Ti Prince, d’Emmanuel de Reynal est, dirons-nous, un roman. L’auteur ne choisit pas la forme de son ouvrage et c’est déjà une manière d’ouvrir la réflexion du lecteur. « C’est l’histoire d’un petit garçon… » nous dit-on en présentant le livre. Si c’est une histoire, c’est soit un conte, soit une nouvelle, soit un roman.
Le roman est une histoire ou un ensemble d’histoires lorsqu’il s’agit par exemple du roman de Renard. En même temps, le roman est comme on l’a dit un genre sans loi, « lawless », écrit selon une partition multiple et complexe. La complexité la plus évidente de ce roman est dans l’épilogue qui nous ramène à la réalité et à la morale de notre monde.
Somme toute, le Ti-Prince d’Emmanuel de Reynal s’inscrit dans une forme extérieurement limpide : parcours d’un enfant handicapé de la naissance à la mort. L’autre parcours, concerne une famille rayonnante et aimante dont la force d’amour transforme le rejet habituel des individus ayant un handicap en les intégrant au groupe « normal » parce qu’ils sont innocents, en les faisant reconnaître comme des humains avec tout ce que cela signifie. Dire cela ne dit pas par quels moyens l’auteur y parvient.
L’auteur y parvient de multiples manières. D’abord en nous faisant partager le regard de l’enfant sur le monde qui l’entoure. On s’étonne souvent qu’il adopte le point de vue d’un auteur qui s’efface au cœur de son personnage mais en même temps qui est le dieu omniscient qui explique, et voit au-delà du regard de son personnage. Regard omniscient. Personnage de la mère, omniprésente, bienveillante, maternelle, qui met au monde mais veille, organise, et dont le rôle consiste à construire la famille pour lui permettre d’éclore, c’est-à-dire de grandir, de se développer et de voler de ses propres ailes. Quant à voler de ses propres ailes, cela consiste à s’intégrer à la société selon le choix et le désir de chacun : les filles se marient, une autre devient exploratrice, Henri l’aîné entre à l’armée, et les deux loustics s’inscrivent en médecine et en dentaire. Il importe donc que tout individu trouve sa place dans la société, dès lors qu’il en a la possibilité physique et intellectuelle.
On comprend rapidement que l’intégration ne vient pas tant de l’enfant, mais d’abord de la famille, le premier cercle, et des lieux de formation : si l’éducation ou l’enseignant ne se sent pas concerné par sa mission, s’il n’a pas conscience de l’immensité de sa responsabilité pour conduire l’enfant afin de l’épanouir, quel que soit son niveau de départ ou ses difficultés ; si l’adulte ne comprend pas que les limites intellectuelles ou physiques de l’enfant ne dépendent pas tant de lui mais de l’aide qu’on lui apportera avec amour, alors, il risque de ne pas y avoir de véritable formation. L’enfant sera végétatif car il ne peut se former qu’entraîné, guidé et conforté dans la voie qu’il suit.
L’amour est un thème clé du roman, mais non le seul. Évidemment est-on tenté de dire il est omniprésent dans les débuts du livre comme un fluide émanant de la mère, une gloire comme on la trouve entourant le Christ, ou sa mère, la Sainte Vierge, dont l’acharnement à faire vivre son enfant s’impose à tous. La mère met un enfant au monde pour qu’il vivre, envers et contre tous. Cet abandon dont font preuve les amis qui viennent honorer la naissance du nouveau-né handicapé ne sont rien d’autre qu’un enterrement. Telle est la clé de Ti Prince. C’est cette force qui transcende le récit, à travers une équipe qui se passe le témoin. Celui de la mère à ses enfants pour la relayer lors de l’arrivée d’Arthur, le petit grand frère. Mais c’est aussi le passage de témoin du père à son ami « le bon docteur Charles », puis celui de Marius, nouveau Jean Valjean au sein de la société du Hameau des Anges.
Au fond, la famille n’est rien d’autre qu’un muret qui assemble les êtres avec un ciment d’amour. La vie consiste, à partir de ce ciment, de pouvoir s’éparpiller comme une volée de moineaux dans le vaste monde, mais de toujours retrouver le nid originel après toute migration et surtout lorsqu’une brique est sur le point de lâcher.
Tel est l’axe horizontal du roman, jalonné par des événements, jusqu’à la mort du petit innocent, glorifié par tous. Un schéma évènementiel et temporel même si la temporalité se vit soudain, par une prise de conscience que du temps a passé mais surtout hymne à la vie parce que l’homme est mortel et que la vie est belle.
