Suite à la Conférence-débat organisée par l’Association des Maires de la Martinique le Vendredi 28 octobre 2022 à l’Université des Antilles Pôle de Martinique UFR Droit et Économie, vous trouverez ici, l’intervention de M. Claude Lise, Membre honoraire du Parlement et Ancien Président du Conseil Général et de l’Assemblée de Martinique —
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“Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi d’abord de féliciter le Président PAMPHILE de l’initiative qu’il a prise d’organiser cette conférence-débat et de le remercier de m’avoir invité à y participer.
Il m’a évidemment fait valoir pour cela que j’ai vécu, à différents postes de responsabilité, toutes les étapes de la décentralisation ; et notamment la première, puisque j’ai été élu conseiller général de Fort de France en 1980.
Au moment où j’interviens, beaucoup a déjà été dit sur le sujet ; difficile donc d’éviter quelques redites. Je crois pouvoir, malgré tout, offrir à la discussion quelques éléments d’analyse tirés de l’expérience que j’ai pu acquérir à des postes d’observation privilégiés et surtout de mise en œuvre, en praticien, de la décentralisation. A savoir :
– Celui de 1er Vice-président du Conseil général de 1988 à 1992 dans une configuration politique et institutionnelle inédite de cohabitation, pleine d’enseignements y compris pour aujourd’hui.
– Puis, celui de Président du CG pendant près de vingt ans.
– Et, plus récemment, celui de Président de l’Assemblée de Martinique.
Mais, les analyses auxquelles je vais me livrer se nourrissent également de ma participation à tous les débats parlementaires portant sur les questions institutionnelles entre 1988 et 2011.
Je tiens d’abord, moi aussi, à souligner la véritable révolution qu’a représenté, en 1982, l’acte I de la décentralisation. Il faut avoir participé à la vie d’un Conseil général de l’époque antérieure à cette grande réforme pour en prendre vraiment la mesure !
Je garde le souvenir d’une assemblée qui se réunissait toujours en présence du Préfet qui était en fait l’exécutif, chargé notamment de préparer et exécuter le budget. Bien sûr, les élus s’efforçaient d’amender le projet de budget mais, avec un accompagnement administratif très restreint, ils étaient objectivement très dépendants du représentant de l’État. Celui-ci exerçait une véritable tutelle sur les collectivités territoriales, assurant notamment un contrôle de légalité à priori des délibérations de celles-ci. Par ailleurs, l’Assemblée départementale ne disposait que de compétences limitées et d’un budget peu important et très contraint. Il était de 936 millions de francs en 1981. Dès 1983, il devait atteindre plus d’1 milliard 200 millions de francs.
La réforme de 1982 a pourtant été accueillie avec beaucoup de méfiance et de réserve par la Majorité de Droite de l’époque. La réserve s’est transformée en opposition lorsque la Gauche a tenté d’obtenir la création d’une Assemblée unique, chargée d’exercer les compétences du Département et de la Région et élue au scrutin de liste à la représentation proportionnelle.
Ce projet porté par la Gauche et soutenu par le Gouvernement n’a pas pu aboutir, le Conseil Constitutionnel ayant considéré que le mode d’élection proposé conférait à cette assemblée “une nature différente de celle des Conseils généraux”.
Je suis de ceux qui pensent, avec le recul, que cela a été une occasion ratée de bénéficier d’une simplification de l’organisation institutionnelle des DOM. Cela aurait évité leur transformation en régions monodépartementales, bizarreries institutionnelles qui se sont avérées génératrices de chevauchements de compétences, de concurrences entre collectivités, de complexification des financements croisés avec d’autres partenaires et d’affaiblissement des deux exécutifs locaux face à l’État et face à l’Europe. Je suis donc convaincu que la Gauche aurait dû accepter cette réforme qui aurait constitué une avancée dans une gestion plus responsable et plus efficace des affaires locales.
J’ai d’autant plus tendance à regretter cette occasion perdue que, des années plus tard, beaucoup de ceux qui s’étaient montrés intransigeants sur la question de la proportionnelle ont complètement changé de position, comme on a pu le constater dans les débats sur le mode d’élection à adopter pour la CTM.
Cela dit, il faut reconnaitre que la décentralisation, malgré les difficultés résultant de la coexistence de deux collectivités territoriales sur un même petit territoire, a été très bénéfique pour les DOM. Et les élus “départementalistes” qui étaient très réservés au départ en sont vite devenus des adeptes défendant fermement leur prérogatives face au représentant de l’État.
Pour m’en tenir au Conseil général de la Martinique, je peux dire que l’on a assisté à une transformation rapide de l’assemblée, marquée par la volonté affichée par les élus d’exercer pleinement leurs nouvelles responsabilités.
Le Président de l’époque, Mr. Émile MAURICE, n’a pas eu de mal à s’affranchir de la tutelle préfectorale et à assumer son rôle d’exécutif. Il est parvenu – cela mérite d’être souligné – à mettre en place en moins de deux ans une administration départementale parfaitement opérationnelle – et ce, sans recourir à des cabinets de consultants ! -.
