chef, de la solidarité et de la sanction. En Allemagne, Angela Merkel n’a pas décidé de recourir à une forme d’état d’urgence alors que la loi fondamentale allemande l’y autorisait. Elle a été particulièrement attentive à ne pas bousculer les pouvoirs des Länder.

Au Royaume-Uni, le gouvernement a été tout aussi, sinon plus, indécis sur la marche à suivre que la France. Il a fini par restreindre les mouvements le 23 mars, sous la forme de recommandations qui se durciront, et le Parlement votera une loi permettant à la police d’infliger une amende de 37 livres aux contrevenants. Mais, dans le même temps, après qu’un agent a menacé un citoyen qui déposait de la nourriture chez sa mère, la police a ouvert, dans la foulée, une enquête et s’est excusée publiquement[32]. Le 9 avril, dans une interview à la radio, la Home Secretary Priti Patel a vertement critiqué les policiers « trop zélés » qui avaient vérifié si les biens achetés étaient de première nécessité ou qui avaient mis en place des contrôles sur la route pour vérifier les déplacements en voiture sur de longues distances[33]. Quand, pour la dernière fois, cela est-il arrivé en France ? Et si ces gouvernements voisins étaient plus aptes à donner aux citoyens des garanties, le sentiment qu’ils respectent les institutions, et que tout n’est pas permis à l’exécutif et à ses administrations ?
Il ne faudrait pas mettre entre parenthèses l’esprit démocratique des lois, fût-ce en raison de la crise. On ne connaît pas encore les outils de surveillance qui seront déployés. Le Défenseur des droits rappelait, le 30 mars dernier, s’agissant de la mise au point d’une application qui géolocaliserait chacun d’entre nous, la nécessité que les particuliers consentent à l’usage de leurs données personnelles : la garantie de la vie privée et celle du secret médical sont engagées[34]. Les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth ont, avec justesse, rappelé que c’est en situation d’exception qu’on doit pouvoir compter sur les institutions et remarqué que le Conseil d’État, qui est l’organe que l’on saisit en urgence si l’on estime qu’une décision de l’administration met en péril une liberté fondamentale, « se dévitalise alors qu’il devrait être l’ultime bastion des libertés ». En mettant en avant son incompétence en matière d’examen de la proportionnalité des décisions prises avec les fins poursuivies dans le champ de la santé publique, il entérine des dispositions voulues par le gouvernement sans même organiser de débat lorsqu’elles sont contestées[35]. Toutes ces inquiétudes et mises en garde témoignent d’une certaine nervosité quant au respect de l’État de droit, d’une part, et à la protection des libertés, d’autre part. Il faudrait veiller à garantir les recours contre l’administration, la proportionnalité des mesures au danger et également leur caractère borné dans le temps. Sans oublier un engagement sur le retour complet à la situation légale qui précède la déclaration d’une exception.
[32] https://www.thetimes.co.uk/article/uk-lockdown-manchester-police-apologise-after-man-is-threatened-with- pepper-spray-2jk3xr25w
[33] https://www.dailymail.co.uk/news/article-8203631/Police-call-powers-fine-people-driving-second-homes.html
[34] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/03/30/surveillance-numerique-contre-le-coronavirus-jacques- toubon-s-inquiete-de-possibles-derives_6034950_4408996.html
[35] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/12/le-conseil-d-etat-se-devitalise-alors-qu-il-devrait-etre-l-ultime- bastion-des-libertes_6036386_3232.html

