« L’idée est de rendre publics – et exploitables – ces futurs résultats, pour que cela se traduise par des conséquences effectives dans la vie de tous les jours » – Sandra Casanova
Suite au lancement d’un premier appel à projets de recherche conjoint, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM) et la Région Guadeloupe* ont présenté, ce jeudi 08 décembre, les six projets lauréats – de futurs travaux s’inscrivant dans le cadre du volet « recherche » du Plan Chlordécone IV (2021-2027) et dont nous reproduisons de brefs descriptifs dans les lignes qui suivent. Représentant le président du Conseil exécutif de la CTM, Serge Letchimy, à cette présentation, Sandra Casanova, conseillère territoriale et présidente de la commission éponyme « Stratégie logistique du territoire, politique de la recherche et de l’innovation», répond en outre à nos interrogations.
Antilla : Sur ces six projets, y-en-a-t-il majoritairement portés par des composantes martiniquaises ou sont-ils tous transversaux dans leur composition ?
Sandra Casanova : C’est complètement transversal. A chaque fois que se forme un consortium, il y a un laboratoire qui en sera un peu le ‘’chef d’orchestre’’. En Martinique nous sommes partenaires, mais nous n’avons pas de laboratoire qui coordonne. Sur ces six projets on retrouve donc des guadeloupéens et des martiniquais, même si nous ne sommes pas chef d’orchestre directement.
Quels acteurs composent ces consortiums ?
Chaque laboratoire a des spécificités, des spécialités et une expertise particulière. Donc l’idée c’est d’aller chercher l’expertise dont on a besoin pour aller au bout du projet. Concernant le projet où nous avons une forte concentration de laboratoires martiniquais (le projet dénommé CHLOR2NOU, voir plus bas, ndr) il y a quand même 18 acteurs différents : experts, laboratoires, etc. Chaque fois que la recherche avance, il y a ce besoin de transversalité. Quand l’approche est à la fois sanitaire, environnementale, sociale et sociétale, c’est vraiment pour faire en sorte que le plus grand nombre puisse bénéficier des avancées.
Ces six projets sont-ils encadrés dans le temps en termes de soutiens financiers, de suivi et de résultats ? Ces projets sont-ils renouvelables ?
Cet appel à projets est d’une durée de trois ans, avec une année supplémentaire car une rédaction de thèse est prévue pour chaque projet. L’idée est donc de rendre publics – et exploitables – ces futurs résultats, pour que cela se traduise par des conséquences effectives dans la vie de tous les jours. Il s’agit de mieux maîtriser cette molécule de chlordécone, qu’elle reste dans son état d’origine ou qu’elle vienne s’associer à d’autres molécules.
A votre connaissance y-a-t-il un intérêt scientifique croissant, en termes de possibles futurs projets, pour les multiples conséquences de cette pollution par la chordécone ?
Plus il y aura une sorte de non-jugement du ‘’dossier chlordécone’’, plus ça suscitera un intérêt. Qu’on place ce dossier à un niveau judiciaire ou humain, il y a des conséquences. Donc nous ferons tout ce qu’il faut, à notre niveau, pour qu’il y ait de plus en plus de scientifiques et d’acteurs en général, qui se saisissent de cette problématique. Et plus on en parlera au niveau médiatique, plus il y aura un ‘’engouement’’ autour de cette nécessaire maîtrise de la molécule et des conséquences à long terme. La recherche débute, donc il faut s’inscrire dans un temps moyen et long.
Certes mais avec une méconnaissance massive de la population martiniquaise sur les « premiers » résultats de la recherche scientifique, non ?
Absolument. D’ailleurs j’ai reçu récemment le message d’une personne qui collabore régulièrement avec Cuba, me disant qu’il y a certainement des pistes à explorer dans ce pays et comment nous pourrions travailler sur une coopération.
L’enjeu porte aussi sur la communication, plus précisément sur la restitution – publique – de ce qui a déjà été fait scientifiquement sur ces questions et des éventuels « acquis », n’est-ce pas ?
