Depuis la pandémie de Covid-19, ce généticien d’origine guadeloupéenne se bat pour promouvoir la vaccination sur son île natale. Mais ce descendant d’esclaves lutte aussi depuis plus de vingt-cinq ans pour la reconnaissance de ce passé, avec une grande victoire à la clé : l’État vient d’entériner le principe d’un mémorial listant les noms des 200 000 esclaves ultramarins.

Texte Benoît HOPQUIN — Photo Louisa BEN

SERGE ROMANA EST GÉNÉTICIEN, chef de service au

laboratoire d’histologie, d’embryo- logie et de cytogénétique à l’hôpi- tal Necker, à Paris. Il est aussi le descendant de Juliette et de son fils, prénommé Volange Charles, nés esclaves en Guadeloupe, affranchis le 14 septembre 1848, respectivement à l’âge de 30 ans et 2 ans, et dotés ex abrupto du patronyme Romana. Ces deux parts de lui-même – le professeur de médecine forgé dans le creuset du mérite républicain et l’héritier d’une mémoire douloureuse – sont indissociables. À 66 ans, voilà que l’actualité vient l’alpaguer sur ces deux fronts de son identité.

La science d’abord. C’est pour elle que le gamin du Moule a quitté son île natale à la fin des années 1980. Séduit par la géné- tique, « un domaine alors

en pleine révolution », il s’est 20

installé définitivement en métro- pole. Mais, quand la pandémie du Covid-19 a submergé la planète, Serge Romana a été effaré par la résistance à la vaccination organi- sée aux Antilles. Le blocage des hôpitaux et les attaques contre le personnel de santé le révoltent.

« Je suis médecin et un médecin ne peut pas supporter

de ne pas pouvoir soigner les gens », assure-t-il.

Dans les médias, sur le site profes- sionnel covidurgenceoutremer. com, qu’il a créé avec d’autres soi- gnants ultramarins, il a multiplié, dès le mois d’août 2021, appels et déclarations, tantôt accablés, tan- tôt péremptoires, pour dénoncer le « désastre sanitaire », l’« hécatombe humaine », mais aussi la « chape d’obscurantisme » à l’œuvre sur place. Début janvier, il a participé, à Pointe-à-Pitre, à une manifestation contre les blocages. Il est devenu

une des cibles des antivax, qui le caricaturent et le menacent sur les réseaux sociaux. « J’ai la peau épaisse », balaye-t-il.

Serge Romana sait bien quelles sont les causes de cette fronde contre Pfizer et consorts.

« Comme ailleurs, il y a la peur des vaccins, explique-t-il. S’y ajoutent une situation sociale explosive, une méfiance de la population vis- à-vis des autorités liées à l’histoire ou à la contamination au chlordé- cone [ce pesticide toxique a été utilisé aux Antilles jusqu’en 1993, alors qu’il était déjà interdit en métropole]. Il y a aussi une surestimation de la pharmacopée traditionnelle. » À cela s’ajoutent

« les manipulations de l’opinion »

qu’il attribue aux syndicalistes indépendantistes. Il les connaît, ces nationalistes insulaires. Il parcourait, à 20 ans, les campagnes pour « vendre l’indépendance ». Et puis, il a conclu qu’il se trompait, peut-être de lutte, à coup sûr d’histoire. « Nous plaquions le vécu de l’Afrique ou de l’Algérie sur notre île. Or, leur passé n’était pas le même. Nous, nous étions le produit de l’esclavage. Notre naissance est un crime contre l’humanité. » Décidé à être « un Français né dans l’esclavage », il a donc rompu

– radicalement – avec ses idées souverainistes et s’est consacré à un autre combat, tout aussi ardu, celui de la mémoire.

Comme beaucoup d’autres familles, les Romana, des notables, avaient gommé la servi- tude de leur histoire intime. Serge et ses quatre frères ont été élevés dans ce non-dit. Exit Juliette, la « mulâtresse » d’une valeur de 1 500 francs, telle qu’elle apparaissait dans les actes notariés avant l’abolition. Exit Volange Charles, au profit de son fils, Charles Volange, qui fut, dans

les années 1930, le premier maire non colon du Moule. Alors Serge Romana a décidé « d’assumer et d’inverser la honte qui pèse sur la mémoire ». En 1998, pour le 150e anniversaire de l’abolition, le médecin organise à Paris une marche silencieuse en hommage aux victimes de la traite négrière. Elle réunit, le 23 mai, pas moins de 40 000 personnes. Naît de ce succès une association, baptisée Comité Marche 23 mai 1998 CM98). Ses membres vont patiemment éplucher les archives aux Antilles, en Guyane, à

La Réunion, mais aussi à Paris, à la recherche d’ancêtres. Un travail d’anchoukaj (« enracinement », en créole) qui va permettre de mettre au jour des dizaines de milliers de noms. C’est au cours de ces recherches qu’en 2006 une militante retrouve la trace de Juliette et Volange Charles. « Elle m’a appelé pour me raconter sa découverte. Je me suis appuyé au mur sous le coup de l’émotion. »

Si le travail de Serge Romana peut paraître consensuel, son caractère l’est beaucoup moins. On ne compte pas les personnalités avec lesquelles il s’est affronté, voire écharpé. Des politiques Jean- Marc Ayrault ou Christiane Taubira, en passant par l’écrivaine Maryse Condé ou la chanteuse Joëlle Ursull. En janvier 2017, il a entamé une grève de la faim de plusieurs jours devant le Sénat afin d’obtenir la reconnaissance du 23 mai comme date fondamentale dans la mémoire de l’esclavage. Il s’oppose aussi frontalement à ceux qui réclament une réparation financière. « Tout sauf ça, réagit-il. Nous ne sommes pas dans une logique de ressentiment. »

Serge Romana voit enfin venir une forme de consécration.

L’État a entériné le principe d’un mémorial qui, à Paris, listera les noms des 200 000 esclaves ultramarins que l’association a répertoriés (et qui sont dispo- nibles sur le site anchoukaj.org). Après plusieurs années de tergi- versations, l’Élysée doit annoncer la finalisation du projet. Un colloque sur le sujet est prévu le 3 février, sous l’égide du ministère de la culture. Serge Romana espère que le lieu et la forme de cet hommage seront décidés dans la foulée. Il ne manquera qu’une personne le jour de l’inauguration : Jacob Desvarieux.

Avec Jocelyne Béroard, le leader du groupe emblématique Kassav’ a toujours soutenu le combat

de CM98. Le musicien et ami, vacciné mais immunodéprimé, est mort du Covid-19 en juil-

let 2021, en Guadeloupe.

Un décès qui soudain unissait dramatiquement les deux combats de Serge Romana.

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