Présidente de l’une des commissions-clés de la Collectivité Territoriale de Martinique en matière de transports et logistique, Sandra Casanova dresse ici le tableau de ses missions au sein de ladite Collectivité. Et souligne les impératifs et enjeux inhérents à ce secteur hautement stratégique pour notre territoire.
Quelles sont vos missions à la CTM ?
Je suis en charge des stratégies logistiques du territoire, de la politique de l’innovation & de la recherche ainsi que de la politique égalitaire entre les femmes et les hommes au sein de la Collectivité.
C’est la première fois qu’une collectivité locale met en place une Commission sur les « stratégies logistiques », cela a d’ailleurs été positivement souligné par la plateforme « France Logistique » lors de ma visite dans ses locaux parisiens, en novembre 2021. Ce jeune groupement a vu le jour à l’issue du rapport Daher et Hemar (2019) relatif à la performance logistique de la France. Malheureusement, les territoires ultramarins n’ont pas été pris en compte dans cette étude. https://www.francelogistique.fr/2019/09/19/rapport-daher-hemar-sur-la-competitivite-de-la-filiere-logistique/
Vous êtes également cheffe d’entreprise et très impliquée dans le tissu associatif ?
Au-delà de ma mission d’élue au sein de la CTM, j’ai été pendant une dizaine d’années, présidente-fondatrice de l’association Cluster GAT Caraïbes Logistique et Transports, je suis une citoyenne bénévole, engagée pour le développement de mon territoire et aussi pour l’autonomisation économique des femmes.
Enfin, je suis depuis plus de vingt-deux ans, cheffe d’entreprise dans des secteurs divers tels que le tourisme, le transport de personnes et la logistique (optimisation douanière, stockage de marchandises, consignes connectées…).
NB : un cluster économique est généralement composé de trois collèges : un collège Entreprise, un collège Administration publique et un collège Recherche/Développement/ Innovation.
Et qu’est-ce donc que la logistique ?
Aujourd’hui et de plus en plus, nous parlons de chaîne d’approvisionnement, laquelle est composée de maillons logistiques. Il y a de nombreuses définitions, mais je vous propose de retenir celle-ci : c’est la gestion des flux de marchandises, de personnes, ou de données immatérielles, d’un point à un autre. Par exemple, dans le cas de flux de marchandises, nous allons considérer toutes les parties prenantes de la chaine d’approvisionnement, de la matière 1ère jusqu’au client final. Cela implique des intermédiaires très divers : les producteurs, les grossistes, les détaillants, les transporteurs multimodaux, les transitaires, les intégrateurs, les ports, aéroports, le marketing, les normes et standards, les contrôles phytosanitaires et vétérinaires, la commercialisation, les emballages, l’étiquetage, la douane, les flux de données, la traçabilité….
Depuis quelques années, des opérateurs visionnaires deviennent des « intégrateurs », à travers le rachat ou la prise de participation dans des entreprises opérant dans les différents maillons de la chaine.
Il faut préciser qu’en France, on ne parle des métiers de la logistique que depuis une trentaine d’année. Aujourd’hui, les logisticiens parlent davantage de supply chain management (= gestion des chaines d’approvisionnement), ce qui permet d’avoir une approche holistique et intégrée de tous les maillons logistiques de la chaine.
En Martinique, cette filière représente une réelle opportunité en termes de formations innovantes et de développement économique.
En quoi consistent les stratégies logistiques pour un territoire ?
Dans le cadre de nos stratégies logistiques, nous devons considérer les flux internes et externes du territoire.
Pour la Martinique, il s’agit d’améliorer la compétitivité et l’attractivité du territoire à travers sa connexion ou sa connectivité, tant au niveau local qu’au niveau de la Grande Caraïbe (du plateau des Guyanes jusqu’au Golfe du Mexique), et aussi, à travers sa capacité à s’insérer dans les chaines mondiales de valeur et d’approvisionnement.
Ainsi, nous devons considérer le tissu économique, les infrastructures et services de transport et de logistique existants. Nous devons estimer la performance logistique de notre territoire et connaitre nos forces et faiblesses par rapport aux autres pays du Bassin caribéen avec lesquels nous sommes en compétition….
Il y a nécessairement une dimension géopolitique dans l’approche à avoir ; Il faut donc bien apprécier notre sphère d’influence qui dépasse largement le marché de la Caraïbe proche.
La logistique est encore trop peu valorisée, mais elle devra être de plus en plus intégrée dans les documents de développement et d’aménagement (SRADDET, SCoT, PDU, etc.) et s’articuler avec le transport, les infrastructures, le développement durable et économique….
Y a-t-il une stratégie nationale ?
La stratégie nationale devrait être présentée, le 12 décembre prochain, lors du Comité Interministériel de la Logistique (CILog) à Paris. Elle a été élaborée entre acteurs publics et privés nationaux.
Cependant, les « Outre-Mer » ont aussi besoin d’être attractifs, il faut donc veiller, à ce que ces grandes stratégies nationales ne se fassent pas au détriment de nos territoires, mais les considèrent et les intègrent bien comme des acteurs à part entière.
Car, bien qu’éloignés du continent européen et de la France, les « Outre-Mer » sont ancrés dans des Régions à fort potentiel.
C’est une mission d’envergure ; Comment l’appréhendez-vous ?
Innovation et leadership !
Je ne suis pas limitée par ce qui se fait depuis toujours, et j’essaie d’apporter une vision, dimension et manière de faire différentes.
Le président du Conseil exécutif, Serge LETCHIMY, m’a confiée cette mission, j’y vois une marque de confiance et de reconnaissance du travail accompli au sein du Cluster GAT Caraïbes Logistique et Transports, au cours de ces 10 dernières années.
