Le 16 octobre est une « Journée internationale d’action pour la souveraineté alimentaire des peuples contre les entreprises transnationales ». C’est une belle journée. Une journée au nom de la « souveraineté alimentaire ». Une journée contre la violation des « droits de l’homme » et l’expansion agressive des monstres de l’agroalimentaire. Une journée entière, pour rappeler que l’atmosphère se réchauffe, que la faim, la malnutrition et l’extrême pauvreté brûlent chaque jour davantage de vies.

En 2018, deux mois après cette journée, l’Assemblée générale des Nations Unies votait en faveur d’une « Déclaration sur les droits des paysans et autres personnes travaillant en zone rurale ». Peu de temps avant de déclarer la décennie 2019-2028 : « Décennie de l’agriculture familiale ». Ces  « avancées » dans le sens des gens de pays -reconnaissance d’un droit à la terre, à l’eau, à la biodiversité, aux graines, aux savoirs traditionnels, à la sécurité et la souveraineté alimentaire- ont été rendues possibles grâce à un grand mouvement international, reliant des millions de travailleurs et travailleuses de la terre, d’éleveurs et d’éleveuses, de pêcheurs et de pêcheuses, de ruraux et de jeunes du monde entier.

Humains de peuples et nations différentes, unis par une grande coalition de souveraineté avide de respect du droit d’accès à une nourriture saine, produite au plus près de soi, selon des méthodes respectueuses de l’Autre, de la Vie, de la Santé publique, de l’Ecologie et de l’Harmonie des cycles naturels. La « Déclaration sur les droits des paysans et autres personnes travaillant en zone rurale » a été adoptée par 121 voix pour, 8 votes contre et 54 abstentions.

C’est que lors des votes à échelle « internationale », se mettent en place des logiques qui montent de loin les corps et leurs impulsions électriques. Des logiques dont le sens de l’orientation ou le positionnement sur une rose des vents paraissent souvent incompréhensibles au commun des mortels. Des logiques cardinales et septentrionales, entrelacs d’intérêts géopolitiques, sociaux, culturels, économiques, et caetera. Des choses à la mesure de grandes superficies, qui donnent des longueurs et des largeurs inconsidérables, à des niveaux de décisions hors des regards ; des choses sans égard pour la profondeur ou l’épaisseur du monde.

Parmi les nations opposées à la « déclaration sur les droits paysans… », l’on trouve de grandes nations avec de grands États. Des nations unies depuis bon nombre de siècles autour d’un projet renommé « occident » ; projet de frontières et de mises à distances des autres. Les non-parties au rendez-vous, les soumis au cadre défini par les plus forts, généralement assemblés sur les doigts d’une main, comme un conseil de sécurité que l’on sert sans payer. Parmi ces grandes nations, ces grands États, parmi ces nations unies autour du projet, se dressent fièrement la France et les États-Unies. La patrie, « le lieu de proclamation des droits de l’homme qu’elle a proclamé en premier », et l’autre patrie, le lieu où siègent les Nations unies, sur un terrain de Manhattan offert par la famille Rockefeller, au bord de l’East River. Deux grands États-Nations assiégés de puissance, qui conforme le monde ou l’informe selon de grands intérêts et de grandes volontés. Non-lieux à poursuivre la voie de l’humain, patries de crimes en rafale contre la vie et sa cité, mais qui coulent dans nos crases et nos rêves.

Que vous soyez révoltés ou survoltés, que vous soyez tranquillement à la douce dans vos affaires personnelles, que vous soyez à la pointe de l’épée ou du combat pour telle ou telle cause, que vous soyez simple citoyen du monde, vous n’échapperez pas à ce siège de puissances extra ou intra territorialisées. Cela, dit-on, se  nomme « inter-dépendance », sorte de dépendance réciproque, chose qui se tient dans le domaine des autres, ainsi que sont les gens lorsqu’ils se lient de sentiment, de passion, de sang ou d’expériences intimes. Dépendus équivalents, suspendus d’altérité, dans des rapports de liaisons tournantes qui tantôt vont à l’équilibre, tantôt vont au déséquilibre, selon l’état des parties et des forces en présence.

