« Nous travaillons pour le territoire, on ne travaille pas pour soi »
Comme tous les autres préfets qui sont passés avant lui, une plaque à son nom clôt la liste de ses prédécesseurs. Bien que ce soit officiel, la plaque à son nom ne porte pas encore la date de fin de son exercice dans le territoire. Le préfet Jean-Christophe Bouvier est sur le départ. Arrivé peu de temps après la crise de la fin de l’année 2021, il quitte la Martinique en plein trouble de la vie chère. Lors d’un entretien réalisé le 21 janvier, Jean-Christophe Bouvier livre un bilan des ses actions durant ces deux années avant de prendre ses nouvelles fonctions en tant que membre du Conseil supérieur de l’appui territorial et de l’évaluation.
A votre arrivée en Martinique, quels ont été les dossiers prioritaires ?
Il fallait retrouver les conditions d’un travail normal avec les collectivités puisque la situation était peu ou prou gelée après la grave crise qu’avait traversée la Martinique en 2021. La principale mission qui m’avait été confiée prioritairement était de penser avec les acteurs l’action de l’Etat en mer dans la perspective de l’installation des deux radars sur les canaux de Sainte-Lucie et de la Dominique. C’est-à-dire identifier les difficultés, les angles morts la manière dont nous pouvions mieux organiser les services de lutte contre les trafics de toute sorte.
Comment luttez-vous contre ce type de trafic ?
Concernant l’action de l’Etat en mer, il y a eu des progrès significatifs de la réorganisation, en témoigne l’augmentation significative des saisies de stupéfiants sur la Martinique. Cette réorganisation a porté ses fruits. Les moyens ne sont pas encore tous arrivés. Ils seront effectifs et opérationnels à partir du mois de juin. Ils sont en cours d’acquisition. Des nouveaux moyens nautiques sont arrivés. Ils nécessitent une formation des équipes, une coordination de celle-ci avec les plus anciennes. Certes, nous avons progressé mais ce n’est jamais suffisant.
Quels ont été les autres sujets à prendre en main ?
Nous avons travaillé sur d’autres dossiers comme celui des sargasses avec l’expérimentation du ramassage en mer et la création du GIP. Il y a aussi la déclinaison du plan chlordécone qui n’est pas tant un plan qu’une montée en charge des dispositifs d’accompagnement qui concerne à la fois l’agriculture, les terres et l’eau. Même s’il y a eu des progrès efficaces dans la lutte contre les conséquences sanitaires de ce scandale, ce n’est pas pour autant que cela résout le principal problème exprimé par une partie de la population qui concerne la responsabilité de ce scandale et le non lieu qui a été prononcé par l’autorité judiciaire à ce sujet.
«Nous avons énormément progressé sur le plan de la coopération régionale »
N’est-il pas frustrant de ne pas voir aboutir les politiques que vous avez initiées ?
La frustration intervient sur certains aspects. Je ne verrais pas les résultats de la montée en puissance des moyens dans l’action de l’Etat en mer. Nous avons également travaillé au plan de financement de l’agrandissement et la modernisation du Grand port maritime. Je ne verrai pas les conséquences. De toute façon, nous travaillons pour le territoire. On ne travaille pas pour soi. Voir des projets concrets aboutir, c’est bien. Je donne l’exemple des sargasses : le ramassage de ces algues en mer, l’association des marins-pêcheurs et la collaboration avec la Somara. Nous avons vu concrètement l’influence que cela a eue. D’autres missions et d’autres projets s’inscrivent dans le temps. En termes de cohésion sociale et d’accession à l’emploi, nous avons mis en place en juin dernier, le prêt à taux zéro pour les Martiniquais de moins de 40 ans. Cette opération a suscité un véritable engouement. Elle répond à un besoin d’améliorer la qualité des logements mais aussi de permettre à des jeunes Martiniquais d’accéder à un logement digne, à une acquisition foncière et à un projet immobilier.
Dans quelle mesure avez-vous renforcé les liens de la Martinique avec ses voisins caribéens ?
Nous avons énormément progressé sur le plan de la coopération régionale. Depuis deux ans, il y a eu l’arrivée d’un conseiller diplomatique auprès du préfet et d’une magistrate de liaison auprès de l’ambassadeur de France à Sainte-Lucie. Ceci a des conséquences concrètes sur la coopération judiciaire entre les territoires et sur l’amélioration de la lutte contre les trafiquants. Depuis cette mise en place, le dispositif nous permet de retrouver systématiquement les yoles des pêcheurs qui sont volées et emmenées à Sainte-Lucie.
« Exercer la fonction de préfet, c’est une remise en cause permanente »
Comment vous êtes vous adapté à ce nouveau territoire ?
