VU SUR NOVETHIC.FR – Le sucre n’est pas qu’un carré blanc qui sert à adoucir notre café. Dans un nouvel ouvrage intitulé “Géopolitique du sucre”, Sébastien Abis, directeur du club Demeter, interroge les dessous de ce produit alimentaire qui devient de plus en plus un atout énergétique, via la fabrication d’éthanol. Pour l’Inde et le Brésil, les deux plus gros producteurs mondiaux, il s’agit ainsi de sortir du tout pétrole. PHOTO : “Au Brésil aujourd’hui, la moitié du parc automobile est alimentée à l’éthanol, produit à partir du sucre”, explique Sébastien Abis. CC0
En quoi le sucre est au cœur de stratégies géopolitiques majeures ?
Sébastien Abis – On parle beaucoup du sucre et des controverses qui lui sont liées notamment de ses impacts nutritionnels ou de son histoire esclavagiste, mais rarement des tensions géopolitiques qui sous-tendent aujourd’hui sa production. À l’heure actuelle, deux pays dominent le marché mondial. D’abord le Brésil, qui produit à lui seul 20% du sucre de la planète et ensuite l’Inde, longtemps leader du marché. L’Union européenne occupe aujourd’hui la troisième place du podium.
Les différences sont importantes : si l’Inde et le Brésil produisent du sucre à partir de canne à sucre, la France, premier producteur européen, se repose sur la betterave. Mais tous les pays producteurs n’ont pas le même objectif. Pour l’Inde, le Brésil et la Thaïlande, il s’agit notamment de diminuer la part des hydrocarbures.
Ce que vous dites aujourd’hui, c’est que le sucre joue un rôle dans la décarbonation de ces pays ?
C’est un élément peu connu du grand public mais canne et betterave à sucre sont deux plantes multifonctionnelles. Il y a bien sûr votre carré de sucre blanc que vous mettez dans votre café, mais elles entrent aussi aussi dans la production de biens industriels, de la cosmétique, des alcools et des biocarburants. Donc elles sont au cœur des transitions énergétiques des pays producteurs. Au Brésil aujourd’hui, la moitié du parc automobile est alimentée à l’éthanol, produit à partir du sucre. Si l’Inde veut assurer sa sécurité alimentaire, il s’agit aussi pour elle de développer son mix énergétique. C’est un objectif clair et assumé de ces deux pays. On a une amplification du phénomène à mesure que l’échéance de l’Accord de Paris se rapproche et qu’il faut sortir du tout pétrole.
N’est-il pas problématique d’utiliser des terres arables, notamment en Amazonie pour le Brésil, pour du non-alimentaire ?
C’est un débat qu’il faut avoir, il est légitime. Mais l’utilisation de la betterave ou de la canne à sucre pour des produits énergétiques ne se fait pas forcément au détriment de l’usage alimentaire. Certes la betterave en France a un intérêt nourricier mais il faut avoir conscience qu’elle est au cœur des transitions bioéconomiques. Aujourd’hui, le sucre de bouche ne représente que 10% de l’issue de la betterave en France.
En tant que premier producteur européen de sucre, la France se retrouve au milieu de ces jeux de puissance. La filière éthanol française issue des betteraves représente déjà 9 000 emplois indirects et permet à la France d’économiser 500 000 tonnes de pétrole. Or c’est une industrie malmenée aujourd’hui. On ne compte plus qu’une vingtaine de sucreries sur le territoire. Tout cela dans un contexte de volonté de souveraineté énergétique et alimentaire, nous interrogeons le devenir de la betterave sucrière dans ces objectifs fixés pour la nation, et plus largement pour l’UE.
La France a-t-elle aujourd’hui conscience de ces problématiques ?
Dans les milieux très spécialisés oui. Mais il y a une prise de conscience qui va au-delà. En revanche, on passe à côté du sujet russe. Ces dernières années, la Russie est devenue le premier producteur mondial de betterave à sucre. Pour l’instant, le pays n’exporte pas son sucre mais il regarde attentivement la scène internationale. C’est ce qu’il a fait dans les années 2000 avec sa production de blé. La Russie pourrait avoir la même stratégie avec le sucre. Avec notre livre, nous voulons attirer sur ces différentes dynamiques, à la fois climatico-énergétiques, alimentaires et géostratégiques, car le sujet de la betterave à sucre illustre fort bien nos forces, mais aussi nos hésitations et nos fréquentes incapacités à regarder l’agriculture à 360°.
*Géopolitique du sucre. La filière française face à ses futurs, Sébastien Abis et Thierry Pouch, IRIS éditions.
Propos recueillis par Marina Fabre Soundron