Reporterre.
La croissance économique n’a pas permis à tout le monde de manger et elle ravage la planète. La décroissance est une nécessité, selon les auteurs de cette tribune, et seuls les privilégiés ont quelque chose à y perdre. Les victimes du capitalisme verront en revanche leur sort s’améliorer et leurs besoins mieux satisfaits.
Le Collectif Passerelle a pour objectif de faire connaître les liens entre recherche scientifique, impératifs écologiques, conséquences des choix technologiques et action politique.
Dans le capitalisme, il y a des gagnants et des perdants. Rien de nouveau. Mais les gagnants réussissent à persuader les perdants qu’eux aussi gagneront. Un jour. Grâce à un miracle. Point d’hostie ni de transfiguration ; juste la croissance. « La marée montante élève tous les bateaux » [1], répètent-ils à l’envi.
Or la croissance économique n’a jamais permis à tout le monde de manger. Après cinquante ans d’essor capitaliste effréné, plus d’un milliard d’êtres humains vivent avec moins d’un dollar par jour et n’ont pas accès à l’eau salubre, et dans un pays riche comme la France, le taux de pauvreté ne cesse d’augmenter. Par ailleurs il est aujourd’hui reconnu qu’elle rend le climat invivable, saccage la biodiversité et asphyxie le monde sous ses déchets. Dès lors, la décroissance n’est plus un choix, mais une nécessité. Alors, comment contrer les gagnants du capitalisme et, à l’inverse, convaincre ses perdants qu’ils ont tout à gagner à la dé/croissance ? Comment transformer une notion en apparence négative en arme positive pour les exploité.e.s ?
Bien plus de « perdants » que de « gagnants »
Les exploité.e.s, les perdant.e.s ne manquent pas : pas seulement les personnes sans abri et sans ressources qui dorment sous les ponts des autoroutes et sur les perrons des portes, mais les migrant.e.s, économiques et/ou climatiques, les ouvrières vietnamiennes ou éthiopiennes qui fabriquent nos vestes et nos chaussures, les prostituées colombiennes ou congolaises, les enfants dans les mines, tellement moins chers que des machines, l’ensemble du vivant étouffé par les pots d’échappement et noyé sous les billes de microplastique. Sans parler des millions d’habitant.e.s des pays industrialisés dont les salaires ne suffisent plus, ou qui n’ont plus que des emplois précaires et dont la trajectoire sociale se limite à passer d’Uber à Deliveroo.
Pour comprendre que la dé/croissance leur (nous) profitera, il faut d’abord la définir : dans un article récent, l’économiste engagé pour la décroissance Timothée Parrique la définit ainsi : « Une stratégie qui consiste à réduire le métabolisme biophysique de l’économie, plafonner l’accumulation de la richesse, simplifier les besoins et décentraliser le pouvoir au profit des citoyens. »
« Réduire le métabolisme biophysique de l’économie », c’est-à-dire son niveau d’activité et d’impact sur le monde physique. Sinon même les gagnants seront des perdants. La mer montante couvrira autant New York que Calcutta, et les riches ne pourront pas indéfiniment migrer vers les hauteurs (comme ils le font déjà dans les étages supérieurs des gratte-ciel de Floride). Les inondationsviennent de frapper la Suisse, pas seulement les Maldives. Les déchets plastiques souillent les plages, même à Saint-Tropez.
À manger pour tous plutôt que des réfrigérateurs connectés
« Plafonner l’accumulation de la richesse. » La richesse ne doit plus être concentrée entre quelques mains, ou plutôt en quelques superyachts, jets privés et autres écuries de Lamborghini, mais permettre à chacun.e de vivre décemment. Un toit, un travail, la santé, la nourriture, le savoir, le loisir : l’abaissement du gaspillage par les riches doit s’accompagner de l’élévation du niveau de vie des plus pauvres. On guérit beaucoup plus de maladies en équipant un bidonville d’eau courante et de tout-à-l’égoût qu’en installant un bloc opératoire. On vit mieux en permettant à tou.te.s de se nourrir à sa faim plutôt qu’en fabriquant à la chaîne des réfrigérateurs connectés.
« Simplifier les besoins. » Si l’on veut réaliser le programme décrit précédemment, l’une des conditions est que le formidable pouvoir réalisateur de l’humanité ne soit pas gaspillé à fabriquer l’IPhone 2604, la trottinette à propulsion nucléaire, l’hélicoptère-taxi ou les chaussures à réaction. Dans une planète limitée, si nous limitons nos besoins, si nous les limitons à ceux qui sont vraiment des besoins, alors aucune personne ne manquera de ce dont elle a, justement, besoin.
« Décentraliser le pouvoir au profit des citoyens. » La prostituée congolaise moyenne, l’ouvrière vietnamienne moyenne, le livreur Deliveroo moyen bénéficient d’un degré de pouvoir sur la politique de leurs pays respectifs qui ressemble à celui de la température de l’eau prête à geler : proche de zéro. Les trois axes précédents – plafonner la richesse, simplifier les besoins, décentraliser le pouvoir – ne seront réalisés que si ce dernier l’est aussi, pour la très évidente raison que l’histoire a prouvé que les riches n’abandonnent jamais leurs privilèges, sauf sous la contrainte ; on se souvient, en France, de la nuit du 4 août — cette nuit de 1789 où noblesse et clergé, conscients de la montée de la colère populaire, ont renoncé à un grand nombre de leurs privilèges.
La décroissance, c’est la sécurité
La décroissance va donc procurer plus d’objets et de services aux plus pauvres, mais elle va surtout leur offrir la sécurité. Au lieu de l’incertitude du lendemain, la prévisibilité de l’avenir… pour des dizaines de générations. Vouloir la décroissance signifie vouloir respirer un air qui ne rende pas malade, se baigner dans la rivière en bas de chez soi, manger à sa faim sans avoir à travailler comme un esclave, pouvoir décider de son propre chemin sans voler autrui ni saccager l’environnement.
Au lieu de la privation des nécessités réelles et de la frustration des désirs artificiels, la satisfaction des besoins authentiques. Dont font partie la liberté sans brutalité, le loisir sans exploitation et l’autonomie sans égoïsme.