Bien sûr, et de ce qui a été fait ailleurs. Ce volet de ‘’vulgarisation’’ doit vraiment être mis en œuvre chez nous. Et de manière plus large, je pense qu’il faut qu’on se saisisse davantage de tout ce qui est recherche et innovation en Martinique. Il faut avoir le réflexe d’aller chercher des solutions innovantes. On est souvent dans le ‘’on a toujours fait comme ça’’, mais si on veut bouger les lignes il faut que nous ayons presque le filtre systématique de se dire ‘’qu’est-ce qui existe en termes d’innovation et de recherche ?’’. Et si on n’a pas d’actualités sur des domaines précis, il faut se demander ce qu’on peut mettre en place. Cependant il faut marquer la volonté de la CTM de s’inscrire dans davantage d’innovation et de recherche. En effet nous avons créé une direction ‘’Innovation’’ qui n’existait pas avant, donc il y a la démarche d’aller dans cette direction.
Propos recueillis par Mike Irasque
Dans « l’objectif de promouvoir des recherches sur la « caractérisation des impacts de la chlordécone et de ses dérivés », cet appel à projets s’articule autour de trois axes : « la prévention des expositions pour abaisser les causes et les facteurs de risque liés à la présence de la chlordécone, en particulier dans la chaîne alimentaire ; l’identification des freins et des leviers aux échanges et aux interactions entre science et société, c’est-à-dire entre la recherche scientifique sur la chlordécone et les acteurs des sociétés caribéennes ; et le développement de solutions innovantes, rentables et intégrées capables d’apporter résilience et durabilité dans le développement socio-économique caribéen. » Sur quatorze projets de recherche déposés et éligibles, six ont donc été retenus par un « comité d’évaluation scientifique pluridisciplinaire international » et devraient débuter en janvier 2023. Plus précisément, cinq de ces projets « se pencheront spécifiquement sur la remédiation des sols et des eaux, c’est-à-dire leur décontamination, et tous comportent un volet consacré aux sciences humaines et sociales avec une approche dite One Health (une seule santé, ndr) une approche unifiée et intégrative de la santé humaine, animale et environnementale. » En outre, les partenaires et les chercheurs antillais sont « fortement impliqués dans l’ensemble des projets, notamment dans la coordination de deux des six projets de recherche lauréats. »
Eléments de présentation des projets :
Projet CHLOR2NOU – chlordécone et ses produits de transformation : nouveaux outils et connaissances.
Ce projet s’intéresse au développement de nouveaux outils de surveillance autour de la chlordécone et de ses produits de transformation – ou métabolites, c’est à dire lorsqu’elle se dégrade. (…) pendant des décennies, ce pesticide était considéré comme indestructible ou non-dégradable, ce qui a eu un fort impact négatif sur la gestion de la pollution. Dans une optique de prévention à leur exposition, CHLOR2NOU s’attachera ainsi à mieux détecter et mieux comprendre la formation de ses produits de transformation, à estimer leur toxicité, leur écotoxicité et leur prévalence, puis à étudier les conditions agronomiques et environnementales réalistes capables de favoriser la dégradation de la chlordécone. Ce projet se centrera également sur la représentation du pesticide dans la société antillaise.
Projet DéMETer : Déployer une Méthode Efficiente, acceptable et opérationnelle de Traitement des sols pour réduire l’exposition vis-à-vis de la chlordécone et ses produits de dégradation.
(…) les sols de Martinique et de Guadeloupe représentent toujours une source continue de chlordécone pouvant être transférée vers d’autres milieux, comme les eaux de surface et souterraines. Réduire la contamination des sols est donc un enjeu majeur pour diminuer l’exposition et les impacts sur la santé humaine et sur l’environnement. L’objectif de DéMETer est de lever certains verrous techniques et sociétaux autour de solutions de remédiations prometteuses, comme celles couplant la remédiation chimique et la phytoremédiation, afin de permettre leur mise en œuvre opérationnelle. Le projet DéMETer vise ainsi à déployer une méthode efficiente, économiquement viable, socialement acceptable et opérationnelle de traitement des sols pour réduire l’exposition vis-à-vis de la chlordécone et de ses produits de dégradation. Le projet vise à valider une méthode innovante de remédiation des sols (y compris agricoles) en s’assurant de sa possible mise en œuvre à grande échelle, tout en intégrant les représentations et attentes des citoyens face à la dépollution des sols.
Projet KARU-FERTIL : Exposition à la chlordécone et fertilité féminine.
