Penser l’après : Le confinement, un rite de passage
24 avril 2020.
Auteurs:
Vanessa Oltra
Maître de conférences en économie, créatrice du festival FACTS, Université de Bordeaux
Gregory Michel
Professeur de Psychologie Clinique et de Psychopathologie, Institut des Sciences Criminelles et de la Justice, Université de Bordeaux, Université de Bordeaux
Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.
Nous sommes plus de trois milliards de personnes à être confinées en ce moment, soit la moitié de la population mondiale. Face au caractère inédit de la situation, il est tentant de croire qu’un changement fort adviendra « après » la crise. Mais sortirons-nous vraiment transformés par cette épreuve ? À quoi ressemblera « l’après » ?
Si l’incertitude règne en ce temps de confinement mondial, elle semble en effet coexister avec la croyance, partagée par un grand nombre, que le monde ne sera plus le même après cette catastrophe sanitaire. Une croyance qui semble davantage reposer sur un vœu pieux, celui que nous ne puissions pas revenir à l’état antérieur, à ce qui constituait notre normalité, une normalité qui portait déjà en elle les germes de la catastrophe (mondialisation effrénée non réglementée, désengagement de l’État, baisse des dépenses publiques de santé…). Cette croyance renvoie également à une forme de bon sens : si c’est de cette « normalité » que la catastrophe a émergé, il n’est pas concevable d’y revenir.
Mais qu’en est-il vraiment de notre capacité à changer durablement, individuellement et collectivement, nos comportements et nos modes de vie ? Sommes-nous dépendants des lois de l’homéostasie – phénomène selon lequel la pression interne du biologique ou externe du système nous contraint à la stabilité, à l’équilibre, le plus souvent au travers d’un retour à un état antérieur ? La pandémie qui sévit pourrait-elle, au contraire, marquer une bifurcation radicale de notre système et conduire à un changement de paradigme ? Pouvons-nous identifier in vivo ce qui pourrait constituer les conditions favorables à une bifurcation effective, pour reprendre la terminologie de la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom, de notre système et de notre trajectoire de développement ? Un tel changement peut-il s’opérer dans un contexte d’incertitude radicale, sans connaissance de la destination, ni feuille de route ? Telles sont les questions auxquelles nous tentons d’apporter un éclairage dans cet article en mobilisant le concept anthropologique de liminarité (ou liminalité).
« Je ne peins pas l’être, je peins le passage » : les trois étapes des rites de passage
Pour faire face à la catastrophe, l’humanité est invitée à « rester à la maison », à pratiquer la distanciation sociale et à se confiner. Cet état de confinement général nous place dans une situation singulière dans laquelle nous sommes amenés à stopper nos déplacements, nos interactions sociales et nos routines quotidiennes, sans pour autant cesser de travailler et de nous mobiliser. Ce confinement, présenté comme un acte civique, nous place dans un état intermédiaire entre la pause et l’agitation, un entre-deux inconfortable dans lequel nos repères sont balayés à l’intérieur même de notre « chez-soi ». Cet entre-deux, cet état de marge n’est pas sans rappeler les états liminaires identifiés en anthropologie comme l’étape essentielle et fondatrice des rites de passage.
Dans ses travaux pionniers sur les rites de passage, l’anthropologue français Arnold Van Gennep identifie trois phases : la phase de séparation durant laquelle l’individu est disjoint de son environnement et de son flot d’activités quotidiennes ; la phase de liminarité (du latin limen qui signifie le seuil), aussi appelée période de marge, qui est la phase de transition durant laquelle l’individu se trouve entre deux états ou statuts ; et la phase d’incorporation qui marque la réintégration de l’individu dans son environnement avec un statut, une identité et un état modifiés.