Plus jeune, Prospère le cabri était un animal relié à sa mère et son berger. En étroite dépendance. Rapport à la géopolitique du lait, de l’herbe ou de l’eau nécessaire à son existence chabine. Tout un réseau de communication ruminante et de socialité énergétique faisait de lui un animal accessoire de puissances maternelles et bergères. Cependant que Prospère avançait dans la vie, avec la certitude d’être en réciprocité raisonnée d’affection et de destination, il était sûr d’avoir l’avenir ouvert devant ses pupilles rectangulaires et son cartilage creux sous un menton dressé. Certain de ses choix malins et ses gras estomacs, assuré d’escarpements et de murailles toujours bien maîtrisées. Prospère sautait les jours familiers comme d’autres sursautent les nuits. Bien dans sa chose et ses sabots, bien content d’être là.

Prospère, comme tous ses congénères, passa de vivance en lactescence, de crème en croûte morgée, de peau braisée voire marinée, en laine et toison isolante. Dans l’écheveau des inter-dépendances, il n’avait pu négocier qu’un laps de temps pour une chute lente, un glissement assuré, maîtrisé, dans une gueule d’univers. Un univers-cité. Espace et temps mêlés. Avouons que dans cette bouche béante, la mutualité dépendante est une relation ludo-poétique. Diglossique. Dyslogique. Il convient donc d’y mettre la foi nécessaire pour se convaincre d’être un joujou qui croit arriver les mains pleines au rendez-vous des lendemains ; avec une noble confiance en soi, dans sa force et dans son véritable caractère. Mais ce qui est trop haut pour soi, ce qui est haut en soi, dans le cadre d’une relation inégale et d’une poétique du jeu à somme nulle, ce qui est donc un gain pour l’un, demeure souvent pure perte pour l’autre, à l’horizon des évènements.

Ce qui est caye en bas, commandé, maîtrisé, dominé depuis la nuit des temps, n’équilibre que la vague en surface, déferlant sa puissance de vie dans l’écume et l’embrun. Sans force et sans moyen, corail blanchi, borné par des fortifications armées, creusé par égarement de soi dans le rêve des autres, sans cesse obligé de résister à tout va, à tout être, aux bombes nationales, aux missiles du global, aux sels et aux sucres roussis de flèches parlementaires. Alors parfois, vient le sentiment d’abandon. L’envie de se laisser aller au pouvoir. Au pouvoir et à la force qui emportent en disparition et désapparition. Boulé par lampées de violence précoce et fond, au ras de l’aboulie.  Laissant partir le lieu où s’encroûte la terre, pour suivre l’expansion froide de l’univers, cette force et ce pouvoir d’éloigner les étoiles petit à petit, à l’infini, dans l’absolu d’un rayonnement fossile. Cette faculté de disjoindre les volontés et les vouloirs, de les tourner spirales et labyrinthes, le temps de construire la nouvelle route et ses bornes frontières.

Avec son garde-frontière, ce garde-côte, ami des sociétés de l’ordre et du contrôle, frère de l’enfermement. Démoun prêt à vendre père et mère pour un sou et quelques paillettes au visage. Et sa face changeant à tous les étages, toutes les géographies, toutes côtées, tous les temps et milieux. Assurant la commodité et la sûreté pour le compte des puissances, avec des idées de bonne gouvernance, de bien commun, de valeurs et de devoirs moraux autrement supérieurs. Des idées de système ouvert et médiatique, des idées de marchés relationnels remplis de pots-de-vin, de fraude et d’extorsion, de grands concessionnaires et grands concussionnaires pliés dans le favoritisme, le détournement, la distorsion. Se laisser aller à ces gens tordus. A leur état général et leur transformation. A leur pouvoir et à leur force qui emportent, tellement qu’on en viendrait à se serrer dans les montagnes ou les nuages, en légitime défense, suffoqué par un monde glacé qui s’émeut dans la neige des Grisons. Un grand forum économisant le mensonge à la petite cuillère, dans lequel les puissances ultimes s’assemblent pour « promouvoir un changement positif du système à long terme par le dialogue public/privé des leaders mondiaux, afin d’améliorer l’état du monde ». Une conférence des parties inondées de pétrole et de puissance, encore et encore.

