Comment expliquer que le rôle, et le nom, de Cyrille Bissette, soit aussi méconnu en Martinique ? Est-ce dû à sa rivalité avec Schoelcher ? Et au culte qui a été érigé à Victor Schoelcher ?
Gilbert Pago : Il y a un énorme débat. Avec lequel, sur beaucoup de points, je ne suis pas d’accord. Cyrille Bissette, c’est un libre de couleur. Avant l’abolition de l’esclavage il était libre. Parmi ses ancêtres il y a le père de Joséphine (Tascher de la Pagerie, ndr). Il est libre de couleur et propriétaire d’esclaves. En 1822, au moment de la grande révolte des esclaves du Carbet, il est de ceux qui participent à l’écrasement de cette révolte. Alors que sa mère est agonisante d’ailleurs. Sauf que, tout en étant propriétaire d’esclaves, les libres de couleur étaient tous Blancs. Et que l’année d’après, il y a cette brochure qui sort, sur la situation des hommes de couleur etc., dont on dit qu’il aurait été l’un des gens qui l’ont rédigée. On ne sait pas, mais en tous les cas il en est solidaire. Et il se fait arrêter. Et lorsqu’il se fait arrêter, on lui applique toutes les saloperies – excusez mon mot – qu’on applique aussi aux esclaves : il est marqué au fer rouge, il est déporté, avec plus de 300 personnes. Parce qu’on ne parle souvent que de Bissette, mais il y a Fabien, Volny, des gens qu’on a déporté à Saint-Martin, à Sainte-Lucie. Et il se rend compte d’une chose, c’est que, pour que les libres de couleur puissent obtenir l’égalité, finalement il faudrait supprimer le système esclavagiste. Et c’est à ce moment qu’il change de position, et qu’il devient partisan de l’abolition du système esclavagiste. Mais avec toutes les idées sociales qu’il avait. […] Et après alors, il y a la rivalité avec Schoelcher. Alors que Schoelcher, lorsque lui il découvre le système esclavagiste en 1830, il est tout jeune, il découvre le système esclavagiste dans un voyage qu’il a fait au Mexique. […] Et il revient en France en disant « Ah il faut abolir ce système, et il faut l’abolir au moins de manière progressive. » C’est la prise de position qu’il prend, au départ, alors que Bissette dit « il faut l’abolir totalement. » Et puis Schoelcher évolue. Et il décide une deuxième fois de faire un voyage en Martinique, en 1842 ; il se fait même inviter par les békés, et par le plus puissant des békés, à savoir celui de Saint-Pierre : Périnelle. Comme il est un Blanc, qui vient de France, il est reçu par tous les békés. Qui sont furieux contre lui, mais qui le reçoivent quand même. Ce qu’on n’aurait pas fait pour Bissette. […] Revenant de cela, Schoelcher dit « finalement toutes les positions que j’avais sont fausses ; il faut abolir définitivement. » Voilà la rivalité. Comme il a du poids Schoelcher – il est en France, il est riche –, il a plus de poids que le pauvre Bissette. Je dis « pauvre » Bissette, parce que le pauvre, on l’a démoli. En France il vit de petits expédients, il doit de l’argent à celui-ci ou à celui-là etc., alors que Schoelcher, lui, il a les moyens. Donc c’est une rivalité qui est terrible. […] Et là où Bissette va – et c’est ce qui va poser un problème dans l’Histoire martiniquaise – c’est qu’il va se rapprocher des békés et qu’il est opposé, en 1848, à l’abolition de l’esclavage et à Schoelcher. Il est opposé au comité d’abolition, il va dans des réunions avec les békés, et il revient ici, payé par le gouvernement et soutenu par les békés. Il est le candidat des békés. Ce qui fait que ça crée une scission ici. Et ce qui s’est passé dans la vie politique martiniquaise, c’est qu’une grande partie des libres de couleur ont rejeté Bissette après l’abolition de l’esclavage. Et pendant longtemps ils l’ont rejeté. Donc le pays a été divisé entre bissétistes et schoelchéristes. […] Ce qui fait que toute la classe politique martiniquaise, jusqu’à Aimé Césaire – il faut relire les textes d’Aimé Césaire sur Bissette, ce sont des textes terribles, anti-Bissette etc. –, les gens estimant que Bissette, c’est un peu le Pétain de la France. C’est-à-dire un gars qui a joué un grand rôle au moment de la première guerre mondiale, mais qu’au moment de la deuxième… C’est ce qui se passe dans l’Histoire. […] il y a un débat, que je trouve extrêmement faux actuellement. On est en train de se battre, en présentant Bissette comme étant le Martiniquais, face au Blanc Schoelcher. Je ne défends pas toutes les positions de Schoelcher, mais j’estime que, dans l’Histoire, Bissette a pris des positions extrêmement graves…
Propos retranscris par Mike Irasque