Les premiers transferts de personnels de l’État ont commencé dès la signature, en mai 1982, d’une convention de répartition des personnels, des matériels et des locaux, âprement négociée avec le Préfet ! Cette administration s’est étoffée au fil des compétences transférées. Dès 1983, elle était structurée en directions et services sous l’autorité d’un DGS et, en 1984 elle comptait déjà plus d’un millier d’agents.
Dans cette nouvelle configuration, le Conseil général de la Martinique a pu mettre en œuvre des politiques volontaristes assorties d’une vision à long terme ; car il ne suffit pas d’avoir des compétences, il faut que ceux qui les exercent sachent faire preuve de volontarisme, d’audace et de vision, en s’appuyant sur une administration de qualité et constamment motivée. Eh, bien, ce sont ces politiques volontaristes et menées avec une vision à long terme dont l’efficacité a été, dans certains domaines, particulièrement appréciée par les Martiniquais. Cela a été notamment de cas dans le domaine social dans lequel les conseillers généraux ont tenu à prendre de plus en plus d’initiatives débordant leur stricte compétence (ce que leur permettait “la clause de compétence générale”).
On peut citer par exemple : la mise en place de la téléassistance en 1991 et, dans les années qui ont suivi, une politique d’accueil familial pour les personnes âgées, un dispositif de portage de repas ; mais aussi la mensualisation et la formation des assistantes maternelles, la mise en place du dispositif “Enfance en danger” ou encore la création de l’Observatoire départemental de l’action sociale.
Pour vous donner une idée de l’effort budgétaire consenti, et qui n’a cessé de croitre dès les premières années, je peux vous citer quelques chiffres de la période où j’assumais la présidence (parce que c’est ceux dont je dispose) : de 1992 à 2010, le budget alloué à l’ASE a plus que doublé, celui destiné aux personnes en situation de handicap a quadruplé et celui destiné aux personnes âgées a augmenté de 80 % !
Un autre domaine où l’œuvre du Conseil général depuis la décentralisation est reconnu comme tout à fait remarquable, est celui mené en faveur des collèges. La plupart des établissements transférés en 1986 étaient vétustes et sous équipés et surtout construits selon des normes architecturales
inadaptées à notre climat. Eh bien, un Schéma de développement des collèges a été mis en œuvre et, entre 1991 et 2011, 9 collèges ont été construits (avec le souci de les adapter au climat et à l’environnement, de les doter d’équipements modernes, mais aussi de se conformer aux normes parasismiques). De plus, 22 collèges ont été réhabilités.
Je ne peux évidemment m’étendre sur les autres domaines où le Conseil général s’est particulièrement distingué ; je me contenterai de citer :
– Les politiques volontaristes menées en matières d’infrastructures et d’équipements : 2 milliards d’euros consacrés entre 1992 et 2011 (dont a évidemment profité le secteur BTP) permettant l’amélioration du réseau routier départemental, la réalisation et la modernisation de ports départementaux et d’aménagements portuaires, la construction de nombreux appontements, la construction d’une usine d’eau potable moderne, d’établissements culturels (ATRIUM, CDST,…), d’équipements sportifs, d’un Laboratoire départemental d’analyse, etc.
- – Je peux citer également (là aussi hors compétences légales) les politiques de prévention des risques naturels majeurs et de développement durable (avec un Agenda 21 adopté en 2005), ainsi que les actions de coopération régionale.
- – Sans oublier les politiques d’aide aux communes, de soutien aux secteurs rural, touristique, culturel, sportif, associatif, etc.
Le bilan, s’agissant du Conseil général est donc incontestablement positif. Mais il l’a été aussi, comme l’on montré les intervenants précédents, pour les autres collectivités territoriales.
Il suffit, pour s’en convaincre, d’imaginer ce que serait aujourd’hui la Martinique – en termes d’équipements et sur le plan social -, si l’on en était resté à une conduite des affaires locales dans les conditions d’avant 1982.
Pourtant, l’on n’a cessé, pendant toutes ces années, d’entendre monter des critiques et des insatisfactions. Il y a à cela différentes raisons :
- – La première, sur laquelle il y a consensus, c’est le fait que l’État n’a pas respecté ses engagements en matière de délégation de moyens. Deux exemples criants : celui du versement de prestations comme l’APA, la PCH et le RMI-RSA pour lesquelles on a vu monter un reste à charge qui en 2021 s’élevait à plus de 700 millions d’euros. Et celui des collèges (tout comme celui des lycées) pour lesquels les dotations de l’État n’ont absolument pas pris en compte l’état de vétusté au moment du transfert. Mais, il n’y a pas eu seulement à déplorer ces insuffisances de compensations financières. Il faut savoir que dans certains domaines – je pense par exemple au transport – l’État a fait de véritables cadeaux empoisonnés aux collectivités territoriales, en leur léguant des situations devenues pratiquement ingérables.
