Au moment où, en Martinique, l’on reparle de Frantz Fanon, Georges Aliker, ancien Président de l’AGEM, nous a fait parvenir ce texte et cette analyse, fine, signés de Raymond Relouzat et qui ont été publiés en 1962 dans l’organe de l’AGEM [Association Générale des Etudiants de la Martinique ], Matouba n°2 .
1962 ! C’est-à-dire dans cette période cruciale de notre vie politique [et de la vie politique et de prise de conscience de ces responsables du mouvement étudiant] où le mouvement étudiant martiniquais dépassa l’Assimilationisme et la référence à la seule douleur – couleur- de la peau (ce que Raphaël Confiant dénomme, non sans un max d’ironie) le “Noirisme”, pour épouser les idéaux de leur conscience nationale.
Raymond Relouzat (1939/2009), agrégé de grammaire, conseiller du Psdt Senghor, membre du GEREC, est décédé en 2009, est resté du même coté de la barrière durant toute son existence.
Le texte qui suit a été écrit en 1962. Il n’avait que 23 ans !
Frantz Fanon à travers son œuvre
Frantz Fanon est mort aux Etats-Unis d’Amérique à l’âge de 37 ans, d’une maladie incurable. Enterré maintenant en terre algérienne, comme il en avait exprimé le désir, il repose dans le pays qu’il avait fait sien, et dont il avait épousé la cause.
Et nous Martiniquais, nous Antillais, nous sommes heureux et fiers qu’un Martiniquais se soit fait Algérien ; car trop d’entre nous ont combattu et combattent encore dans les rangs de l’armée française et contre le peuple algérien, soit comme appelés, soit comme mercenaires.
D’une certaine façon, Frantz Fanon nous sauve et nous rend à nous-mêmes, qui s’est d’abord posé comme Martiniquais et Noir « Originaire de nos vieilles colonies », « Peaux noires, masques blancs », puis comme Algérien « L’an V de la Révolution algérienne » et enfin comme homme du tiers-monde « Les damnés de la terre ».
Ce que fut le destin de cet homme, qui est devenu l’apôtre de la décolonisation et le prophète d’un avenir qui ne serait pas uniquement européen, ses livres nous l’apprennent en nous proposant une expérience humaine d’une richesse étonnante.
D’abord « Peaux noires, masques blancs ». C’est l’expérience vécue du Noir, de la découverte, en France, de cette vérité essentielle : « Le Noir est un homme noir ». c’est aussi le rapport à la fois objectif et passionné d’un homme qui assiste à la dislocation permanente et entretenue de son être, à l’écartèlement de sa personnalité : « Où me fourrer ? Comment me définir ? Qui suis-je enfin ? »
C’est la question que se pose Fanon et que nous nous sommes posée.
Etre Nègre ou être Noir ? Etre Nègre, ou Noir, ou Martiniquais ?
Partout l’ambiguïté, la sécheresse, le désespoir. Dans les pages admirables du chapitre intitulé : « L’expérience vécue du Noir », Frantz Fanon nous fait assister à cette poursuite du Noir traqué, enfermé dans l’idée que le Blanc se fait de lui, et qu’il veut lui imposer ; de ses sursauts de Nègres, de ses révoltes blanches, de la misérable et détestable consolation du concept de métis.
Il s’agit véritablement d’une chasse, et d’une chasse sans pitié. Accepter, céder, se compromettre, c’est mourir.
Les pages d’ordre purement psychiatrique sont peut-être discutables et leur argumentation aussi ; mais le reste suffit à convaincre. Parlant en psychiatre et en homme – Fanon s’est surtout montré homme – il dit la façon de trancher ce nœud de vipères, de briser les cadres fallacieux où le colonisateur veut l’enfermer, veut nous enfermer : « Il faut lâcher l’homme. »
L’homme lâché peut tout être ; mais il choisit de se faire Algérien, et de se refaire par l’action, par la révolution.
Psychiatre en Algérie Frantz Fanon est amené, comme il le dit lui-même, à réfléchir sur des cas médicaux. Il prend conscience du malheur de ce peuple, de la souffrance de la terre algérienne en bute depuis 130 ans à l’oppression la plus odieuse parce que la plus hypocrite.
Il assiste à ce « perpétuel viol de l’homme » (Césaire), au « décervelage » colonisateur, à « l’ensauvagement du civilisé », et à l’atrocité quotidienne du crime contre la nation algérienne. « Fer, feu, froid, faim, contre tout un peuple désarmé ! » Il se fait révolutionnaire algérien : c’est sa deuxième étape sur la route au bout de laquelle il se retrouvera homme du tiers-monde.
Qu’est-ce que « l’An V de la République algérienne ? » C’est la description d’un processus qui fait que la nation algérienne existe ; c’est l’histoire écoutée aux portes de la Révolution.
