Source Nouvel obs. Par Eric Aeschimann
Frantz Fanon, dans la peau d’un colonisé Cinquante ans après sa mort, le 6 décembre 1961, Frantz Fanon reste un auteur majeur: ses “Oeuvres” sont publiées en un volume, préfacé par Achille Mbembe, aux éditions la Découverte. (La Découverte)
Martiniquais et Algérien, psychiatre, écrivain et militant, colonisé et libre, Fanon aura tout été. Il reste un auteur indispensable pour comprendre la violence contemporaine.

Le 6 décembre 1961, hospitalisé depuis plusieurs semaines dans une clinique de Washington, Frantz Fanon meurt d’une leucémie. «Ce n’est pas ce qui me rendra ma moelle», avait-il dit peu de temps avant, recevant les premières recensions de son livre, «les Damnés de la terre», qui venait de paraître aux éditions Maspero. Le jour même de sa mort, à Paris, la police française commençait à saisir les exemplaires du livre devenu depuis le symbole de la lutte anticoloniale.

A l’occasion des 50 ans de la disparition de Frantz Fanon, les éditions de la Découverte – qui ont pris la succession des éditions Maspero – publient un recueil des principaux textes du psychiatre martiniquais devenu militant du FLN. Ecrit à l’âge de 27 ans, «Peau noire, masques blancs», est une stupéfiante étude sur l’effet des discours raciaux sur les psychismes, qui frappe par les thèmes qu’il aborde – «la femme de couleur et le Blanc», «l’homme de couleur et la Blanche» – autant que par sa liberté de forme.

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“Tiens, un nègre !”

Fanon discute aussi bien une remarque d’André Breton ou un texte du psychanalyste Octave Mannoni que sa propre expérience de jeune Martiniquais subissant le regard métropolitain, quand on disait: «Tiens, un nègre !», quand «dans le train, au lieu d’une, on [lui] laissait deux, trois places», quand il se demandait: «Où me situer? Ou, si vous voulez: où me fourrer? (…) Où me cacher?»

« Les Damnés de la Terre » confirme la puissance d’écriture de Frantz Fanon et l’acuité de son regard. Lecteur de Hegel, de Sartre et de Merleau-Ponty (dont il allait écouter les cours quand il était étudiant en psychiatrie à Lyon), il s’y livre à une véritable phénoménologie (au sens: ce qui apparaît) de la condition du colonisé:

Le colonisé est toujours sur le qui-vive, car déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s’il a franchi ou non la limite. Face au monde arrangé par le colonialiste, le colonisé est toujours présumé coupable.»
Ou encore :

La ville du colonisé ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, n’importe comment. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres.»
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“Abattre un Européen”

« Les Damnés de la terre » est précédé de la fameuse préface de Jean-Paul Sartre, celle où il explique qu’«en le premier temps de la révolte, il faut tuer; abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé.»

Dans la biographie de Frantz Fanon que publient simultanément les éditions de la Découverte («Frantz Fanon, une vie», par David Macey), on apprend qu’en 1967, la veuve de Fanon avait demandé à François Maspero de retirer la préface de Sartre dans les éditions à venir, «en raison de la position pro-sioniste et pro-impérialiste de son auteur» (Sartre avait défendu Israël au moment de la guerre des Six Jours).

Macey fait surtout le récit, très spectaculaire, de la rencontre Sartre-Beauvoir-Lanzmann-Fanon à Rome, l’été 1961: entamée au déjeuner, la conversation dure jusqu’au lendemain matin à 8 heures. A 2 heures du matin, Beauvoir avait suggérait que Sartre devait dormir un peu. «Je n’aime pas les gens qui s’économisent», avait répondu Fanon.

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Le devenir de la violence

On pourra lire enfin, aux éditions Amsterdam, «Frantz Fanon, de l’anticolonialisme à la critique postcoloniale», par Mathieu Renault, qui illustre l’importance qu’occupe aujourd’hui Fanon dans le champ des études postcoloniales aux Etats-Unis et en France.

S’attardant sur la théorie fanonienne de la violence, Renault en pointe le danger, qui est de «laisser irrésolue», voire de «rendre impossible à résoudre », la question du devenir de la violence (quand sort-on de la violence ?), ce qui atteste de l’empreinte de l’idéologie coloniale sur sa pensée ; mais il estime aussi en théorisant le conflit dans la situation post-coloniale, Fanon aide à penser les guerres postcoloniales contemporaines. Il faut donc réfléchir aujourd’hui à la fois «avec» et «contre» Fanon.

Tri, déportation, incarcération, classement des individus selon leurs couleurs de peaux ou d’origines: la racialisation du monde n’a pas cessé de produire ses effets, rappelle le sociologue camerounais Achille Mbembe dans la préface des «Œuvres». «Comment s’étonner», ajoute-t-il, que le regain d’intérêt pour Fanon «commence, une nouvelle fois, par la critique de la violence et qu’elle se termine par celle de la vie en tant qu’épreuve sur soi et épreuve du monde? Prendre en charge la souffrance de l’homme qui lutte, la décrire et la comprendre de telle manière que de ce savoir et de cette lutte jaillisse un homme nouveau, tel fut en effet le projet de Fanon.»

Eric Aeschimann

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