Le métier de préfet est un de ceux où il faut à la fois faire preuve de plus d’humilité mais c’est aussi celui qui donne au titulaire de la fonction la possibilité de découvrir des cultures, des rites, des projets différents. C’est une remise en question permanente. On ne peut pas arriver dans un territoire et avoir des idées préconçues. Les certitudes consistent à assurer la sécurité des biens et des personnes car c’est une condition de développement économique, du bien être et de la cohésion sociale. Penser l’amélioration de la sécurité des personnes ou le développement économique en Martinique, ce n’est pas la même chose que dans n’importe quel autre territoire national. D’un point de vue personnel, c’est un défi perpétuel. Les trois derniers préfets de Martinique ont terminé leur mandat en célibat géographique. Cela montre quand même que c’est un défi familial. A titre personnel, j’ai passé ma vie à déménager et à découvrir de nouveaux territoires avant même d’exercer une profession. Je considère que la mobilité professionnelle est un facteur d’enrichissement important. J’ai vu mon fils grandir dans le cadre des déménagements successifs tous les deux ans. Les jeunes qui bénéficient de ce type d’expérience les rendent plus adaptables, leur donne une force dans la société.
Jusqu’à l’âge de 12 ans vous avez grandi en Algérie et au Maroc. Qu’en retirez-vous ?
Le principal bénéfice que je tire d’avoir grandi en Afrique du nord, c’est que l’on vit confronté à l’altérité et on est nécessairement obligé de la comprendre pour s’adapter à elle. Avoir grandi dans le Souf, le Sahara algérien et après au Maroc m’a appris à apprécier cette altérité de manière positive. La conséquence indirecte, quand je suis rentré à l’école en France, j’étais un étranger dans mon propre pays parce que je n’en connaissais pas du tout les codes. En tant que jeune préadolescent, j’ai mis trois ans à m’adapter. Aucune certitude ne peut être imposée aux autres. Si on part du plus petit dénominateur commun : chaque individu, famille, village, ville, développe une culture, une histoire, on ne peut lui imposer une autre façon de vivre. Ca s’appelle la tolérance, le respect de l’autre et sa compréhension qui nous permet de chercher les voies et moyens de progresser ensemble.
Comment avez-vous vécu ces deux ans en Martinique ?
Dans tous les territoires français, les politiques publiques doivent tenir compte de son environnement géographique et culturel. C’est encore plus vrai quand on est à 6000 km. Il y a une façon pour les territoires de la République de s’épanouir dans un cadre irréfutable, absolu concernant les valeurs des principes fondamentaux, la République, la hiérarchie des normes telle qu’elle est définit par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Cependant, les collectivités notamment en Outre-mer doivent pouvoir avoir une appréciation plus forte de la manière dont le droit quotidien et le développement économique peuvent se définir. J’ai engagé une réflexion sur le sujet alors que je suis arrivé en Martinique pétri d’une conviction beaucoup plus centralisatrice de l’organisation des pouvoirs.
Les manifestations contre la vie chère ont-elles contribué à l’évolution de votre conviction ?
Il y a eu quelques manifestations qui ont rassemblé entre 500 et 800 personnes. Il y a surtout eu des destructions, des exactions, des violences, des propos inacceptables qui ont été tenus et qui salissent ceux qui les ont prononcés. Si la question de la vie chère et de la manière dont on peut lutter contre ce phénomène, nous oblige tous. On ne la pas découvert avec l’injonction du RPPRAC. Il y a des façons de travailler à cette question différente. Nous avions fait le choix du débat, du dialogue et de la confrontation des idées. D’autres ont fait le choix de la destruction, du pillage et de la menace. Cela doit être fermement condamné par les acteurs martiniquais. Accepter cette façon de faire, c’est accepter de se projeter dans une société où il n’y a plus de cohésion sociale.
Comment voyez-vous la Martinique évoluer dans les prochaines années ?
Je ne suis pas très optimiste, non pas parce que je m’octroie une parole de vérité sur ce qu’elle doit devenir mais parce que je rencontre des jeunes martiniquais qui sont rentrés au pays et qui veulent repartir faute d’avoir retrouvé ce qu’ils pensaient retrouver. Que ce soit sur des projets économiques ou personnels. Des événements précis de ces derniers mois nous ont montré que la société martiniquaise n’avait pas la volonté de condamner publiquement ce qui doit être condamné quel qu’en soit l’auteur. Cela ne relève pas de la justice mais de la question morale, du vivre ensemble et de la possibilité d’exprimer ses divergences autrement que par la violence et la menace. Indépendamment de cela, il y a une énergie créatrice en Martinique que l’on trouve rarement dans d’autres territoires. Une intelligence des situations par certains acteurs culturels ou économiques qui sont formidables.
Propos recueillis par Laurianne Nomel