KARU-FERTIL se consacrera aux liens entre l’exposition à la chlordécone, perturbateur endocrinien avéré, et l’infertilité féminine. Pour ce faire, l’équipe du projet mènera des travaux de recherche en s’appuyant sur deux approches complémentaires : une étude épidémiologique, construite autour du suivi de femmes âgées de 18 à 39 ans consultant pour infertilité de couple au CHU de Guadeloupe – les associations entre le chlordécone et les causes médicales les plus fréquentes d’infertilité féminine seront ainsi étudiées ; et une approche sociologique autour d’entretiens semi-structurés sur un échantillon de femmes incluses dans l’étude épidémiologique et sur un échantillon de professionnels de santé prenant en charge l’infertilité du couple en Guadeloupe, afin de recueillir leurs perceptions.
Projet LiCOCO – Vivre avec la chlordécone : une co-construction fondée sur les opportunités.
Réunissant des chercheurs de différentes disciplines, LiCOCO fera le point sur l’état des connaissances sur la chlordécone et ses impacts. Ce projet vise notamment à étudier, questionner et imaginer le quotidien des populations avec la chlordécone, et à développer des solutions en termes de politiques publiques. En interrogeant les différents discours sur la pollution à la chlordécone (politiques, scientifiques et profanes) et les représentations que les différentes couches de la population ont sur cette pollution, l’objectif de ce projet, entre sciences sociales et sciences expérimentales, est de travailler au développement d’outils pour restaurer la confiance entre les pouvoirs publics et les populations.
Projet MetHalo : Criblage métagénomique* des déhalogénases*, nouveaux outils pour la dépollution de la chlordécone.
Afin de limiter l’exposition humaine à la chlordécone, le projet MetHalo vise à développer de nouvelles pistes pour une bioremédiation des sols et des eaux, basée sur l’utilisation d’enzymes. En effet, certaines enzymes pouvant dégrader les composants organiques contenant du chlore, comme les déhalogénases, apparaissent particulièrement prometteuses. Le projet MetHalo permettra aux chercheurs d’identifier les gènes codant pour de nouvelles déhalogénases, notamment par des méthodes dites de criblage fonctionnel métagénomique, afin d’agrandir l’arsenal d’enzymes pouvant s’attaquer à la chlordécone. Ce criblage permettra aux scientifiques d’étudier la dégradation de la chlordécone et les molécules produites par cette réaction, et d’approfondir les connaissances autour des mécanismes de sa dégradation – toxicité, stabilité, impact environnemental. Plusieurs actions de sciences participatives seront également engagées sur le terrain pour échanger avec les populations locales sur la chlordécone, et à travers la conception d’un jeu sérieux (serious game) visant à sensibiliser les populations, antillaise comme métropolitaine, aux enjeux de l’écocide.
Projet REMED-CHlOR : recherche d’un procédé de remédiation des sols contaminés par la chlordécone, étude en laboratoire et à l’échelle pilote, application in-situ et approche socio-politique.
La chlordécone n’est biodégradable qu’en absence d’oxygène (anaérobie) ; le projet REMED-CHlOR explorera ainsi la remédiation des sols contaminés en anaérobiose (atmosphère sans oxygène) à l’aide de bactéries présentes dans différents environnements biogéographiques guadeloupéens – humidité, pente, etc. Les produits de dégradation de la chlordécone seront ainsi étudiés afin d’identifier les ensembles de bactéries les plus efficaces. Ces derniers seront utilisés pour détecter la présence de chlordécone et de ses métabolites, notamment dans l’eau. REMED-CHlOR consacrera également l’un de ses volets à l’implication d’acteurs du monde agricole afin de tenir compte de la compatibilité entre les protocoles de remédiation et leurs pratiques agricoles. REMED-CHlOR étudiera aussi les adaptations et les modulations envisageables de la législation pour une agriculture durable et résiliente dans les zones contaminées. Des actions de communication envers le grand public et les scolaires seront mises en place. » Fin de citation(s). A suivre donc (en tout cas nous l’espérons).
Mike Irasque (avec documentation ANR et CTM)
*L’ANR, la CTM et la Région Guadeloupe indiquent avoir « mobilisé, à travers cet appel à projets, près de 5,53 millions d’euros en faveur de la recherche sur la chlordécone », « à hauteur de 265.000 euros, en mobilisant notamment les fonds européens FEDER », pour la CTM. *Métagénomique : méthode d’étude du contenu génétique d’échantillons issus d’environnements complexes (mer, air, terre, etc.). *Déhalogénase : type d’enzyme.