Invité en Martinique par la sénatrice Catherine Conconne, Monsieur Alain Bauer, professeur de criminologie et expert en sécurité, est venu animer une conférence intitulée “Liberté, Égalité, Sécurité”, qui s’est tenue le 13 septembre à Madiana. Il a abordé les questions de criminalité, de violence et de trafic de stupéfiants, en soulignant les défis propres aux territoires d’outre-mer. Voici ce que nous avons retenu de son analyse de la situation sécuritaire avec des chiffres préoccupants et des solutions potentielles pour endiguer cette crise.
La violence en France : une perception en décalage avec la réalité des chiffres
Monsieur Bauer a abordé la question de l’évolution de la violence en France, en expliquant que la société est aujourd’hui moins violente qu’elle ne l’était il y a plusieurs siècles. Historiquement, la France a connu des périodes où les homicides étaient beaucoup plus fréquents. Par exemple, il y a environ 400 ans, le taux de meurtres était de 150 homicides pour 100 000 habitants. En comparaison, aujourd’hui, ce chiffre est tombé à 1 homicide pour 100 000 habitants. Cette diminution massive est due à une meilleure organisation sociale, à des institutions plus fortes et à des politiques de sécurité publique plus efficaces.
Cependant, malgré cette amélioration, la perception de la violence par la population a changé. Aujourd’hui, chaque acte de violence, même mineur, prend une grande ampleur, notamment à cause de la couverture médiatique et de l’impact des réseaux sociaux. Ceux-ci rendent chaque incident plus visible et lui donnent un poids émotionnel plus important. Par conséquent, bien que les chiffres montrent une baisse sur le long terme, les gens ont l’impression que la société est plus violente, car ils sont davantage exposés aux récits de violence au quotidien.
La recrudescence récente des homicides et tentatives d’homicides : une tendance préoccupante
Malgré cette tendance historique de baisse des homicides, Monsieur Bauer a également souligné que depuis 2012, la France connaît une hausse inquiétante des meurtres. En 2012, le pays avait atteint son niveau le plus bas avec environ 700 homicides par an. Mais au fil des années, ce chiffre a progressivement augmenté pour atteindre environ 1 000 homicides en 2022. Cette augmentation marque une rupture après plusieurs décennies de baisse, et elle s’accompagne d’une recrudescence des tentatives d’homicides.
Monsieur Bauer utilise l’expression “meurtres ratés” pour décrire ces tentatives d’homicides, car il s’agit d’actes intentionnels où l’agresseur a tenté de tuer, mais sans y parvenir. Cette “échec” peut s’expliquer soit par l’incompétence de l’agresseur, soit par l’intervention rapide des secours, qui sauvent la vie des victimes. En 2022, on dénombre environ 5 000 tentatives d’homicides, un record sur les cinquante dernières années. Ce phénomène est en grande partie lié à des conflits entre criminels, souvent dans le cadre du trafic de stupéfiants, mais aussi à des violences plus imprévisibles, comme des disputes soudaines lors d’accidents de la route ou des conflits domestiques qui dégénèrent. Les féminicides (meurtres de femmes dans un cadre conjugal) sont également en augmentation, contribuant à ce bilan dramatique.
En somme, bien que la société française ait historiquement réduit les homicides, ces dernières années ont vu une recrudescence inquiétante de la violence meurtrière, principalement alimentée par des facteurs criminels et des tensions sociales.
La criminalité dans les Outre-mer : des territoires sous tension
Monsieur Bauer a ensuite évoqué les particularités de la criminalité dans les territoires d’outre-mer, où les taux de violence sont souvent plus élevés qu’en métropole. La Guyane, par exemple, enregistre les taux les plus alarmants, notamment en raison de son exposition au trafic de drogue et à l’orpaillage illégal dans la région de Cayenne. La situation y est particulièrement tendue, avec des règlements de comptes fréquents entre bandes rivales.
En comparaison, la Réunion affiche des taux de criminalité plus bas, tandis que la Martinique rattrape rapidement son retard sur la Guadeloupe, autrefois plus marquée par la violence. Monsieur Bauer explique que ces îles sont confrontées aux mêmes phénomènes de violence, mais avec des intensités différentes. “La Martinique rejoint peu à peu la Guadeloupe en matière de violence,” précise-t-il, en évoquant les trafics de drogue et les violences qui en découlent.
