« L’être humain n’est rien s’il n’est pas créatif et créateur. »
À l’occasion de la soirée inaugurale des Rendez-vous aux Jardins 2025, l’écrivain-penseur Patrick Chamoiseau a pris la parole dans les jardins de la Direction des Affaires Culturelles de Martinique. Ce discours, prononcé sans notes et dans la spontanéité de l’instant, mêle pensée politique, imaginaire poétique, réflexion sur la mondialité et appel à une transformation de notre rapport à l’économie, à l’art et au vivant.
Nous avons retranscrit ici son intervention avec le plus grand soin, en veillant à rester fidèles à ses propos et à leur oralité. S’il subsiste des approximations ou des erreurs, nous présentons nos excuses à l’auteur et à vous, lecteurs, en espérant avoir su en préserver l’intensité, la clarté et l’esprit.
Discours de Patrick Chamoiseau – 5 juin 2025
Merci Monsieur le Directeur des affaires culturelles, merci cher Manuel (Norvat) et merci à tous ceux qui sont là. Je suis très content et très ému de voir tellement d’amis artistes dans la salle. D’autant plus content que je sais que le monde va vivre, dans les temps qui viennent, des bouleversements radicaux. Et qu’il nous faudra repenser.
Je pense que c’est l’exigence qui est la nôtre aujourd’hui : il nous faut repenser totalement toutes les assises de notre esprit, et toutes les modalités de notre accession collective au monde.
Je considère qu’il y a en Martinique un peuple-nation. Que ce peuple-nation a le droit de — a le devoir de — vivre dans la plénitude de son existence. Et que cette plénitude ne peut s’envisager que dans une vision du monde. Le monde qui est le nôtre.
Et c’est pourquoi j’étais très content quand Servane (Collerie de Borely), de la DAC, m’a appelé. J’étais très surpris qu’elle me parle de la Pierre-Monde, parce que c’est une notion qui est pratiquement inconnue. Je me suis dit : bon, si on peut mettre cette opération sur les jardins, autour de cette idée de Pierre-Monde, je trouve ça très intéressant.
D’autant que la question de la Pierre-Monde, c’est un peu le reflet de l’idée de Tout-Monde d’Édouard Glissant. Et Glissant, dès les années 1950, avait compris que la colonisation allait provoquer une sorte — je dirais — d’éclatement ou de diffraction de toutes les cultures, de toutes les civilisations, et même de tous les individus de la planète.
Et qu’à partir de cette colonisation qu’il fallait combattre — car il était très engagé dans le combat anticolonialiste —, il a compris que nous aurions à vivre désormais, non pas à l’échelle d’une culture, d’un clocher, d’une langue, d’une série d’ancêtres, mais véritablement à l’échelle de la totalité-monde. Une totalité-monde qui devenait alors — je dirais — un vortex relationnel.
La difficulté, c’est que le colonialisme a engendré le capitalisme, et c’est le capitalisme qui a présidé à la globalisation du monde. Cette formidable rencontre des civilisations, des cultures et des individus s’est malheureusement faite avec un esprit colonial et le dogme capitaliste.
Ce dogme fait qu’aujourd’hui, lorsque nous regardons le monde, nous avons l’impression de voir une espèce d’entité économique majeure. Et nous avons l’impression que notre vie, que notre destin, que le sens de notre existence est donné par l’économie.
Donc nous sommes devant un tiers monde — quelque chose d’absolument énigmatique. Et c’est là que nous avons besoin des artistes. Que nous avons besoin des musiciens. Que nous avons besoin des poètes. Et que nous avons besoin du monde économique.
Le monde économique doit comprendre qu’on ne peut pas réduire un être humain à un emploi.
C’est vrai que la seule vertu d’une entreprise capitaliste, qui n’est pas une entreprise citoyenne, c’est — à la limite — de créer des emplois. Mais l’entreprise capitaliste est simplement là pour faire du profit.
Et c’est vrai que ce qui s’est produit avec l’imaginaire capitaliste, c’est qu’on a réduit notre vie à l’emploi.
Alors que — quand je vois ma mère — ma mère avait son emploi de cuisinière, de femme de ménage, qui lui permettait de vivre. Mais à côté, elle avait tout un arc-en-ciel de petits travaux. Elle faisait des fleurs. Elle faisait des gâteaux. Elle faisait des sucreries.
C’était absolument extraordinaire.
Ce qui fait qu’aujourd’hui, nous sommes dans cette nécessité de créer une économie qui ne soit pas verticale, comme celle que nous propose le capitalisme, mais une économie plurielle, où chaque être humain aura bien sûr son emploi, mais où il aura déployé autour de cet emploi beaucoup d’activités qui nourrissent sa créativité, sa sensibilité, son imagination.
L’être humain n’est rien s’il n’est pas créatif et créateur.
Et c’est ça que nous devons aujourd’hui faire : sortir de cette verticalité capitaliste et entrer dans des processus d’une économie plurielle qui deviendrait citoyenne, et qui participerait à l’expression des artistes.
Donc, rassembler le monde économique et rassembler le monde artistique, c’est leur dire : attention, nous avons quelque chose à faire en commun. Nous n’avons pas une communauté ancienne à recréer. Mais nous avons un “nous”.
Et ce “nous” est absolument extraordinaire, parce qu’il permet à des individuations complètement différentes de s’accorder avec un idéal, avec un rêve, avec une projection.
Et la projection que nous avons, c’est un autre monde. Un monde meilleur, où la politique redevient de la politique et s’occupe de l’épanouissement de l’être humain.
Et ça, ça se fait avec l’art. Et ça se fait avec la culture.
Merci pour l’invitation.