Le devenir comme être même du revenir… ne plus penser qu’à vivre. Avec assez d’avenir pour avoir la force et la puissance de penser et d’agir contre soi. Adam, à l’image de l’homme. Un homme tassé par l’illusion, jouant avec ses sens et son esprit pour demeurer solide, en chair et en os se tenant près de soi. La crase du sang pour faire pencher le mal. Pas perdre corps en prêtrise moralisatrice et délibération rhétorique. Dépersuadé, par le goût des poussières et des éclats d’enfance, qu’il faille pour tenir bon te mentir à toi-même, te bercer de mirages, ne pas souffrir des hontes bues, du mépris avalé, ne pas s’ombrer par toute une nuit sans fond. Faire peau neuve matin, midi et soir, au rendez-vous du boire et du manger, sur le deck ou dans la clim, sur la route carossée, à la sécu ou dans les galeries d’une ville à toi. Pour chaque idée nouvelle, filer une perle de compromission et son grain de tromperie, augmentant le volume d’un compte bancaire, les voyages en premières classes, les réseaux d’affaires ou les chambres cinq étoiles. Et tout voir déliter, sorti de toutes les couches où dorment les lendemains : couche sociale, couche démographique, couche écologique, couche économique, couche politique et couche durable. Sorti du territoire nutritif pour ne pas revenir dans la zone hypoxique où meurt l’animal colonial, dépendant organique ayant, pour fléchir et survivre, enfoui la colonie au plus profond de soi.

Perdre des joujoux par milliers, chaque année, vous rend plus difficile encore de connaître et distinguer enfer ou paradis. Cela permet au moins de pleurer en public, se donner bonne conscience du bon côté du vide,  d’avoir une raison de crier au fascisme, au génocide, au rassemblement ou au grand plan de sauvetage, sans avoir à se remettre en axe derrière son pupitre ou sa table d’écriture. Faire glisser sur la route de la folie les démissions relatives et opaques. Se démettre les os et les organes en accusant l’Autre de nous rentrer dedans. L’Autre et sa puissance d’impact, alitant des escarres tout le long de la route pour bien entrer dans l’histoire. L’Autre nourri au lait de pures contradictions. L’Autre qui professa ta servitude comme berceau de tes libertés, et ton éducation civilisée : nouvelle souveraineté de nouveau libre. L’Autre et son livre bleu de prises, d’engagements, d’investissements et d’accompagnement dans l’oubli, au rythme du blues.

Traçant la troisième voie du cinquième élément, faire accroire qu’un pays lève ses plans dans le fer, dans la communion à soumission variable, dans la distraction de soi, quand il ne s’agit au fond que de désirs agencés en personne : dormir le ventre plein, coco sans eau, et l’esprit sous tranquillisant.

Attendre… ne sachant que faire, que prêter attention aux choses et à leur masse-passé. Attendre… la sortie d’une route de folie, à l’abri sous les feuilles mortes d’un automne astronomique, à l’abri des images éparpillées dans les prairies environnantes, les semailles oubliées. Attendre… la coulée de lave dans les corps informels, dans les canaux diffus, dans les veines tumorales,  au cœur du grand forum de la violence politique mondiale, la terreur faite État. Attendre… dans le grand silence au-delà du son, prêtant attention au corps décomposé, encore rêvé, le mot de passe de la connivence et de la puissance.

Loran Kristian

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