Jusqu’au 2 juin prochain, la plasticienne martiniquaise Karine Taïlamé présente Madinina Beauty à la Fondation Clément, au François. Rencontre avec une artiste pour qui paysage(s) rime avec émotions.
Des mots de sa créatrice, Madinina Beauty traduit l’envie de faire l’éloge et de rendre hommage à la beauté de notre pays. « En plus, Madinina veut dire île aux fleurs », poursuit Karine Taïlamé, « j’ai vraiment travaillé la question du paysage, mais axée sur le jardin. Du coup il y a un aspect très floral. » Précisément, pourquoi cette inspiration liée au végétal et aux fleurs ? « Ca fait longtemps que je me questionne sur cette notion de représentation du paysage », indique l’artiste, « à travers plusieurs expositions, j’ai abordé la question du paysage naturel, végétal ; j’ai réalisé une résidence d’artiste sur un cargo qui a traversé l’Atlantique, donc un paysage maritime ; j’ai travaillé sur le paysage urbain, avec une exposition que j’ai faite au ministère des finances, etc. Je voulais m’arrêter sur cette notion de jardin, car le jardin créole est très spécifique par rapport aux jardins à la française ou à l’anglaise. Le jardin créole est très intéressant en termes de recherches plastiques, car il offre une profusion de couleurs », poursuit-elle, « et sous ses airs de désorganisation, il est très organisé. » « Parler de mon identité, mais autrement que par l’esclavage ou la créolité » Pourquoi les paysages ? Que vous disent-ils ? « A l’époque où j’étais étudiante, je me suis inscrite très tôt dans le champ de l’art contemporain », indique Karine Taïlamé, « et dans l’art contemporain, la tendance n’est pas de travailler la question du Beau. Ce sont beaucoup plus les revendications, la critique de la société ; c’est très politique.
Et identitaire. » C’est-à-dire ? « Par rapport à mon origine antillaise, martiniquaise, il y avait cette tendance, surtout quand j’étais aux Beaux Arts, de toujours nous identifier à une créolité, ou de dire qu’on devait travailler sur l’esclavage », précise-t-elle. Une « orientation » refusée par l’artiste. « Je n’étais absolument pas d’accord avec ça », dit-elle en effet, « je n’avais pas de problème d’identité, surtout que je suis très métissée, et je trouvais ce type de raisonnement archaïque. Donc cette question du paysage était une façon de parler de mon identité, mais autrement que par l’esclavage ou la créolité. Je pense que le travail de la couleur, de la lumière, se ressent énormément dans mes œuvres. Quand je suis partie de la Martinique, l’une des premières choses qui m’a manqué c’est la vivacité des couleurs ; je trouvais que tout était fade. Et quand je revenais chez moi c’était l’effet inverse ; j’avais presque l’impression que tout était fluo (sourire). » La logique du Jardin Créole… A ce point ? « Vous étiez en captivité en France ? », lançons-nous en guise de taquinerie. « Pas du tout », répond-t-elle dans un éclat de rire, « mais quand on part on prend conscience de ce qu’on n’a plus, conscience de la chance qu’on a et de la beauté de notre environnement. Je crois que ça m’a aussi poussée à travailler cette thématique là. » Mais revenons à l’intérêt de l’artiste pour nos jardins créoles. « Quand on regarde les jardins à la française ou à l’anglaise, ils sont organisés de façon géométrique », fait-elle observer, « même au niveau des parterres, il y a presque une volonté de dominer la nature. Dans le jardin créole il y a une grande harmonie dans l’association et l’organisation ; les fleurs et les plantes ont toutes une fonction et un rôle, que ce soit alimentaire, médicinal ou floral. » La logique prévalant dans nos jardins serait donc ailleurs ? « Exactement. On n’est pas dans un parcours dominé par l’homme, mais en harmonie avec la nature. Quand on regarde comment le jardin créole est pensé, vécu, c’est souvent dans une volonté d’être proche de la nature, de s’en servir pour une alimentation saine, équilibrée, pour vivre longtemps (rire). Les personnes âgées avec qui j’ai échangé, parfois presque centenaires, me disaient ‘moi j’ai toujours pris mon petit thé, mangé mes fruits…’. Certaines personnes m’ont fait partager des moments avec elles ; pour moi le jardin est quelque chose d’intime. Après c’est un travail de peinture, de recherche de formes, de textures, de contrastes, d’opacités et de transparences, etc. » Et l’artiste de préciser l’intention qui a peut-être guidé ses mains. « Ce qui m’intéressait c’était cette notion du Beau, ce côté intuitif et ce ressenti face aux choses », glisse-t-elle en effet, « et je crois que dans ma peinture on retrouve un certain état d’esprit de ma personne ; je ne suis vraiment pas l’artiste qui crée dans la souffrance, je crois que ça se voit (rire), et je le revendique. J’aime penser que cette joie de vivre, ces couleurs, cette vitalité, émanent de mes œuvres. » La souffrance dans la création ne serait donc pas le gage absolu de la qualité de l’œuvre ? « C’est comme si j’avais pris carrément le contrepied », répond l’artiste, « et au début ça n’a pas été simple ; j’ai eu beaucoup de critiques mais j’ai tenu bon. Le propre de l’artiste est d’avoir quelque chose à dire, et il doit s’imposer s’il veut se faire entendre. Il y a ce ‘jeu’ là aussi. » Une résistance qui a porté ses fruits. « Je suis ravie parce que, ce qui soi disant n’était pas ‘bien’ est presque devenu une identité, voire une marque de fabrique, une touche de l’artiste (sourire). Quand les gens viennent voir l’une de mes expositions, ils savent bien que ce sera loin de la torture (sourire). Bien au contraire, on sera dans l’explosion de vie. Et je continue d’affirmer que je prends ce contrepied là. » Une « marque de fabrique » qui pourrait être définitive ? « On est forcément influencé par les expériences de la vie », fait observer l’artiste. Avant de partager cette expérience : « Durant la confection de cette exposition, j’ai eu une mésaventure que certains auraient pu considérer comme tragique », débute-t-elle, « je me suis cassée le coude droit. Et je suis droitière. J’aurais pu tomber dans la mélancolie, la tristesse, la frustration. Et le fait de vouloir transcrire cette joie de vivre dans mon travail est tellement important, qu’à un moment donné, à force de me dire que ce n’était pas possible, j’ai décidé de peindre de la main gauche. Et ça a donné la série ‘Entre terre et ciel’, vécue comme une libération. J’ai éprouvé une immense joie en la peignant car ça m’a permis d’exprimer des choses enfouies, que je retenais à cause de ce handicap. Il y a un côté très aérien dans cette série, très léger, et j’ai basculé un peu dans l’abstraction ; j’ai voulu faire le lien avec le paysage vu du ciel, avec une multitude de petites ‘tâches’ de couleur. Et tout ça m’a permis de découvrir que j’étais ambidextre. Donc c’était tout bénef’ (rire). » Et quelle est la réception générale de l’exposition ? « La vision globale est qu’elle est un hymne à la joie », répond l’artiste dans un sourire, « j’étais très contente car beaucoup de personnes m’en ont aussi parlé comme d’une bouffée d’oxygène. » L’élan vital, toujours. Mike Irasque. n