Le commerce interrégional entre les DROM et leurs voisins est une piste souvent évoquée pour réduire leur dépendance économique vis-à-vis de la métropole et favoriser une intégration régionale plus forte. Cependant, c’est un sujet qui suscite encore de nombreux débats aujourd’hui. Jean Crusol, économiste et ancien député européen, s’est penché sur cette question dès les années 1990. Aujourd’hui, il nous livre son analyse sur les obstacles persistants et les solutions à envisager pour dynamiser ces échanges dans la Caraïbe.
Les taxes, la production locale, la concurrence… Lorsque l’on parlera de vie chère en Outre-mer, plusieurs thèmes seront abordés. Parmi eux, on retrouvera celui des échanges inter-régionaux. Simple solution pour résoudre une partie du problème au premier abord, il s’agit en réalité d’une piste reste largement sous exploités. Historiquement, les échanges interrégionaux dans la Caraïbe existaient déjà, bien que limités. Dès la période coloniale, les îles de la région, malgré leur appartenance à des empires différents, entretenaient des échanges de marchandises. La Commission Caraïbes, créée dans les années 1950, visait à faciliter l’approvisionnement entre les territoires, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Ces premiers efforts de coopération régionale montrent que l’idée d’échanges interrégionaux n’est pas nouvelle, mais leur développement à grande échelle a toujours été freiné par des barrières politiques, linguistiques et économiques.
Pourtant, développer ces échanges nécessite aujourd’hui de non seulement surmonter des défis logistiques et commerciaux, mais aussi d’adapter les politiques locales et européennes pour encourager une véritable intégration régionale. Il s’agit d’un problème assez complexe. Pour y répondre, Jean Crusol, économiste et ancien député européen nous fait part de son expertise. En 1991, lorsqu’il était membre du Conseil Économique et Social, il a publié un avis sur cette thématique, en se concentrant plus particulièrement sur le cas de la zone caraïbes. Aujourd’hui, il revient pour traiter la question et explorer les solutions possibles pour dynamiser ces échanges interrégionaux.
“Les échanges commerciaux entre les territoires d’Outre-mer et leurs voisins régionaux sont limités par plusieurs obstacles majeurs.”
Quel a été le parcours historique des échanges interrégionaux dans la Caraïbe ?
Historiquement, les Antilles et la Guyane se sont longtemps désintéressées de leur environnement régional. Pendant des décennies, les relations avec les pays voisins étaient quasiment inexistantes, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, les barrières linguistiques ont joué un rôle clé : autour de la Guyane, on parle portugais au Brésil, néerlandais au Surinam, et anglais au Guyana. Dans les îles voisines de la Martinique et de la Guadeloupe, l’anglais domine. Cela a toujours compliqué les échanges. Ensuite, il n’y avait pas vraiment de structures de liaison, ni de transport maritime, ni aérien qui permettaient de développer des relations commerciales solides avec ces pays. C’était d’autant plus difficile qu’il n’existait pas encore d’accords régionaux structurés comme la CARICOM à cette époque.
Mais ce qu’il faut aussi comprendre, c’est que ces territoires, comme la Martinique et la Guadeloupe, avaient choisi de se tourner vers la France pour leur développement. Historiquement, il y avait un mouvement fort en faveur de l’assimilation à la France. Les élites locales demandaient à être intégrées pleinement à la France, et cela s’est concrétisé par la départementalisation en 1946. C’était un choix délibéré de voir leur avenir en lien avec la métropole plutôt qu’avec leur environnement immédiat. Tout cela a contribué à isoler ces territoires de leurs voisins. Les politiques étaient orientées vers l’application des lois sociales françaises, comme la sécurité sociale ou les allocations familiales, et l’environnement régional était perçu comme moins pertinent. L’intégration à la France a donc créé une dépendance vis-à-vis de la métropole, en écartant l’idée d’une coopération régionale pendant très longtemps.
Aujourd’hui, quels sont les principaux obstacles rencontrés par les territoires d’Outre-mer dans leurs échanges commerciaux avec les pays voisins ?