Cela m’encourage à aller plus loin, toujours dans une dynamique d’intelligence collective et de travail collaboratif. C’est d’ailleurs, dans cet esprit de co-construction et d’innovation ouverte que la CTM s’est dotée d’un Laboratoire d’Innovation Territoriale.
Cela nous offre un cadre privilégié de rencontres et de réflexions, et nous permet de sortir du cadre traditionnel des COPIL.
On ne veut pas juxtaposer les personnes et les actions mais les coordonner. Il faut être en transversalité et avoir un espace ou, leadership, créativité, agilité, efficacité, célérité… se conjuguent.
La véritable question à se poser est : « Quelle stratégie logistique pour quel modèle de développement ? »
En 1930, Gaston Monnerville, 1er président du Sénat, déclarait en parlant de la France et du pacte colonial :
« C’est une vieille institution, datant de Richelieu. Elle n’évolue pas. Dans les instructions données en 1765, par Louis XV au comte d’Emery, gouverneur de la Martinique, on lit : « Les colonies sont établies pour l’utilité de leur métropole. Elles doivent en consommer les produits. Rien n’a changé en 1930. Le pacte sévit toujours. »
Les infrastructures logistiques ont souvent été conçues pour faciliter le commerce colonial.
Les progrès technologiques ont placé nos territoires dans une logique de « rattrapage » car la plupart des investissements et réformes n’ont pas eu une approche globale pour (re)positionner les « Outre-Mer » dans les chaines d’approvisionnement régionales et mondiales.
Au cours de la mandature, nous allons initier les actions visant à un rééquilibrage entre export et import par la création de valeurs ajoutées à partir de matière première ou de produits semi-finis (aujourd’hui, 80% de ce que nous consommons proviennent de France et d’Europe). Notre responsabilité vis-à-vis de la planète et des générations futures est de réduire, sans faux-semblant, notre empreinte carbone.
Nous travaillerons aussi à une meilleure gestion des déchets par l’optimisation du recyclage et de la logistique inverse.
Avec un tissu économique composé à 97% de très petites entreprises, nous favoriserons la mise en œuvre d’infrastructures et de solutions logistiques mutualisables.
Notre statut de Région Ultrapériphérique d’Europe (RUP) rend pertinente la création d’une plateforme de mise aux normes UE. Nous inciterons les partenaires à mieux se saisir des accords économique CARIFORUM – UE et à utiliser les régimes douaniers suspensifs, qui nous confèrent de vrais avantages concurrentiels pour la création de valeur ajoutée, et d’emplois sur le sol martiniquais.
Bien sûr nous accompagnerons les ports (FDF et Robert) et aéroport dans leurs investissements de mise à niveau aux standards UE et internationaux et développement), en résonnance avec notre vision du développement durable.
Ce sont des partenaires importants dans la chaine d’approvisionnement car ils sont la porte d’entrée et de sortie de nos flux logistiques.
Quelles sont les prochaines étapes, à moyen et long terme, quant à vos missions ?
Dans le cadre de la présidence de la Martinique au Comité spécial transport de l’Association des Etats de la Caraïbe (AEC), nous avons fait valider deux actions en 2023 : la conférence sur la Connectivité : « Interconnecter la Caraïbe – Une mer unique, un ciel unique, un marché unique » et la mise en œuvre d’une plateforme omnicanale pour interconnecter en temps réel, les données échangées par l’ensemble des opérateurs publics/privés des chaines d’approvisionnement.
Enfin, les points qui relèvent de ma Commission continueront à prendre vie par des actions concrètes, au fil du temps. Des bilans intermédiaires seront présentés tout au long de notre mandature.
Peut-on dire que la CTM est véritablement « intégrée » dans la Caraïbe ?
On est en train de redynamiser nos relations avec la Caraïbe. Mais, il faut officialiser notre entrée au sein de la CARICOM et la France doit également revenir au sein de la Banque Caribéenne de Développement (CDB) pour continuer à améliorer la coopération économique avec nos voisins et faciliter le co-financement CDB/UE de projets structurants à dimension régionale.
Les dirigeants de ces structures majeures que sont le port et l’aéroport collaborent-ils avec la CTM ? Y a-t-il des concertations préalables, des mises en commun de réseaux et d’intelligence(s) ?
La CTM participe aux gouvernances du port et de l’aéroport avec la présence de deux membres dans les Conseils de surveillance de ces infrastructures. C’est une faible représentation au sein d’outils aussi structurants pour le territoire.
Port et aéroport doivent travailler en étroite collaboration. C’est ce que nous rappelait le représentant de l’aéroport de la Dominique lors de la conférence de l’aviation civile. Des billets d’avion sont vendus pour le tronçon. Paris-Martinique/Pointe à Pitre puis les passagers et marchandises sont pris en charge par un ferry. Le billet vendu combine les 2 modes de transports. Il faut donc un rapprochement des systèmes d’exploitation, la mise en œuvre de plateforme numérique omnicanale pour faciliter les échanges de flux en temps réel et éviter les saisies manuelles ou double saisie du fait de l’incompatibilité des solutions numériques utilisées de part et d’autre.
Concernant le port du Robert, des discussions sont en cours mais le plus important est de savoir que cette infrastructure sera dédiée aux échanges avec la Caraïbe. Au-delà de la dimension aménagement/infrastructure, c’est bien l’offre de services/solutions logistiques proposée par ce nouveau port qui le rendra compétitif et qui permettra à la Martinique de gagner en attractivité.
Propos recueillis par Philippe Pied