10 avril 2020.
Covid-19 : la mélancolie de Donald Trump
« Ce pays n’a pas été construit pour être fermé…Vous pouvez tuer une société avec ça », disait Donald Trump il y a quelques jours. La vague monstrueuse de chômage qui s’abat sur le monde, et dont il faudra sans doute des années pour réparer les dommages, donne un sens concret à ces propos. Mais il y a plus, on le sent bien. L’Amérique a été construite pour travailler, bâtir, aller de l’avant, créer du progrès et de la richesse, chercher le bonheur.
En 240 ans, de 1780 à 2020, la population du pays a été multipliée par 75 – il n’existe évidemment aucun exemple comparable dans l’histoire, aucun autre sur quelque continent que ce soit, et sans doute n’en verra-t-on plus jamais l’équivalent. La Révolution industrielle, agricole, sanitaire et médicale a doublé le nombre des hommes au XIXe siècle, presque quadruplé au XXe siècle…
Mais la croissance démographique mondiale ne devrait pas même atteindre 40% entre 2020 et 2100. Entre 2050 et 2100, elle se limitera en moyenne à 0,2% par an, nettement moins que la France d’aujourd’hui. Et surtout, la quasi-totalité de l’augmentation du nombre des humains (87%) reviendra aux « seniors » (de plus de 60 ans). En pourcentage de la population mondiale, ils sont aujourd’hui trois fois moins nombreux que les ‘jeunes’ (de moins de 25 ans) : 13,5% contre 41%. En 2100, les deux groupes s’équilibreront : 29,5% pour les jeunes, 28,2% pour les seniors. En bref, la croissance démographique culminera vraiment vers 2050. Dans la deuxième moitié de ce siècle, c’est le vieillissement qui prolongera pour un temps sa courbe. Au-delà de 2100, la population mondiale commencera à diminuer.
L’économie épouse ce mouvement déclinant. Au moment où la crise du coronavirus nous a frappés, le taux de croissance était sur le point de passer en dessous de 1% en zone euro, de 2,5% aux USA, de 6% en Chine. L’Inde, l’Asie du sud et l’Afrique restent les dernières grandes régions dont on puisse attendre, pour quelques dizaines d’années, une économie en net essor. Mais globalement, les « Deux-Cents Glorieuses », entre les débuts de la modernité, voici deux siècles, et nos jours, sont terminées.
Donald Trump a déclaré mercredi 26 février que les Etats-Unis étaient les mieux préparés à la gestion d’une épidémie, et donc à celle du coronavirus actuellement. DR.
Le Covid-19, qui emporte des dizaines de milliers de nos anciens, remue le couteau dans notre plaie : l’humanité vieillit, et nous menons contre la mort un combat que nous ne pouvons pas gagner à terme, à mesure que l’âge de nos populations s’élève – et il s’élèvera inéluctablement. On comprend l’incrédulité, la détresse même, des dirigeants de « pays neufs », comme le Brésil et les Etats-Unis, dont l’histoire tient toute entière dans ces Deux-Cents Glorieuses, et qui n’ont rien connu de la stagnation démographique et économique de l’essentiel des temps historiques. Les temps de repli qui s’ouvrent infligent un démenti douloureux à ces identités conquérantes. Ce n’est pas le Coronavirus que Trump et Bolsonaro nient ; c’est la vieillesse.
À l’autre extrémité de l’éventail politique, chez les plus attentifs aux problèmes écologiques, Jared Diamond et Nathan Wolfe demandent au gouvernement chinois de mettre fin au commerce des animaux sauvages ; et Ibrahim Thiaw demande le respect de la biodiversité, pour éviter le désastre (note). L’une et l’autre tribune ne plaident pas, comme le faisait jusqu’ici l’écologisme conquérant, pour la biodiversité, mais pour que l’homme se garde de la biodiversité. Des centaines de milliers d’espèces de virus encore inconnues, plusieurs millions d’espèces de bactéries peut-être, dont 10 000 à peine sont reconnues, débordent nos capacités de prévision et de prévention. Il nous faut reculer devant la vie, abandonner le terrain, construire des murs de défense, élever et contrôler tout ce que nous mangerons ou fréquenterons. La forêt amazonienne doit rester vierge, parce qu’elle est dangereuse.
C’est le début de la fin d’un monde, ce n’est pas la fin du monde. Mais il est vrai que ce rabougrissement nous place à la croisée des chemins politiques (note). La première voie est celle de l’empire, telle qu’on peut la déduire de la lecture d’Ibn Khaldûn (1332-1406), historien et penseur du temps de la peste des XIVe-XVe siècles, mais dont le raisonnement s’étend à toutes les sociétés étatisées depuis la formation des premiers empires. Il prend acte de la difficulté de mobiliser la richesse et de la faire croître dans des sociétés agraires de très faible expansion. Il faut donc provoquer artificiellement la concentration première du capital par un coup de force, l’impôt, qui est la tâche principale de l’État. Cette mobilisation forcée de la ressource ouvre la voie à des gains de productivité et à une spirale ascendante de prospérité. Mais la contrepartie en est le désarmement des populations, l’interdiction des solidarités et des résistances qui mettraient en cause la levée de l’impôt. Désarmement et réduction à l’individualisme des producteurs impliquent que l’État fasse appel à d’autres pour assurer les fonctions de violence qu’il interdit à ses sujets. Elles sont assurées par des tribus des marges de l’empire, les Germains par exemple dans l’empire romain finissant dont la « peste antonine » de 165 de notre ère (peut-être la première pandémie de variole) a brisé la lente croissante.
Cette solution a l’avantage d’étendre à l’envi la taille des entités politiques et économiques, puisque le consentement des populations n’est pas requis. Elle permet donc d’amortir les effets d’un appauvrissement global par des économies d’échelle, l’intensité des échanges et des synergies. Les libéraux et « mondialistes » d’aujourd’hui soulignent à juste titre ces avantages. Ils n’insistent guère en revanche sur l’indifférence de ce schéma politique à « ce que pensent les gens ». L’agacement devant la « montée des populismes », inexorable malgré tous les avertissements dont le bon peuple est pourtant nourri tous les jours, est le premier signe d’un questionnement profond sur la pertinence de la démocratie chez nos élites. Ajoutons qu’à terme, le système impérial est profondément anxiogène. La domination d’une soldatesque tribale et les constants besoins d’argent de l’État y généralisent les confiscations et découragent l’initiative. Les plus brillants vizirs abbassides finissent sous la torture, volés de ce qu’ils ont volé aux contribuables.
L’autre voie revient au contraire à privilégier l’approbation des peuples, quitte à accepter de moindres bénéfices de l’économie, à un moment pourtant où elle donne déjà des signes de faiblesse. Ce schéma privilégie les solidarités. Mais il implique des unités politiques beaucoup plus réduites que l’empire. Car les solidarités réelles, nous le voyons bien dans la crise du Covid-19, ont une extension limitée. La crise regroupe les familles, réveille les méfiances régionales, les oppositions nationales en Europe, entre le nord, l’est et le sud. En Espagne, durement touchée, les « Autonomies » préservent soigneusement leurs ressources au détriment de leurs voisines. En France, spontanément, Emmanuel Macron fait appel au sentiment national. Il est clair que c’est encore une de nos forces, et qu’il y aurait beaucoup de légèreté à la sacrifier à l’abstraction d’une « circulation universelle ».
Gabriel Martinez-Gros, professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’Université de Paris-X (site Herodote)
Publié ou mis à jour le : 2020-04-10 19:09:1