Avec « Expression(s) décoloniale(s) », le château des ducs de Bretagne invite l’artiste béninois Romuald Hazoumé et l’historien ivoirien Gildas Bi Kakou à poser un nouveau regard sur ses collections et la traite transatlantique.

La démarche est assez neuve en France, et prête le flanc à la polémique. Mais elle est totalement assumée. « Longtemps, nous avons abordé la traite et l’esclavage avec les outils des historiens, dans leur dimension politique, économique, sociale… Mais il manquait la dimension humaine, pose Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes.

Le Rijksmuseum, à Amsterdam, a eu de l’avance en proposant un travail de décolonisation des collections, en mettant l’émotion, l’empathie, au cœur du musée grâce à l’intervention d’artistes contemporains. Quand on avait ligoté les esclaves, ensuite, on les faisait taire. On les a empêchés de raconter l’horreur. Comme au Rijksmuseum, ici, un artiste comme Romuald Hazoumé est une passerelle entre ce passé douloureux et notre présent. »

À

Une vingtaine de pièces de l’artiste, parfois démesurées, sont disséminées dans le château des ducs de Bretagne : depuis sa vaste cour jusque dans les salles du musée d’Histoire. Mais l’évocation se fait parfois par petites touches.

Dans une pièce consacrée à la traite atlantique, l’artiste béninois diffuse par exemple une simple bande son. Ce sont les voix d’hommes et de femmes, des chants, des gémissements, qui disent la peur et la maladie sur le bateau qui les arrache à l’Afrique.

Elles s’ajoutent au coffrage en bois de la salle, évoquant l’entrepont d’un navire négrier. À une gravure présentant le bateau nantais la Marie-Séraphique, et la manière dont on y entassait plus de 300 esclaves. Aux menottes qui les entravaient, aux matraques utilisées pour les réduire au silence. Ou aux armes offertes par les négociants à leurs intermédiaires africains.

Réalité longtemps tue

Romuald Hazoumé Water Cargo, 2012.Il faut tous ces éléments, ces textes, ces objets, ces maquettes, ces voix humaines pour faire resurgir une réalité longtemps tue. Nantes fut le premier port négrier de France, assurant plus de 42 % des départs d’expéditions de traite entre 1707 et 1793. L’abolition de l’esclavage, en 1848, marque définitivement la fin du trafic d’êtres humains.Comme l’explique Krystel Gualdé, « la ville n’a pas été dans le déni face à son histoire coloniale, mais a longtemps tenté de l’occulter, en mettant par exemple en avant son passé de résistante pendant la seconde guerre mondiale. » Au-delà de la cité portuaire, c’est tout le pays, selon elle, qui a encore du mal à affronter la période coloniale, l’histoire de la colonisation étant encore insuffisamment enseignée ou connue. Bertrand Guillet, directeur du musée, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme vouloir sortir « du carcan du roman national. »

Les interventions de Romuald Hazoumé, quant à elles, ne vont pas forcément dans le sens auquel on pourrait s’attendre, celui d’une attaque en règle des Occidentaux. « Moi mon rôle en tant qu’artiste africain, c’est de dire aux miens, ‘nous, Africains, devons aussi assumer notre responsabilité dans l’esclavage !’ S’il n’y avait pas eu de vendeur, il n’y aurait pas eu d’acheteur. Comme les Occidentaux, des Africains ont aussi profité de ce trafic ! Et il est important de parler de ce qui se passe aujourd’hui, de parler de ces enfants que l’on « place » dans d’autres familles, qui font le ménage, la vaisselle, qu’on ne met pas à l’école… Nous devons nous regarder d’abord avant de regarder les autres. »

Tabou

Le plasticien né à Porto-Novo utilise dans ses installations des bidons de 50 litres que de jeunes hommes, principalement, transportent parfois par lots de quatre sur des motos entre le Nigeria et le Bénin pour acheminer de l’essence. Découpés, rafistolés, ces jerricans rappelant étrangement des visages humains.

Et ils racontent aussi un peu de l’esclavage moderne dans le pays, où les plus déshérités jouent leur vie (les accidents sont fréquents) pour quelques billets. Pour l’artiste, les élites ont leur part de responsabilité dans cette domination : « ce sont les mêmes personnes depuis 30 ans, juste rafistolées comme ces bidons, et elles ne sont intéressées que par leur maintien au pouvoir. »

Mais le peuple n’est pas sans tort non plus, lui qui attend avec fatalisme une amélioration de son sort venant d’une protection surnaturelle « musulmane, chrétienne, évangéliste, vaudou… parfois tout à la fois. »

« Dicey Die », l’une des oeuvres de Romuald Hazoumé exposées à Nantes.
Un autre invité, Gildas Bi Kakou, historien ivoirien qui a consacré sa thèse de doctorat à la traite négrière ivoirienne au XVIIIe siècle, intervient dans les collections. À côté des cartels habituels, on peut lire ses commentaires, qui ajoutent un éclairage pertinent, « de l’intérieur ».Il décrit par exemple les opérations guerrières « nolo » (rapt d’un individu isolé) ou « mvrakila » (tenant du raid, de la razia) au Congo pour fournir des esclaves aux négriers. Il évoque aussi le royaume Ashanti (1701-1874) à qui était livré chaque année un tribut de 2 000 esclaves.

« La responsabilité africaine dans l’esclavage est encore taboue, reconnaît celui qui s’est intéressé au sujet en découvrant que certains de ses lointains aînés avaient été propriétaires d’esclaves. Que l’on soit descendant de parents réduits à la servilité ou de personnes possédant des esclaves, c’est encore très compliqué et honteux d’en parler. »

L’historien prometteur (il est lauréat du prix du Comité national pour la mémoire et l’Histoire de l’esclavage 2019) poursuit actuellement son travail à Nantes, les universités ivoiriennes ne semblant pas pressées de s’attaquer sérieusement au sujet. « Il y a aussi des enjeux financiers dans la reconnaissance d’une participation africaine, remarque Krystel Gualdé. Si les États reconnaissaient cette participation, la question des réparations serait évidemment brouillée. »

Jeune Afrique

En attendant que toutes les responsabilités soient pleinement assumées, l’exposition nantaise est un formidable émulateur intellectuel. Les outils du mouvement décolonial y sont repris, sans culpabilisation, sans pathos, pour interroger nos certitudes.

« Nous possédons ici deux tableaux, les portraits de Dominique-René Deurbroucq (1715-1782) et de son épouse Marguerite-Urbane née Sengstack (1715-1784) chacun avec un esclave noir, pose Krystel Gualdé. On s’est habitués à ce que figure ce terme d’ « esclave » près des noms des maîtres, mais il ne résout rien. Il ne dit rien de l’âge, du genre, il résume à un statut servile. Très prochainement, on présentera d’abord ces portraits comme « Deux Nantais, dont l’un mis en esclavage. »

« Expression(s) décoloniale(s) », du 19 mai au 14 novembre, au château des ducs de Bretagne.

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