Trompettiste de génie, chercheur en mathématiques et en philosophie et ami d’Edouard Glissant, le Martiniquais né à Paris s’est éteint cette nuit à l’âge de 82 ans.
«Chacun a sa chance. Il faut juste être prêt quand elle arrive.» Ce mot de Paul Bley, qui clôt les notes de pochette de Black Suite, numéro 49 de la série BYG-Actuel, prit tout son sens une quarantaine d’années plus tard. En 2007, Jacques Coursil sut saisir sa chance, en publiant Clameurs, un recueil qui permettait enfin de ranger son auteur à côté des figures mythiques du monde de la musique. Jacques Coursil s’y posait définitivement au rang des meilleurs trompettistes, quelque part entre Jon Hassell et Don Cherry. «La trompette, si elle ne chante pas, c’est de la ferraille. Elle danse et enfin elle parle. C’est le fond de ma gorge qu’on entend.» Ecoutez par exemple ce son sur l’introductif Paroles Nues, une mélancolie du futur qui nous fera pleurer longtemps.
«Là où il fallait être»
Chaque mot était soupesé, chaque syllabe comptait chez ce Martiniquais décédé en Belgique dans la nuit du 25 juin d’une longue maladie, comme on dit. Il était né à Montmartre en 1938 : papa milite et maman chante. Lui conjuguera les deux, à sa manière. A 15 ans, il va donc au conservatoire pour apprendre la clarinette, il en ressort avec une trompette. L’instrument idoine pour lui qui entend bien le jazz, «une créativité qui a bouleversé le siècle comme le blues a révolutionné la poésie. C’était donc là où il fallait être si comme moi on était concerné par la chose révolutionnaire». L’heure est à la décolonisation, et Jacques Coursil file à Dakar entre 1958 et 1961, fréquentant déjà l’autre père de cette négritude qui ne cessera plus de le hanter, invoquant encore dans Clameurs Frantz Fanon et bien sûr Edouard Glissant, son ami dont il se disait le «serrurier» de sa complexe pensée.
«Parler de racisme, c’est parler de quelque chose ; parler de race, c’est parler de rien.» La ségrégation, il avait donné pour avoir traversé l’Atlantique en 1965, parce que «Malcolm X était mort et le free-jazz venait de naître». Il y demeurera dix ans, travaillant la composition autour de la «sériellisation», fréquentant la galaxie du free-jazz aux contours multiples. Il enregistre ainsi pour le batteur Sunny Murray, intègre un temps l’Arkestra de Sun Ra, et puis Rashied Ali, Perry Robinson, Marion Brown… C’est de cette époque que datent les deux disques BYG-Actuel. Et puis après un retour dans la France giscardienne, il change de voie : il étudie les mathématiques et les lettres.
Deux thèses à la clef, il enseignera à l’université des Antilles et de la Guyane et à la très réputée Cornell, signant un ouvrage référence, la Fonction muette du langage. Tout est dit, ou presque, pour celui qui continue néanmoins d’entretenir un rapport intime avec sa trompette.
«La musique jaillit de nouveau»
Pour meilleure preuve, quand Jacques Coursil se décide enfin de revenir, il signe un terrible Minimal Brass en 2005 sur Tzadik, multiples pistes de trompette toutes jouées par ses soins. «Alors que j’enseignais la littérature, John Zorn, qui fut mon élève pendant longtemps, m’a proposé cet enregistrement. Je l’ai écrit en une semaine, avec pour concept le désir d’entendre toutes les harmoniques ensemble.» On y redécouvre une personnalité musicale qui ne ressemble à rien ou presque. Lui philosophera : «La musique a été une rivière souterraine. A présent, elle jaillit de nouveau et tout est bien…»Il sortira de nouveaux disques : en 2010, On a Trail of Tears, où il emprunte le Sentier des larmes, récit de la terrible déportation des Cherokees en 1838, pour interroger ces deux mémoires, à travers sa trompette, et quatre ans plus tard Free Jazz Art, un duo avec Alan Silva, sous-titré «Session For Bill Dixon», référence ultime.
En ce nouveau siècle, les cheveux avaient poussé, le trait s’était émacié, le verbe avait affiné sa douce radicalité, taillée comme la sonorité de cet «Antillais qui fait de la musique». Nuance. C’est bien de ce sujet toujours d’actualité dont parlait Clameurs. De la question de son identité, des clichés collés à son masque, lui qui ne voulait pas être «esclave de l’esclavage», le même qui savait nous dire l’importance de l’histoire quand elle s’inscrit dans le champ du réel. Ce manifeste qui n’en a pas le nom remet de terribles inflexions à l’heure du tout-monde. Désormais, il faudra le faire résonner à chaque manifestation.