La verticalité est, de manière évidente, chrétienne, sans que cette chrétienté – omniprésente – ne soit imposée, pour convaincre. Au contraire, chez Emmanuel de Reynal, la chrétienté est lumière douce, parce qu’elle est évidence : il ne peut y avoir de monde humain dans la violence.
C’est en ce sens que je retrouve mes vrais amis chrétiens, dans un monde de valeurs. Oui, la vie est tellement difficile pour un enfant que, parents, il nous faut le soutenir dans les efforts trop durs pour lui. On n’imagine pas combien il est parfois difficile à certains âges de couper sa viande, de travailler à l’école et d’apprendre à devenir grand tout simplement. Voici pourquoi on aime ses élèves quand on enseigne, et peut-être – difficile à le dire – est-on infiniment plus à l’aise avec eux qu’avec ses propres enfants.
La deuxième valeur dans laquelle je me retrouve avec Ti Prince, est, au-delà de cette douce lumière, ce sentiment de limbes d’où émerge notre Ti-Prince par la volonté de ceux qui l’entourent. Vaincre la mort est le rêve que les Anciens ont caressé. La mort, inhérente à la vie est donc une fatalité. Et naître pour mourir peut sembler absurde, de cette absurdité que dénonce Samuel Beckett dans En attendant Godot. La mort du père, usé par son métier et qui avait tant à transmettre à ces enfants, mais dont Arthur (quel prénom bizarre dans le monde qui est le nôtre à moins qu’on imagine les Chevaliers de la Table Ronde), le vrai et le personnage de roman, a su saisir sans doute au-delà de ses frères et sœurs et de sa mère, le témoin de l’écriture, de la musique et de la poésie.
C’est en effet cette poésie qu’on découvre au début du livre, à travers le monde des sensations tactiles, les caresses du sable de la plage, que ressent l’enfant, la découverte des yeux bleus de Chantal, et le besoin naturel de tout individu de s’émerveiller devant la beauté du monde minéral comme du monde animal avec Lousso ou Isabelle la vache laitière de la ferme du Hameau des Anges.
Mais la vraie poésie, c’est celle justement de la construction d’un univers que l’auteur rend sensible grâce à l’émotion. Vivre nécessite de vibrer pour ressentir l’émotion de la vie, et de ses souffrances. Celles-ci sont aussi inhérente à la vie et il vaut mieux être fragile du cœur qu’endurcit à tout. Ti Prince est un univers de sensibilités qui nous apprennent que les familles se reconstruisent là-haut, et que la mort réunit dans un monde chrétien ceux qui s’aimaient ici-bas. Après tout, que la mort soit un paradis après en avoir été exclus, est peut-être la plus grande consolation pour des chrétiens, mais aussi les boucles se referment sur elles-mêmes : une manière de nous dire que la vie est recommencement, et que la poésie de la chanson de Gérard Lenorman, et le mange-disque derrière les objets, nous ouvrent des symboles, des sens et un infini de sensations. Oui, il était là le Petit Prince de Saint Exupéry, semblable et différent, de même que cette nièce mère à son tour d’un enfant trisomique trouvera en son oncle la force de vivre en ne rejetant pas l’enfant parce que ce dernier n’a rien en moins, mais tout en plus et qu’il éclaire de cette lumière tendre du Paradis de Dante, le monde qui devrait être le nôtre.
Il reste aussi la magie, le mystère que représente Anna, cette conscience et cette amitié féminine proche de l’amour d’Adam et Eve, et qui témoigne aussi d’une souffrance muette transmise par le narrateur à son personnage de petit frère.
Ti Prince est au fond comme un puzzle, au cœur de l’auteur qui le construit avec son réel et sa culture, comme une sorte d’exorcisme pour mieux renaître, comme cet oiseau qui renaît de ses cendres. Camus aimait la vie, et il en voulait à Dieu de nous juger. Comme Camus, et en même temps différemment, Emmanuel de Reynal refuse le jugement négatif qu’il remplace par l’amour. Il y aurait beaucoup à dire sur ce rapprochement et les différences qu’on en tire. Camus est un révolté, Tarrou son personnage l’est encore plus ; nulle révolte chez Emmanuel, mais acceptation et transfiguration pour faire de ce qui pourrait passer pour un malheur, un bonheur.
A mon ami Emmanuel pour son livre cri du cœur et aussi un véritable roman qui témoigne de sa maturité dans l’art et la construction de ce genre. Bien sûr il reste des questions en suspens. Mais quel intérêt un livre peut-il avoir s’il ne nous laisse pas perplexe sur un ensemble de problèmes liés aux choix de l’auteur et aux questions existentielles qu’il pose ?
Yvon Joseph-Henri, Pointe Savane, le 14 novembre 2022