Si la suspension des libertés est nécessaire, il lui faut un encadrement. On a besoin de plus de Parlement, pas de moins : si le gouvernement peut se passer de lui pour légiférer dans une situation bien particulière, au moins serait-il bon qu’il remplisse sa fonction de contrôle des politiques mises en œuvre, et même qu’il la développe en raison de ces circonstances exceptionnelles. L’action du gouvernement est-elle efficace et légale ? Quelles sont les vérifications qui sont faites sur l’usage des contrôles par la police ? Sur l’égalité de l’accès aux soins, en particulier pour les publics fragiles ? On a besoin de plus de contrôle par la société civile, pas de moins. Les associations s’avèrent capables de soutenir les plus démunis dans les zones péri-urbaines, par exemple, où les besoins sont immenses. Or je suis frappé par la faible mise en avant par le gouvernement de la nécessité d’engager un dialogue avec les associations concernant à la fois les libertés et l’action publique locale.
Ensuite, une contrainte est d’autant mieux acceptée que les responsables politiques sont crédibles. Par exemple, en étudiant les opinons par rapport au traçage des téléphones portables, des politologues ont montré que l’adhésion aux mesures qui pourraient porter atteinte aux libertés se réduit d’autant plus que les citoyens n’ont pas confiance dans le gouvernement, qu’ils le soupçonnent de ne pas être transparent et de leur cacher des informations[36]. Or, le déficit de confiance est patent. En termes comparatifs, les mécontentements vont croître en France alors que c’est le contraire chez nos deux grands voisins : leurs gouvernements vont même se régénérer devant leur opinion publique au fur et à mesure que la crise s’aggrave (cf. graphique n° 4). Entre le 19-21 mars et le 9-13 avril, ils progressent nettement (plus 9 points ou 15 % en Allemagne, plus 13 points et 23 % au Royaume-Uni), et en France il régresse énormément (moins 18 points ou 29 %). Peut-être la défiance s’est-elle accrue en raison du manque de cohérence des déclarations officielles[37] sur l’absence de pénurie, puis l’absence d’utilité des masques, l’exemple le plus manifeste qui a permis à l’idée d’une dissimulation volontaire des informations de gagner du terrain. L’expression publique, dans un moment de transparence inattendu, de ses regrets par Agnès Buzyn quant à la gestion de l’épidémie et le choix de maintenir le premier tour des élections municipales (« On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade »), a été un moment fort[38].
[36] Brouard S., Foucault M., et Kerrouche E., « Pandémie : attitudes sur les mesures limitant les libertés publiques », Note Attitudes on COVID-19 – A comparative study, Sciences Po CEVIPOF, note 6, avril 2020, 6 p.
[37] Pour une première chronologie des réponses publiques, voir Pascal Marichalar (25 mars 2020), « Savoir et prévoir. Première chronologie de l’émergence du Covid-19 », Dossier : Les visages de la pandémie, La vie des Idées.
[38] Ariane Chemin, Le Monde, 17 mars, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/17/entre-campagne- municipale-et-crise-du-coronavirus-le-chemin-de-croix-d-agnes-buzyn_6033395_823448.html

Dans un contexte où les directives gouvernementales manquent de clarté sur la bonne façon de sortir de la crise et où l’application des contrôles policiers est source de tensions, les responsables politiques nationaux n’auraient-ils pas intérêt à adopter un profil bas[39] ?
Graphique n° 4 –
Pourquoi ne pas se reposer davantage sur ceux qui sont détenteurs de cette confiance ? Philippe Sansonetti, professeur au Collège de France, a déjà souligné le besoin d’élargir la base de la mobilisation pour réussir le déconfinement[41]. Concernant la confiance, ceux auxquels les Français en accordent le plus sont les maires, plus accessibles, personnellement connus et partageant le sort des citoyens, comme le mesurent régulièrement les enquêtes du CEVIPOF (voir graphique n° 3). Ils pourraient prendre une place plus marquée, voire prépondérante, dans la communication politique, certains aspects des politiques de prévention en matière sanitaire, et dans la coordination de la société civile, au sein de leur municipalité. Il faut créer du lien et de l’action à partir des initiatives locales : la confiance se construit dans les interactions de proximité, les réseaux, les formes de réciprocité, comme l’a suggéré la théorie du « capital social[42] ».
[39] En quelque sorte à « ne pas trop la ramener » suivant la formule directe de Xavier Bertrand sur BFM TV le 12 avril.
[40] « Covid-19 : perceptions et comportements dans les pays du G7, vague 1 et vague 2 », enquête Kantar pour Le Figaro.
[41] Philippe Sansonetti (2020), « Sortie de confinement, ou la somme de tous les dangers Covid-19 : chronique d’une émergence annoncée », La Vie des Idées, https://laviedesidees.fr/Covid-19-chronique-d-une-emergence- annoncee.html
[42] Pour une introduction : Lallement, Michel. « 4. Capital social et théories sociologiques », Le capital social. Performance, équité et réciprocité, La Découverte, 2006, pp. 71-88.