C’est dans la phase de liminarité que se mettent en place les processus de déstructuration, de remise en question des normes, des repères, des valeurs et de l’identité (sociale, familiale, professionnelle…), mais aussi et surtout d’ouverture et de transformation de l’individu, ou d’un groupe d’individus, pour les conduire à un état modifié plus mature. Dans les années 60, l’anthropologue britannique Victor Turner reprend les travaux d’Arnold Van Gennep et approfondit le concept de liminarité en étudiant comment l’expérience, au sens phénoménologique du terme, et la personnalité des individus peuvent être modifiées par la liminarité et par l’intégration de cette expérience. Turner (1982) suggère que la phase de liminarité peut être vue comme une sorte de « limbe social » qui combine des attributs de l’état initial et final (c.-à-d., avant et après le rite), et qui est essentielle pour développer une compréhension plus nuancée des deux états. Il les qualifie d’espaces d’expérimentation et de jeu (« daring microspaces ») dans lesquels les individus peuvent recombiner leurs savoirs et leurs pratiques, renégocier leurs identités, réinterroger leurs valeurs et leurs croyances.
C’est parce que cette phase crée les conditions d’un changement profond et durable que le concept de liminarité est également repris, depuis une dizaine d’années, dans plusieurs disciplines. Dans le domaine du management et des organisations, il est utilisé pour étudier les modes de changement et les processus d’adaptation des organisations et/ou des individus au sein des organisations. En psychologie, la liminarité est appliquée dans le champ de l’adolescence, plus précisément aux processus de la séparation (c.-à-d., séparation du monde de l’enfance, phase d’immaturité) et de l’individuation (c.-à-d., intégration au monde de l’adulte, phase de maturité), ainsi que dans le champ de la formation de l’identité. Auprès de personnes ayant vécu un traumatisme, la phase liminaire peut également être travaillée comme une phase de transition nécessaire à la reconstruction psychique de soi ainsi qu’à la réinsertion sociale.
Un espace possible de liminarité et de réflexivité
Aussi, en quoi ce concept de liminarité peut-il nous éclairer sur ce que nous sommes en train de vivre et les potentialités d’un changement durable de nos modes de vie et de développement ? Cette situation de confinement mondial présente-t-elle des caractéristiques de liminarité ? Le cas échéant, cette expérience collective de liminarité pourrait-elle nous faire « grandir » et sortir de nos comportements à risques (économiques, écologiques, sanitaires…) d’une humanité « adolescente » en quête de sens et d’identité ? Pourrions-nous faire de ce que nous vivons un rite de passage plutôt qu’une tragédie du déclin ?
Difficile de répondre à ces questions, alors même que nous sommes au cœur de la crise et que nous ne disposons pas du recul suffisant. Pour autant, il nous semble nécessaire de ne pas attendre « l’après » pour le penser et tenter d’identifier dans ce que nous vivons, à la fois les leviers de changement et de créativité, ainsi que les forces d’inertie qui pourraient nous conduire à ne pas apprendre de notre expérience collective. C’est sur ces points que le concept de liminarité peut être éclairant.
La distanciation sociale et le confinement nous placent, vus sous l’angle des rites de passage, dans un état qui présente des caractéristiques de liminarité : séparation de notre communauté sociale, état transitoire de pertes de repères et d’anxiété, espace entre-deux qui conjugue des éléments inédits et familiers (c.-à-d., séparation de l’environnement habituel de travail/poursuite de l’activité professionnelle dans l’espace familier du « chez-soi »), remise en question de nos représentations, normes sociales et valeurs (recentrage sur les valeurs essentielles, notamment familiales).
Tout comme dans les rites de passage, la liminarité créé ici des conditions d’interruption de nos routines et pratiques quotidiennes, d’exploration et d’expérimentation hors cadres professionnel et social usuels (ex : télétravail, réunions par visioconférence, moments de convivialité à distance…), nous invitant à adopter de nouvelles règles et normes (ne plus s’embrasser ou se serrer la main, se parler en gardant une distance de sécurité, utiliser un masque de protection qui dissimule notre visage…), à réinterroger nos représentations, notre rapport au temps et notre identité. Cette dimension d’être « hors » est fondamentale à la liminarité et nous renvoie à la problématique même de l’existence, dont l’étymologie latine existere ou exsistere signifie « sortir de, s’élever de ».
C’est pourquoi Turner étend l’utilisation du concept aux situations qui constituent ce qu’il appelle le « drame social dans lequel le cours ordinaire de la vie est suspendu ». Le drame social, tel que celui que nous vivons aujourd’hui, met en évidence la dimension de destruction créatrice de la liminarité. Un état qui incite à la réflexion et à la réflexivité, à une quête de sens dont attestent les nombreux témoignages sur les réseaux sociaux et la multiplication des journaux de confinement.