Il souligne également une similitude frappante entre les Antilles et la Corse, deux territoires insulaires où la criminalité est souvent organisée autour de réseaux structurés. Toutefois, il nuance en expliquant que la Corse possède des groupes criminels plus développés que ceux des Antilles, mais que la Guyane pourrait, à terme, évoluer vers une forme similaire de criminalité organisée.
Le trafic de stupéfiants : une loi inadaptée et des moyens insuffisants
L’une des principales préoccupations soulevées par Monsieur Bauer est la gestion inefficace du trafic de stupéfiants en France et dans les territoires d’outre-mer. Il critique vivement la loi de 1970, qui régit la lutte contre les drogues, la qualifiant de “mal écrite” et inefficace. Selon lui, cette loi ne parvient pas à aborder les trois composantes essentielles du trafic : la production, la distribution et la consommation.
Monsieur Bauer explique que la production de cannabis en France est désormais presque autosuffisante, avec des cultures locales florissantes. De plus, la France connaît un retour des laboratoires de fabrication de drogues de synthèse, un phénomène comparable à l’époque de la French Connection. La cocaïne, quant à elle, autrefois réservée à une élite, est aujourd’hui accessible à une large partie de la population en raison de la baisse des prix.
Il ajoute que les routes de la drogue ont changé, et que les Antilles, notamment la Martinique et la Guadeloupe, sont devenues des points de transit importants pour le trafic de stupéfiants, ce qui explique l’augmentation des conflits violents dans ces régions.
Un manque de moyens criant pour les forces de l’ordre et la justice
Dans sa critique des politiques de lutte contre la criminalité, Monsieur Bauer souligne que les services de police et de justice sont sous-équipés face à l’ampleur des défis. Bien que les forces de l’ordre et les juges fassent “tout ce qu’ils peuvent”, leurs moyens sont largement insuffisants pour démanteler efficacement les réseaux de trafiquants de drogue et traiter la violence qui en découle.
Il insiste également sur la nécessité de repenser la politique de lutte contre les stupéfiants. Selon lui, la répression seule ne suffit pas. Il plaide pour une approche de santé publique, semblable à celle utilisée pour lutter contre l’alcoolisme ou le tabagisme. “Le consommateur de drogue est souvent traité comme un criminel”, regrette-t-il, alors qu’il devrait être pris en charge par des structures de soins et de réinsertion.
Monsieur Bauer explique que tant que la demande en drogue reste élevée, le trafic continuera de prospérer. “Si on n’assèche pas la demande, le marché du trafic restera florissant,” prévient-il. Il appelle donc à un traitement global du problème, en s’attaquant à la fois à la production, la distribution, mais aussi à la réhabilitation des consommateurs.
Former pour mieux agir : une priorité en Martinique
Lors de sa visite en Martinique, Monsieur Bauer a également mis en avant l’importance de la formation en criminologie, tant pour les professionnels que pour les élus et les acteurs sociaux. Bien que des enseignements en criminologie soient déjà dispensés à l’Université des Antilles, il souligne que les ressources disponibles sont limitées.
Il appelle à renforcer les programmes de formation continue pour mieux équiper les acteurs locaux face à la criminalité croissante. Ces formations, dit-il, doivent inclure des élus, des opérateurs éducatifs et sociaux, ainsi que les forces de l’ordre, afin de leur donner les outils nécessaires pour comprendre les réalités complexes de la criminalité et y apporter des réponses adaptées.
La bataille contre la criminalité est encore à mener
Monsieur Bauer reste optimiste malgré les difficultés colossales. “La bataille n’est jamais perdue,” insiste-t-il, en expliquant que les acteurs locaux sont la clé pour contenir la violence et lutter efficacement contre la criminalité. Selon lui, l’État doit investir davantage dans les moyens humains et matériels, tout en encourageant le partage des initiatives locales et en passant du tout répressif à une approche plus équilibrée, incluant la prévention et la réinsertion.
Pour lui l’avenir de la lutte contre la criminalité réside dans une approche sur mesure, adaptée aux spécificités locales et renforcée par des initiatives partagées à l’échelle nationale.