Les polices municipales, si les agents étaient formés à la fois à comprendre les enjeux de santé et à les expliquer et si les maires ne voulaient pas en faire des « mini forces de l’ordre » mais bien des services de proximité, pourraient aussi contribuer à la pédagogie et à chercher non pas à verbaliser plus mais à expliquer mieux. Je pense, par exemple, mais pas seulement, aux polices municipales de Grenoble ou de Paris. La consultation plus intense des élus locaux par le gouvernement central s’impose pour rechercher une confiance politique en vue de l’après-11 mai, dans un format qui ne serait pas celui d’une conférence du chef de l’État mais bien d’un dialogue. Ensuite, on pourrait mobiliser ceux qui bénéficient d’un réel crédit d’opinion. Les médecins hospitaliers sont déjà largement sur les écrans, bien sûr, surtout les patrons de services et les « stars », et il ne faut évidemment pas naïvement opposer le monde de la politique qui divise, et celui des « bons » médecins qui rassembleraient : la santé est un champ de pouvoir et de luttes intenses, elle aussi. La rivalité entre personnalités médicales n’est d’ailleurs pas une nouveauté, l’une des plus connues est celle qui opposa le Français Pasteur à l’Allemand Koch[43]. Aujourd’hui, le Pr Éric Raoult est engagé dans une bataille médiatique autour d’une molécule dont il affirme qu’elle pourrait traiter les patients du Covid-19, tandis que le Pr Montagnier, prix Nobel de médecine et codécouvreur du virus du sida, se fait l’avocat de la thèse d’une fabrication dudit virus en laboratoire.
Mais il reste que les Français ont confiance dans les médecins (cf. figure n° 3), probablement du fait des soins qu’eux-mêmes ou leurs proches ont reçus par le passé et plus encore aujourd’hui. Il s’agit principalement des praticiens anonymes et non des ténors des plateaux, et d’un effet systémique de production de la confiance. C’est à eux que je pense ici : aux médecins de ville, aux pharmaciens, aux soignants du quotidien. Ils pourraient être mobilisés pour s’assurer que les messages de santé publique complexes soient relayés, mais surtout compris par tous, et qu’ils puissent, du fait d’un lien affectif et vécu, ne pas être rejetés au motif qu’ils sont émis par des autorités politiques jugées lointaines. Il se trouve que ces praticiens sont, paradoxalement au moment où le système de santé est sous pression, sous-utilisés. Nicolas Revel, directeur général de la CNAM, auditionné par la commission des affaires sociales du Sénat, indiquait que, sur les trois dernières semaines, leur activité est en retrait de 40 % pour les médecins généralistes et de 50 % pour les autres médecins spécialistes[44]. Leur proximité et la longueur des relations entretenues avec le public en font les agents d’une confiance retrouvée. C’est d’adhésion et non de peur que nous avons besoin.
[43] Annick Perrot (2014), Un duel de géants dans le monde des microbes, Paris, Odile Jacob.
[44] https://www.ladepeche.fr/2020/04/16/covid-19-les-consultations-en-baisse-de-44-chez-les-medecins-
generalistes,8849578.php

Enfin, une contrainte est d’autant mieux acceptée qu’elle est perçue comme justement répartie. La justice est une condition de l’efficacité. Or la justice ne peut pas s’évaluer indépendamment des conséquences sur la vie des personnes. Quelle est donc cette éthique de gouvernement qui s’interroge si peu sur les conséquences de ces décisions et contraintes sur les différents types de citoyens ? Ne sont guère pris en compte les groupes marginalisés, les inégalités socio- économiques. L’effort et la souffrance liés au confinement ne sont pas les mêmes suivant les ressources ou encore le type de logement. Il se pose à l’évidence, eu égard aux effets économiques du confinement et des obligations d’exposition au virus, un problème d’organisation de la solidarité par le gouvernement, entre ceux qui sont le plus exposés et ceux qui le sont moins, ceux qui peuvent continuer à travailler et ceux qui ne le peuvent pas, entre les territoires des zones les plus affectées, les grandes métropoles. De même, une application des sanctions qui tient compte de la capacité réelle des « amortisseurs » dont disposent les populations est nécessaire : « Rappelons que 135 euros d’amende représentent 25% d’un RSA », font observer les représentants de La Commission nationale consultative des droits de l’homme[45].
Les sociétés ne fonctionnent harmonieusement qu’avec la confiance et par la confiance. Un État opérant la présuppose aussi. Une réponse efficace à la pandémie l’exige. Un chef de guerre peut-il déclarer la mobilisation sur un mode martial et demander aux Français de rester chez eux ? Il ne faudrait pas que tout cela ressemble à une démobilisation générale, fût-elle bien policée. L’obéissance obtenue par la contrainte d’État ne vaut pas consentement, et ce dernier va devenir de plus en plus nécessaire pour réaliser le déconfinement : il reposera avant tout sur l’autocontrainte, l’obéissance volontaire à des règles jugées bonnes et à des gouvernements jugés fiables. Mais qui pourrait confier l’organisation de sa vie à un gouvernement qu’il ne juge pas suffisamment honnête ? Si les citoyens ne croient pas en ceux qui édictent les contraintes en leur nom, ils seront réticents à les accepter. Il est urgent de placer la confiance là où elle doit se trouver : au cœur des relations qui unissent une collectivité politique. Un État plus modeste, plus solidaire et plus local mais aussi qui respecte et mobilise les citoyens est seul susceptible d’impulser plus de confiance et de nous aider à réduire le choc que nous vivons et à en sortir durablement.
[45] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/17/l-etat-d-urgence-sanitaire-ne-justifie-pas-une-telle- disproportion-dans-l-atteinte-a-certains-droits_6036962_3224.html#xtor=AL-32280270
Terra Nova

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