Identifier les conditions d’un changement durable et incorporé
Si l’analogie avec la liminarité est parlante sur certains points, elle demeure néanmoins incomplète et problématique sur trois points essentiels.
En premier lieu, contrairement aux rites dans lesquels séparation et liminarité ont vocation à effacer les inégalités pour ramener l’individu à sa condition humaine et communautaire, notre expérience du confinement exacerbe les inégalités sociales. Si l’épidémie semble toucher tout le monde, indépendamment des classes sociales (avec toutefois une mortalité bien plus forte pour les plus fragiles et les plus démunis), tous les individus ne bénéficient pas des mêmes conditions de confinement et des mêmes dispositions et dispositifs pour développer des stratégies d’évitement des risques et en minorer les conséquences. Cette épidémie nous renvoie bien à notre destin commun d’espèce humaine en danger, mais elle met aussi en lumières de façon criante, et souvent insupportable, les inégalités sociales, au risque de nous diviser, de nous désunir et d’entraver ainsi le processus de changement collectif.
Tout l’enjeu est alors de définir des « communs », en termes de valeurs, d’identités et de principes éthiques et moraux pour faire primer l’esprit collectif, réduire les inégalités sociales et restaurer notre sentiment d’appartenance à une communauté humaine. Un esprit de communauté d’autant plus difficile à développer que nous sommes appelés à nous éloigner les uns des autres, et à voir l’autre comme une source potentielle de danger pour notre santé.
En second lieu, si la question du sens et de l’identité est fondamentale dans la liminarité des rites de passage, elle se pose aujourd’hui dans des conditions très spécifiques. En effet, le caractère inédit de la situation ainsi que l’ampleur et la gravité de la crise nous invitent à une réflexion et une remise en question profonde de nos modes de vie et de nos valeurs, mais sans que le sens ne nous soit donné ou incarné par l’institution ou l’autorité qui nous a placés en état de marge. En d’autres termes, ni le sens ni la destination (ou l’état final après ledit changement) ne sont donnés, ni même déterminés par le politique, ce qui constitue une différence fondamentale par rapport aux rites de passage institués.
Si le confinement est présenté comme l’unique moyen de lutter contre la pandémie, son sens ne s’arrête évidemment pas là… C’est avant tout un moyen de pallier les inefficiences de notre système de santé et de notre modèle économique (des dizaines de milliers de lits d’hôpitaux supprimés ces vingt dernières années, insuffisance des stocks de masques et de respirateurs, manque d’anticipation et de préparation à la gestion d’une pandémie, etc.). Si l’Homo œconomicus, figure emblématique de la théorie économique rationaliste, semble fortement contraint par ce confinement, force est de constater que c’est surtout de sa santé économique future que l’on s’inquiète, en se demandant quand et comment il pourra se remettre au travail « as usual », afin d’éviter l’effondrement de nos économies. Or ce sont bien le sens, les valeurs morales et l’identité de cet Homo œconomicus qui doivent être remis en cause pour construire un nouvel ordre économique et social qui place la santé de tous au cœur de ses priorités. Une économie au service de la santé de tous, et non une santé au service de l’économie, qui soit aussi une économie du temps long et de la prudence (la prudence étant définie par le père de l’économie politique Adam Smith comme l’une des vertus morales essentielles à l’humanité).
Un moment-clé
La question du cadre et des fonctions symboliques, essentielle dans les phases de liminarité des rites de passage, demeure également très floue. Existe-t-il véritablement un cadre pour cette expérience de confinement au-delà des interdictions, des autorisations et des sanctions imposées par les États ? Quelles sont les valeurs transmises ? Par qui et comment sont-elles incarnées et supervisées ? Autant de points déterminants des processus de changement et de transformation à l’œuvre dans la phase liminaire qui restent ici en suspens.