Les échanges commerciaux entre les territoires d’Outre-mer et leurs voisins régionaux sont limités par plusieurs obstacles majeurs. Les Antilles et la Guyane ont été intégrées tardivement dans les instances régionales comme la CARICOM, limitant leurs opportunités de coopération. Même aujourd’hui, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane ne sont que des membres associés du CARICOM et de l’OECS, ce qui les empêche de profiter pleinement des avantages du marché commun régional. De plus, les réglementations européennes strictes en matière de normes sanitaires et techniques posent des obstacles supplémentaires, empêchant l’importation de produits locaux de la Caraïbe qui ne respectent pas ces standards.
En parallèle, les disparités économiques, notamment les coûts salariaux plus élevés dans les territoires français d’Outre-mer, rendent leurs produits moins compétitifs face à ceux de leurs voisins caribéens. Le manque d’infrastructures de transport adéquates, tant maritimes qu’aériennes, complique également le développement des échanges. À cela s’ajoutent des barrières législatives européennes qui entravent la libre circulation des marchandises et des services, rendant difficile une intégration commerciale fluide dans la région. Ces obstacles combinés freinent la croissance des échanges interrégionaux et l’intégration économique des territoires d’Outre-mer dans leur environnement géographique immédiat
Comment la loi Letchimy et d’autres accords commerciaux ont-ils concrètement amélioré les échanges régionaux entre les DOM et leurs voisins ?
Les conseils régionaux des DROM peuvent désormais obtenir des habilitations leur permettant de légiférer sur des domaines spécifiques, y compris la coopération régionale. Par exemple, la loi Letchimy a ouvert la voie à des accords commerciaux entre les DROM et leurs voisins. Cependant, ces accords sont limités par le cadre réglementaire national et européen. Bien que des progrès aient été réalisés avec l’intégration de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane dans des instances comme la CARICOM et l’OECS, ces avancées ne se sont pas encore traduites par une augmentation significative des échanges commerciaux.
Quels secteurs de production locale pourraient être développés pour devenir plus compétitifs et renforcer les échanges interrégionaux ?
La compétitivité est un vrai problème. Le principal frein est le coût salarial, bien plus élevé que celui des voisins caribéens. Une solution pourrait être de recourir à une plus grande automatisation et industrialisation des processus de production, mais cela pose le problème de l’investissement initial. En parallèle, la production locale souffre de la difficulté à s’adapter aux normes européennes. Malgré cela, il existe des secteurs où la Martinique pourrait se démarquer, notamment dans la production à haute valeur ajoutée, mais cela nécessiterait un soutien plus fort de l’Union européenne.
Quelle place l’Union européenne devrait-elle jouer dans l’encouragement ou la limitation des échanges interrégionaux pour les DROM ?
L’Union européenne a un rôle essentiel dans la régulation des échanges, notamment à travers ses normes sanitaires et techniques, qui sont très strictes. Le problème, c’est que ces régulations ne sont pas forcément adaptées à notre région. Les produits qui viennent des pays voisins, par exemple certaines conserves ou des produits alimentaires de la Caraïbe, ne sont pas conformes aux standards européens, ce qui freine leur importation. L’Union européenne pourrait sans doute faire plus pour encourager les échanges régionaux, mais ce n’est pas une priorité pour elle. Elle est concentrée sur d’autres enjeux, et aujourd’hui nos territoires ne sont pas bien représentés au Parlement européen.
Comment concilier développement des échanges interrégionaux et protection de la production locale face à la concurrence accrue ?
Protéger la production locale tout en développant les échanges est un défi complexe. Les voisins caribéens produisent des biens à moindre coût, ce qui rend la concurrence difficile. Il est donc essentiel de mettre en place des mesures de protection, comme des quotas ou des normes plus souples pour les produits venant des Caraïbes. Il pourrait également être nécessaire de renforcer le soutien aux secteurs de luxe et d’exporter des produits à forte valeur ajoutée, qui seraient plus compétitifs sur les marchés étrangers.
Propos recueillis par Thibaut Charles