Pandémie : les Français de plus en plus réticents face aux mesures limitant les libertés publiques
22 avril 2020, 21:56 CEST
Auteurs
Martial Foucault
Professeur des universités à Sciences Po et directeur du CEVIPOF (UMR CNRS), Sciences Po – USPC
Éric Kerrouche
Directeur de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), Sciences Po – USPC
Sylvain Brouard
Directeur de recherche à Sciences Po, Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques,
De nombreuses mesures de limitations des libertés publiques ont été prises par les pays confrontés à la pandémie de Covid-19.
Dans les faits, cette crise a autorisé la mise entre parenthèses d’un certain nombre de valeurs essentielles pour les démocraties occidentales : libertés de circulation et d’entreprendre, libertés de réunion et de manifestation ainsi que, de façon indirecte, droit à la vie privée et familiale et droit à l’éducation.
En France, la théorie des circonstances exceptionnelles ou encore l’article L. 3131-1 du code de la Santé publique ont pu servir d’appui à ces mesures privatives de libertés avant le vote d’un état d’urgence sanitaire par la loi du 23 mars 2020.
L’une des traductions les plus spectaculaires de cette limitation des libertés réside probablement dans le confinement à domicile qui, au 7 avril 2020, concernait 4 milliards de personnes. Ce chiffre qui semblait pourtant difficile à imaginer il y a seulement quelques semaines interroge sur les formes de résilience des citoyens.
Dans cette configuration nationale et internationale particulière, il a semblé utile de s’intéresser aux attitudes des Français sur ces mesures privatives de libertés.
Une enquête en huit vagues
C’est ce à quoi nous nous sommes employés dans le cadre de l’enquête comparée « Attitudes des citoyens sur le Covid-19 », qui comprend désormais quatre vagues. La première a été réalisée les 16 et 17 mars 2020, la seconde les 24 et 25 mars, la troisième les 1er et 2 avril et la dernière en date du 7 et 8 avril.
L’échantillon représentatif de Français (2 016 personnes) a ainsi été interrogé par Ipsos sur un ensemble de mesures qui limitent les libertés traditionnellement considérées comme essentielles, comme celles d’aller et venir ou d’entreprendre en leur demandant notamment s’ils étaient favorables ou non à :
La fermeture des transports publics ;
L’instauration d’un couvre-feu et d’un contrôle des déplacements par la police, la gendarmerie et l’armée ;
Le confinement général de la population avec interdiction de sortie du domicile, sauf pour raisons médicales (vagues 2 à 4) ;
La fermeture des commerces et entreprises non indispensables ;
Une quarantaine obligatoire pour les patients infectés hors du domicile ;
L’utilisation du téléphone portable pour contrôler les déplacements (vagues 2 à 4) ;
Un test de dépistage systématique du Covid-19 (vagues 3 et 4).
Des appréciations qui évoluent dans le temps
De façon synthétique, la plupart de ces choix de politiques publiques recevaient une assez forte approbation de notre échantillon lors des trois premières vagues.
La situation évolue cependant de façon très nette lors de la vague 4. L’adhésion au couvre-feu est importante avec un avis favorable passant de 60,2 % pour la vague 1 à 79,6 % pour la vague 2 avant de retomber à 70,8 % lors de la dernière vague en date. La fermeture des commerces et entreprises non indispensables qui recueillait un très fort niveau d’approbation (plus de 80 % d’avis favorables pour les trois vagues avec un pic à 87,5 % lors de la seconde) s’écroule à 60,5 % (1).
La fermeture des transports publics qui faisait également l’objet d’une appréciation positive, certes moins marquée que pour les deux items précédents, connaît la même évolution. Alors que le maximum d’avis favorable sur cette question était de 63,3 % lors de la vague 2, on tombe à 53 % en vague 4.
Le cas de la question particulièrement sensible du confinement général suit la même tendance. Si ce point recevait une majorité d’avis favorables (57,6 % dans la vague 2 à partir de laquelle a été posée cette question), cette tendance s’érodait lors de la vague 3 pour tomber à 53,4 %. Lors de la vague 4 ; le taux d’approbation du confinement passe pour la première en dessous de la barre des 50 % (48,7 % exactement).
En contrepartie, les avis défavorables se rapprochent désormais du tiers de l’échantillon (29,3 % lors de la vague 4). La mesure privative de liberté par excellence est donc celle pour laquelle l’approbation, initialement forte, décroît rapidement pour tomber en dessous de la barre symbolique des 50 %.
Exceptions et incertitudes
Deux exceptions, pour lesquelles les taux d’approbation progressent, doivent cependant être relevées.