Joseph Mallord William Turner, Norham Castle, Sunrise, c. 1845. Tate
La mise en scène médiatique et politique qui repose sur les ressorts tragiques du catastrophisme et la rhétorique guerrière, sont-ils les plus adaptés pour nous conduire vers un changement collectif et des comportements plus responsables ? Certainement pas. Lors de son allocution du 13 avril, le Président Emmanuel Macron a changé de ton, en tentant d’esquisser un cadre et d’incarner un changement de cap, en se référant notamment à « l’utilité commune » et à un « monde d’après bâti sur les principes de justice sociale et de solidarité ». Mais ce cadre doit s’incarner concrètement dès à présent, dans cette phase liminaire, se traduire par des actes et des décisions collectives, pour restaurer la confiance de tous dans l’avenir, dans le progrès et dans nos institutions, une confiance indispensable pour construire ensemble et s’engager dans ce monde d’après. À cet égard, l’intérêt collectif et le bien commun devraient, par exemple, s’appliquer dès à présent dans la recherche scientifique et médicale sur le Covid-19, en donnant lieu à une mutualisation mondiale des connaissances et une coopération internationale sans précédent, en rupture totale avec l’habituelle course aux brevets.
En conclusion, le concept anthropologique de liminarité apparaît comme une heuristique pertinente et un concept fécond pour appréhender la crise que nous traversons, en termes de transition et de changement. Cette approche par la liminarité est également proposée par l’anthropologue danois Bjørn Thomassen qui, dans son livre Liminality and the Modern (2014), l’applique à la société entière pour étudier les périodes de transitions et de changements historiques suite à des révolutions, des guerres, des catastrophes naturelles ou encore économiques et politiques. Thomassen identifie trois niveaux de l’expérience liminaire : le niveau de l’individu, de la communauté et de la société ; qu’il met en lien avec trois types de durée, à savoir moment, période, époque.
Sur le plan sociétal, Thomassen montre que la liminarité permet d’appréhender les transitions, au niveau macro et micro, en mettant l’humain au centre de la transformation. La liminarité se présente alors comme un moment clé où il nous faut démasquer le poids de l’idéologie et reconstruire notre éthique et les fondements moraux de notre société.
Quelle guidance ?
Toutefois, cette phase de liminarité est aussi à appréhender avec la plus grande prudence, en particulier la question de sa sortie. Les rites de passage ont toujours un « maître de cérémonie » qui assure une certaine guidance et les individus connaissent leur « destination », en lien avec leur processus de développement et de maturité. Comme le souligne Thomassen, l’incertitude et le chaos des phases liminaires sont autant source d’espoirs que de dangers, permettant éventuellement à certains « illégitimes » de s’autoproclamer maîtres de cérémonie.
Cette crise nous révèle que seuls les États peuvent gérer une crise d’une telle ampleur et garantir l’intérêt public, et qu’une nouvelle forme de solidarité et de coopération internationale est nécessaire pour affronter et prévenir ces risques et ces crises mondiales. Une solidarité internationale qui peine à se mettre en place et dont les rares instances, en particulier l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations Unies (ONU), ne parviennent à s’imposer dans la gestion de crise. L’OMS, créée suite à la pandémie de grippe espagnole, semble au contraire menacée par la récente annonce de Donald Trump de suspendre la contribution américaine. L’ONU, quant a elle, met en garde contre de nombreux dangers liés à la pandémie, notamment le risque d’une régression des droits humains (certains États pourraient profiter de la pandémie du Covid-19 pour réduire les droits de l’homme)
Au final, la question de la sortie de la liminarité et, pour reprendre la terminologie des rites de passage, de la réintégration dans un nouvel état plus mature du monde, ne se résume pas au seul déconfinement, à la découverte d’un vaccin, ni même à la fin de cette pandémie du Covid-19. L’enjeu du passage est de nous laisser transformer, individuellement et collectivement, par la liminarité, d’en tirer tous les enseignements pour nous redéfinir et mettre en œuvre un nouvel ordre, un autre modèle économique et social, capable d’anticiper et de gérer les risques économiques, sociaux, sanitaires et écologiques générés par le monde d’avant. Et si nous ne savons pas quand et comment aura lieu « l’après », il est certain qu’il se préfigure dans le présent.
« Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention : c’est un contrôle de divers et muables accidents, et d’imaginations irrésolues, et quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances, et considérations. » (Montaigne, Essais III, II, « Du repentir »)