Comment la radio, outil du colonisateur, devient l’arme du colonisé. Comment la femme algérienne est transformée par la Révolution et pour la Révolution. Comment une guerre de libération régénère, unifie un peuple et jette le désordre chez l’oppresseur. Comment, par une dialectique salvatrice, se réalise ce que le colonisateur voulait imposer – la vie à l’européenne, la promotion de la femme, etc… – mais non point pour lui, contre lui, voilà ce que dit ce livre.
Avec lui nous entrons dans le détail des actions et des réactions humaines, dans le cadre d’un couple colonisateur-colonisé ; nous voyons comment immanquablement, inexorablement, la Révolution algérienne force un homme nouveau, une femme nouvelle : les Algériens. Mais d’abord l’auteur de ce livre : le style, de « Peaux noires, masques blancs » à « L’An V de la Révolution algérienne », s’est affermi, condensé : il est fait pour l’action, non pour la contemplation ; l’idée est dense, la pensée précise et claire. C’est un autre homme qui écrit : c’est un homme qui a résolu ses contradictions en les balayant, en se jetant dans l’action révolutionnaire.
Qu’on songe à la façon dont la nécessité de lutter contre le colonisateur brise les cadres traditionnels de la famille algérienne pour ne former que des militants, et l’on se rendra compte qu’une telle foi, qu’un tel dévouement à la cause donnent au colonisé méprisé, haï, insulté et torturé depuis des siècles, l’unité de la personnalité et l’esprit de sacrifice objectivement profitable, qui font que depuis sept ans le F.L.N. tient en échec l’armée la mieux entraînée d’Europe.
Mais aussi que l’on voit dans le courant de la lecture, la somme des malheurs échus à la patrie algérienne. Tortures, exactions de toutes sortes, le crime pour le crime ; la « civilisation » devenant barbarie ouverte, flagrante, patente. Plus de pudeur, plus d’hypocrisie, mais seulement des mensonges.
Et l’on veut « mettre en condition » les populations algériennes ; on découvre Mao-Tsé-Toung ; le colonisateur essaie d’opposer à la dynamique de l’idée révolutionnaire une autre idée ; mais s’empêtrant dans ses contradictions, et sacrifiant aux nécessités « objectives » de la lutte, il coupe encore les têtes qu’il veut remplir à son image.
Mais l’Afrique Noire et d’autres nations sont indépendantes, le néo-colonialisme apparaît ; les révoltés de la veille se croient arrivés, et redeviennent les larbins de l’Occident.
Le Tiers monde hésite, bascule par-ci, par-là. La décolonisation est-elle compromise ? La plus grande aventure du XXe siècle est-elle terminée ?
Les explications ne suffisent plus ; il faut secouer les consciences, réveiller les somnolences, prêcher l’action : et voici la bible du colonisé, le dernier livre de Fanon, où s’allient lyrisme et vérité : « Les damnés de la terre ». Point culminant du cheminement d’une conscience, et retour à l’essentielle vérité : être ou ne pas être colonisé. Mais aussi, s’élevant à l’universel : la conscience totale de notre monde, de ses obligations, de ses possibilités. Ce livre est l’historique de deux consciences : celle du colonisé et celle du colonisateur.
Nous voyons la première, réduite d’abord à néant, se réveiller, se dresser, et au travers des embûches qu’on ne manque pas de lui tendre, qu’elle-même suscite (la plus dangereuse étant celle de la culture) arriver à être autonome et libre. Ecoutons Sartre, qui préface de livre : « Européens, ouvrez ce livre et entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d’un feu, approchez, écoutez : ils discutent du sort qu’ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. »
Et, en vérité, ce que ce livre apporte de neuf et d’extraordinaire, c’est son indifférence à l’égard de l’Occident. Il est fait pour le Tiers-monde, pour les colonisés. L’ennemi peut en prendre connaissance, cela ne lui servira à rien. Tout dialogue avec le colonisateur doit désormais se retourner contre lui, s’il arrive que la parole lui soit adressée. Le modèle n’est plus l’Occident, les schémas ne sont plus européens. Que seront-ils ? Que ferons-nous ?
Fanon répond :
« Non, nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l’homme, de tous les hommes… »
« Le Tiers-monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions… » « Pour l’Europe, pour nous-mêmes, et pour l’Humanité, camarades, il faut faire peau neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. »
Car l’Europe n’est pas plus l’absolu qu’elle s’était crue, et qu’on avait hélas cru ; elle est l’élément du monde, sans plus. Il n’y a plus ceux qui font l’histoire et ceux qui la subissent. Il ne doit plus y avoir que des sujets ; et la Fraternité aura alors un autre sens. Voilà ce que disent Fanon et son œuvre.
R. RELOUZAT
Dans « Matouba » n°2 – Avril 1962