La première concerne la mise en place de test de dépistage systématique, pour lequel on passe de 85,4 % d’adhésion lors de la vague 3 à 86,1 % lors de la vague 4. Il faut ici souligner que cette mesure est plébiscitée alors même qu’elle n’est ni réalisée, ni, semble-t-il, réalisable pour le moment en France.
Cette décision adoptée dans d’autres pays européens comme l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche ou l’Estonie met évidence un taux de tests au moins deux fois supérieur (plus de 10 personnes testées pour 1000 hab. contre moins de 5 en France) à celui engagé par la France.
Une autre évolution notable concerne l’utilisation des téléphones portables pour contrôler les déplacements. Si cette mesure est moins contestée avec le temps qui passe, le taux d’approbation reste cependant limité à 40,5 % (contre 34 % en vague 2) des répondants en vague 4 même si de nombreux débats ont lieu sur le sujet dans les médias et sur les réseaux sociaux.
De façon générale, si l’on excepte les deux sujets que l’on vient d’aborder, la vague 4 vient confirmer ce qui s’amorçait avec la vague 3. Pour la plupart des propositions une courbe en V inversé plus ou moins prononcée se précise. À l’acceptation maximale qui s’est manifestée à l’issue des dix premiers jours de confinement (vague 2), se substitue progressivement une lassitude, si ce n’est une impatience, plus ou moins marquée.
Dans certains cas, les contraintes fortes sur la vie quotidienne et économique amènent même des effondrements des taux d’acceptabilité. C’est par exemple le cas pour la fermeture des entreprises non indispensables pour lesquelles le taux d’opinions favorables recule de plus de 20 points.
C’est vrai également dans une moindre mesure s’agissant de la fermeture des transports publics ou encore s’agissant de la quarantaine obligatoire. Mais il est particulièrement révélateur de constater, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, le passage à moins de 50 % de l’approbation du confinement général de la population qui reste la mesure emblématique de lutte contre l’épidémie en France.
Une vraie différence se manifeste ici : alors qu’entre les vagues 2 et 3, les taux étaient toujours supérieurs aux pourcentages initiaux de la première vague, ce n’est plus le cas pour tous les items lors de la vague 4. Après trois semaines de confinement, le lourd bilan de décès annoncé tous les soirs n’a plus le même impact.
L’effet de légitimation des restrictions des libertés publiques associée à la forte prise de conscience de l’importance de la pandémie, qui se manifeste notamment par l’augmentation du nombre de morts, s’est estompé.
La forte incertitude sur le fonctionnement de l’économie de demain combinée à l’émergence de controverses (tels que l’usage et disponibilité des masques, l’emploi de l’hydroxychloroquine) autour de la gestion de la crise créent les conditions d’un flottement dans l’opinion sur la légitimité des décisions publiques.
Insatisfaction croissante
Cette évolution intervient dans un contexte d’insatisfaction croissante sur la manière dont le gouvernement s’occupe de la pandémie de coronavirus (Figure 2).
Cependant, cette insatisfaction n’apparaît pas seulement comme le résultat d’une lassitude devant l’enlisement perçu de la situation. Elle est aussi le résultat d’une colère croissante (+16 points en 4 semaines) et majoritaire à ce stade (53 %) vis-à-vis de la manière dont l’exécutif gère la crise du coronavirus.
Sans surprise, plus on est en colère, moins on soutient des mesures de privation des libertés comme, par exemple, le traçage des téléphones portables (Figure 4).
Cette colère se double d’une défiance accrue dans la parole publique, qui est logiquement associée à l’opposition aux mesures restreignant les libertés publiques.
Par exemple, sur le sujet particulièrement délicat du traçage des téléphones portables, plus les répondants doutent de la transparence du gouvernement, plus ils ont un avis défavorable sur un tel dispositif de surveillance de l’épidémie.
Après quatre semaines de confinement, les attitudes des Français oscillent entre résilience, lassitude et colère. L’accumulation soudaine de mesures sanitaires et de restriction de libertés individuelles, comprises et acceptées largement en début de crise, provoque aujourd’hui un choc de moindre acceptabilité sociale.
C’est à coup sûr un point de vigilance dans la gouvernance politique de la crise qu’il nous faut suivre au cours des prochaines semaines.
(1) La question portant sur cet aspect a connu deux formulations, l’une a été utilisée lors de la première vague, l’autre lors des vagues 2 et 3. Lors de la première vague la question était « La fermeture des commerces non indispensables (bar, magasins hors alimentaires et santé, etc.) » lors des deux autres elle a été reformulée comme suit : « La fermeture de toutes les entreprises et institutions non vitales ». J