- – Comme deuxième raison, on peut citer les politiques souvent insidieuses de recentralisation périodiquement mise en œuvre.
- – La troisième raison relève des problèmes suscités par la coexistence jusqu’en 2015 des collectivités départementale et régionale sur un même territoire.
– Une quatrième raison : c’est le fait que de nombreux Martiniquais ont tendance à surestimer les compétences et les pouvoirs conférés aux élus locaux dans le cadre des lois de décentralisation. D’où leur propension à rendre ces élus responsables de problèmes sur lesquels ceux-ci n’ont que peu ou pas de prise.
Tout cela est vrai. Mais, je considère, pour ma part, que la raison essentielle pour laquelle la décentralisation a fini par décevoir beaucoup de ceux qui avaient placé en elle certainement trop d’espérance, c’est le fait que dès le départ, elle n’a pas été pensée pour nous.
Elle n’a pas fondamentalement changé le mode de relation entre le Pouvoir central et les Outre-Mer. Les dispositifs normatifs ont continué à être appliqués – avec ici ou là des adaptations à la marge –. Et les réformes mises en œuvre dans l’Hexagone en matière d’organisation institutionnelle ont été systématiquement plaquées sur nos territoires, sans tenir compte de certains réalités géographiques, sociales, économiques et culturelles. Cela a été le cas, par exemple, lors de la mise en place des EPCI puis de la montée en gamme de leurs compétences.
Alors, je sais que certains vont me rétorquer que nous disposons, depuis la réforme constitutionnelle de 2003, d’un réel pouvoir d’adaptation des textes législatifs et règlementaires ; et que nous avons eu la possibilité de nous doter d’une collectivité unique.
Je ne peux, dans les minutes qui me restent, qu’effleurer le débat qu’il faudrait avoir à ce sujet.
Je me contenterai de rappeler :
– D’une part, que la CTM n’exerce aucune autre compétence que celles que possédaient déjà le Département et la Région. Et j’ajoute au passage, puisque nous parlons de décentralisation, que c’est un instrument institutionnel dont la conception même rend difficile, en interne, un fonctionnement décentralisé qui lui conférerait certainement beaucoup plus d’efficacité.
– D’autre part, que les procédures d’habilitation, dont beaucoup de citoyens et de politiques continuent de surestimer la portée, ne permettent l’obtention d’adaptations normatives que dans le cadre des compétences que l’on possède déjà. Il existe bien, par ailleurs, la possibilité pour les collectivités territoriales d’être habilitées à fixer elles-mêmes des règlements applicables à leurs territoires, mais, « dans un nombre limité de matières ».
Dans tous les cas, il s’agit de procédures complexes et à l’issue toujours incertaines. Ce qui m’avait fait dire, au cours des débats parlementaires que les habilitations « promettent plus qu’elles ne permettent ». On en a fait amplement l’expérience depuis !
Il faut donc admettre que la décentralisation a, au moins pour les Outre-Mer, atteint ses limites. Elle ne peut pas répondre aux demandes récurrentes de nos compatriotes de pouvoir bénéficier de politiques publiques menées au plus près de notre territoire et parfaitement adaptées à nos réalités ni, j’ajoute, à leurs aspirations profondes, mais souvent plus ou moins refoulées en dehors des périodes de crise.
Le concept qui s’impose, c’est de toute évidence celui de différentiation.
Le terme n’est pas nouveau. Il avait déjà été évoqué sous le gouvernement ROCARD. Il est repris aujourd’hui par le Président MACRON. J’ai eu l’occasion de lui dire à ce sujet : « d’accord pour la différenciation, mais à condition que l’on précise différenciation réelle » ; allusion, vous l’aurez compris, à certaines lois traitant de l’«égalité réelle » !
Malheureusement, s’agissant de la loi « 3Ds », qu’il a fait voter, je considère que, dans sa partie différenciation, la montagne a vraiment accouché d’une souris !
Qu’avons-nous donc comme perspective ? Il me semble que la seule sérieuse réside dans une modification du titre XII de la Constitution.
Je suis convaincu depuis des années qu’il faut sortir du système de choix binaire 73 – 74, générateur d’incompréhensions, de manipulations et d’affrontements partisans. Les Outre-Mer pourraient, à la place, relever tous d’un unique article de différentiation qui ouvrirait droit à des statuts sur-mesure. Les citoyens concernés seraient alors consultés, non sur un article mais sur les transferts de compétences et de pouvoirs proposés par leurs élus réunis en Congrès.
Une telle proposition figure désormais, et je m’en félicite, dans un important rapport du Sénat, le rapport MAGRAS.
Mon souhait, c’est que cela puisse faire l’objet, dans nos Outre-Mer, d’un débat sérieux, non pollué par des considérations partisanes.
Car, il ne nous servirait à rien de multiplier les bilans de la décentralisation sans en tirer lucidement tous les enseignements. Et, parmi ceux-ci, la conviction qu’il n’y aura de réforme institutionnelle porteuse d’avenir pour nous, que pensée par nous et pour nous.”
Claude Lise