Les pharmaciens sont en colère. Outre l’inflation et le projet de réforme du secteur, ils dénoncent la pénurie de médicaments. Une crise complexe, qui multiplie leur charge de travail, au détriment des patients.
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Pour la première fois depuis 10 ans, les pharmaciens français sont en grève ce jeudi 30 mai. Un mouvement qui s’annonce extrêmement suivi puisqu’entre 75 et 90% des officines sont fermées sur le territoire. Les causes de la protestation ? Les conditions d’exercice de la profession, notamment en termes de rémunération, mais aussi les pénuries de médicaments, dénoncées notamment par l’Union des Syndicats de Pharmaciens d’Officine (USPO) et la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF).
Selon l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM), les pénuries de médicaments sont en effet en hausse depuis plusieurs années. Entre 2021 et 2023, les pénuries de médicaments ont doublé en France, et près de 5 000 ruptures de stock ont été signalées l’an dernier par l’Agence. Et la tendance n’est pas prête de s’inverser : “le premier trimestre 2024 a été extrêmement mauvais”, analyse Frédéric Bizard, économiste spécialiste de la santé et président de l’Institut Santé, sur France 2, avant d’ajouter : “on pense que ça va s’aggraver”.
Pénuries de médicaments : une crise multifactorielle
Or pour les pharmaciens, la pénurie de médicaments est un défi complexe. “Quand il y a des pénuries, c’est aux pharmaciens de gérer le stress du patient, il doit trouver chez les collègues les stocks, c’est beaucoup de temps et de stress à gérer”, explique l’économiste. Une difficulté qui s’ajoute à celles que vivent déjà les officines, liées notamment à la hausse des coûts provoquée par l’inflation. Face à la crise, cela fait plusieurs années que l’Académie Nationale de Pharmacie répète qu’il faut “relocaliser la production des matières premières pharmaceutiques” et agir pour renforcer la souveraineté sanitaire française. En février 2024, le gouvernement avait d’ailleurs proposé une feuille de route sur le sujet. Parmi les pistes proposées : des actions pour “conserver la production de médicaments essentiels sur le territoire, et amplifier la dynamique de relocalisations”. Mais depuis, la profession est en attente. “Il n’y a pas vraiment de solution, ni de calendrier de sortie de crise pour le moment”, explique ainsi Pierre Olivier Variot, président de l’USPO, sur France Bleu.
Il faut dire que les pénuries actuelles sont le résultat d’une crise complexe et multifactorielle. En plus de l’inflation, des conflits géopolitiques, et des tensions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, qui perturbent la filière du médicament, il y a aussi des blocages structurels. D’abord, la concentration des usines de production de la filière, notamment en Asie. Pendant des années, les industriels du médicament ont délocalisé leurs profits dans cette région du monde, où les coûts de production et les salaires sont moins élevés, pour atteindre leurs objectifs de rentabilité. Résultat, la filière est aujourd’hui moins résiliente, et l’Europe s’est largement désindustrialisée dans le secteur pharmaceutique. Et pour l’heure, les mesures proposées par les pouvoirs publics français et européens n’ont pas réellement permis de faire revenir les industriels du secteur, qui tiennent à garder de faibles coûts de production.
“Priorisation des objectifs économiques face aux enjeux de santé publique”
Et puis, le monde consomme de plus en plus de médicaments, et les capacités de production de la filière n’ont pas suivi la hausse des besoins. C’est ce que rappelait en mai dernier à Novethic Thomas Borel, Directeur des Affaires Scientifiques et RSE au Leem, organisation professionnelle des entreprises du médicament : “pour répondre [à la crise], il faut construire de nouvelles lignes de production, mais cela prend du temps et nécessite des investissements importants.” Mais ces investissements, les laboratoires pharmaceutiques ne semblent pas toujours prêts à les faire. Les médicaments matures, moins rentables, sont en particulier boudés par les fabricants au profit de nouvelles molécules.
La filière pointe d’ailleurs depuis plusieurs années, notamment par la voie du Leem, les “prix trop bas” des médicaments en France, qui ne permettent pas de dégager des marges à la hauteur des attentes des industriels. En face, les pouvoirs publics qui voudraient faire baisser les dépenses publiques de santé, continuent quant à eux de réguler les prix à la baisse. Quête de rentabilité du secteur privé d’un côté, recherche d’austérité budgétaire publique de l’autre : voilà ce qui explique en grande partie les pénuries de médicaments. En 2018, le rapport sénatorial sur le sujet concluait déjà que “dans de nombreux cas de figure, les phénomènes de pénuries résultent d’une priorisation des objectifs économiques face aux enjeux de santé publique.” Six ans plus tard, les choses n’ont guère changé, et ce sont aujourd’hui les pharmaciens, en grève, et surtout les patients qui en subissent les premiers les conséquences.