Alors que le déficit de la Sécurité sociale française demeure une préoccupation majeure, la situation en Martinique illustre de façon exacerbée les failles et les limites du modèle social dans les territoires ultramarins. Entre pressions démographiques, difficultés économiques et dysfonctionnements managériaux, la Caisse Générale de Sécurité Sociale (CGSS) de Martinique fait face à une crise profonde, dont la résolution implique des réponses nationales et locales adaptées.
Un déficit structurel dans l’hexagone , une crise systémique en Martinique
En 2023, le déficit du régime général de la Sécurité sociale et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) s’est élevé à 10,8 milliards d’euros. Si ce chiffre marque une amélioration par rapport au pic de la crise sanitaire (38 milliards d’euros en 2020), il reste préoccupant. La loi de financement pour 2024 prévoit un déficit d’environ 10 milliards d’euros, avec des projections à la hausse pour les années suivantes.
Les causes sont connues : vieillissement de la population, progression des maladies chroniques, innovations médicales coûteuses, croissance économique atone, chômage persistant et exonérations de cotisations.
En hexagone, la réponse s’organise autour de réformes paramétriques (retraites, assurance maladie), de la maîtrise des dépenses et de la lutte contre la fraude. Mais le modèle reste sous pression, et la dette sociale, gérée par la CADES, continue de s’alourdir.
La Martinique, elle, vit une situation de crise aiguë.
Si le déficit technique de la CGSS a été ramené à 1,1 million d’euros en 2022, après avoir dépassé les 3 millions en 2021, cette amélioration conjoncturelle masque des difficultés structurelles profondes, mises en lumière par un rapport accablant de la Cour des comptes.
L’institution martiniquaise souffre d’un cocktail explosif : déclin démographique, vieillissement accéléré, chômage de masse, pauvreté endémique, gouvernance instable et performances opérationnelles dégradées.
Des défis démographiques et économiques aggravés
La Martinique est le département d’outre-mer le plus âgé, avec 28 % de sa population ayant plus de 60 ans. Le solde migratoire est négatif : les jeunes actifs quittent massivement l’île pour la métropole. Résultat : une base de cotisants en érosion, alors que les besoins en prestations vieillesse et en soins augmentent mécaniquement.
Le taux de chômage atteint 23,2 % (contre 10,1 % en France), et le taux de pauvreté frôle les 27 %. Plus de 30 % de la population bénéficie de la CMU, contre 6,6 % en métropole. Le PIB par habitant reste nettement inférieur à la moyenne nationale, limitant la progression des recettes sociales. La dépendance aux prestations sociales y est donc structurellement plus forte, tandis que la capacité contributive du tissu économique local est limitée.
Une gestion en crise, des usagers pénalisés
Au-delà des chiffres, la Cour des comptes dénonce une gestion accablante de la CGSS Martinique. Les délais de traitement des dossiers de retraite sont en moyenne de 183 jours, soit 60 % de plus que la moyenne nationale. Les retards et erreurs dans le traitement des prestations (retraites, Aspa, remboursements de soins) plongent des milliers d’assurés dans la précarité, certains se voyant refuser des remboursements faute d’un traitement administratif dans les délais.
Le recouvrement des cotisations sociales est particulièrement défaillant : plus de 11 % des cotisations restent impayées, contre 1 % en métropole. Les créances s’accumulent, atteignant 1,26 milliard d’euros en 2017, avec un taux de recouvrement nettement inférieur à celui des URSSAF métropolitaines. L’absentéisme du personnel, la multiplication des fonctions support, la gestion hasardeuse des marchés publics et les dépenses irrégulières aggravent la situation.
Des causes systémiques, une réforme urgente
La Cour des comptes pointe une instabilité managériale chronique (six directeurs généraux en cinq ans), une gouvernance défaillante, des dérives dans l’utilisation des fonds (cadeaux, dépenses somptuaires, détournement de fonds du CSE) et une organisation éclatée en silos malgré le modèle intégré de la CGSS. Les systèmes d’information fragmentés, la multiplicité des interlocuteurs nationaux et l’absence de synergies internes empêchent toute amélioration durable.
Face à cette situation, la Cour recommande une refonte profonde de la gouvernance, une rationalisation des dépenses, un renforcement du recouvrement, une amélioration du suivi de la productivité et un recentrage des missions. Elle n’exclut pas, faute de progrès rapides, une mise sous administration provisoire de la caisse.
Un enjeu national, des réponses différenciées
La crise de la Sécurité sociale en Martinique ne peut être dissociée du contexte national. L’aggravation attendue du déficit de la Sécurité sociale française dans les prochaines années (jusqu’à 24 milliards d’euros en 2028) limitera la capacité de l’État à soutenir financièrement les caisses ultramarines. Pourtant, la situation martiniquaise exige des réponses adaptées à ses réalités démographiques, économiques et sociales spécifiques, ainsi que la reconnaissance des surcoûts structurels (prime de vie chère, coûts administratifs, besoins sociaux accrus).
Plus largement, la crise martiniquaise interroge la soutenabilité du modèle social français dans les territoires d’outre-mer, et la capacité de l’État à garantir l’égalité d’accès aux droits sociaux sur l’ensemble du territoire. La restauration de la confiance des usagers, la modernisation de la gestion et l’adaptation des politiques nationales sont aujourd’hui des impératifs pour éviter que la Sécurité sociale ne devienne, en Martinique comme ailleurs, un symbole d’inégalités et de désillusion.