Jusqu’au 10 mars prochain, vous êtes invité.es à découvrir ou mieux connaître la créativité guadeloupéenne via deux expositions distinctes : l’une à la Fondation Clément, intitulée Numéris Clausus (Artistes guadeloupéens au temps du confinement) et l’autre numérique, intitulée J-Expose*. Au total, pas moins de quarante-sept artistes, de générations différentes et dont l’un des points communs est d’avoir vécu dans l’île sœur. Présentation de la démarche.
A écouter Thierry Alet, commissaire d’exposition des deux présentations et artiste exposé, c’est la période de confinement qui explique la « présence » du numérique et la façon dont il est présent dans ces deux expositions. « De l’avis de tous les artistes, le ‘’grand gagnant’’ de cette période c’était le numérique », poursuivit-il en effet, « et la précipitation que nous avons eue vers ce numérique. » Mais de vite préciser que les œuvres de Numéris Clausus « ne parlent pas nécessairement de numérique » et qu’il y a des « ponts » entre les expositions « physique » et virtuelle. « C’était intéressant pour nous de voir jusqu’où on peut aller avec le numérique et qu’on ne peut pas faire en réel », expliqua Thierry Alet, « et naturellement il y a des choses qu’on peut faire en réel et qu’on ne peut pas faire avec le numérique. » Le commissaire d’exposition d’évoquer alors une œuvre de l’artiste Alain Lacki, composée de deux photographies très similaires, à la notable différence que l’une a été réalisée « un ou deux ans avant le confinement » et que le masque, inhérent à la Covid-19, est présent sur l’autre photographie, réalisée elle durant cette période inédite. « Voilà une réalité à la fois numérique et du confinement », conclut Thierry Alet sur ce point.
« L’art c’est l’expression du peuple, et des artistes en particulier, pour essayer de comprendre leur environnement… »
« Je ne me suis pas complètement extrait de la création et des problématiques de la monstration », nous expliqua-t-il plus avant, « en fait j’ai pris le parti d’être avec les autres artistes, j’aime bien dire ‘’dans l’arène’’. » Et de préciser : « Il s’est agi d’essayer de parler de la Guadeloupe à plusieurs niveaux, que la Guadeloupe soit présente avec les oeuvres ; il ne fallait pas se dire que parce que ce sont des artistes guadeloupéens la Guadeloupe serait là, qu’elle allait ‘’transpirer’’ des oeuvres. Cette présence de la Guadeloupe est donc scandée à plusieurs endroits de l’exposition. Par exemple, je fais le carnavalapparaître dès le début, dès le hall de la Fondation Clément, mais en même temps je mets une citation de Maryse Condé, qui oppose la culture à la tradition. Et le carnaval se trouve un peu assis entre deux chaises : c’est la tradition mais beaucoup présenté comme étant la culture. On peut donc se poser la question à quels ‘’endroits’’ c’est de la culture ou de la tradition, et même essayer de comprendre si le carnaval est l’un plus que l’autre. C’est important parce que si on arrive à déchiffrer certaines choses comme ça, on peut mieux comprendre le territoire. Pour moi l’art c’est l’expression du peuple, et des artistes en particulier, pour essayer de comprendre leur environnement, leur vie, pourquoi ils sont là, etc. » Mentionnant alors une autre œuvre exposée, Thierry Alet poursuivit : « Il y a une photo géante de la Darse de Pointe-à-Pitre, donc on a ‘’emmené’’ physiquement la ville dans l’exposition. Et on expose, devant cette photo géante, une série de sculptures d’un artiste guadeloupéen qui a quitté la Guadeloupe depuis les années 80 ou 90, et qui vit en France. Car l’Histoire de la Guadeloupe c’est aussi l’Histoire des déplacements ; déplacements qui ont formaté l’île, notre façon de penser, de se regarder, de s’appeler, etc. Et ça ressort,d’une façon ou d’une autre. »
« On utilise l’architecture pour parler de la mémoire, qui se construit avec les souvenirs »
Nées en Guadeloupe, Mathilde et Pauline Bonnet vivent sous nos cieux depuis 2016. Leur pratique créative est « hybride », expliquent les deux soeurs, car se mouvant entre peinture, dessin, photographie, installations et vidéo. « L’univers caribéen habite leur travail, quel que soit le médium employé », indique le support de communication de l’exposition ; un travail axé autour de la mémoire, avec beaucoup de photographies provenant d’archives familiales. Toutes deux agrégées en Arts plastiques et doctorantes en Arts caribéens, Mathilde et Pauline Bonnet exposent depuis la fin de leurs études, enseignent, intègrent des programmes de résidence, publient des articles et rédigent des catalogues d’exposition. « Dire l’indicible et faire ressentir des émotions contradictoires constitue le cœur de leur pratique », poursuit le dit support, qualifiant en outre leurs créations de « troublantes ». Un trouble ressenti en effet par nous en découvrant leurs deux œuvres exposées, dont l’une a été notamment inspirée par l’architecture et l’habitat du quartier Trénelle de Fort-de-France. « On utilise en général l’architecture pour parler de la mémoire, qui se construit avec les souvenirs », explique Pauline, « c’est quelque chose qu’on utilise souvent dans nos toiles ou nos dessins, pour essayer de matérialiser la mémoire. Quand on est arrivées en Martinique il y a 5 ans, après nos études, la butte de Trénelle nous est apparue comme une construction ou déconstruction très particulière. Cette espèce de désorganisation et en même temps cette structure qui fait bloc, a beaucoup fait écho à notre mémoire, à la façon dont on s’était construites – et à la façon dont les individus se construisent. C’est un peu comme si l’architecture faisait corps à l’intérieur de la mémoire. » Mathilde poursuit : « Le fait que ce soit une butte donne une impression pyramidale, ou de tas. Du coup ça rend le souvenir un peu anarchique, mais qui vient se construire et former un amas. Ce sont des petits habitats juxtaposés, il y a énormément d’escaliers donc beaucoup d’éléments symboliques : les toitsplats et en pente, la tôle, le béton, etc. Beaucoup d’éléments font ainsi écho à l’hybridité de la mémoire et de notre pratique. »
« Ce sont des expérimentations, pour essayer de nous comprendre »
Parmi les éléments troublants émanant de cette œuvre-là,figurent sans nul doute les représentations des corps des deux sœurs artistes, faisant peau commune avec l’architecture et l’habitat trénelliens. « On voulait se représenter en tant qu’adultes pour peser le poids de cette métamorphose, de ce qu’on était devenues et de ce qu’on devenait maintenant », explique Pauline. Avant de préciser : « On s’est représentéesde la façon dont on se perçoit chacune, l’une portant son regard sur l’autre et en même temps sur nous-mêmes. On voit donc que les postures sont très différentes, que le poids de ce qu’on porte n’est peut-être pas le même et qu’il y a une sorte de communication entre les personnages. Sans oublier cette frontière au milieu, qui à la fois relie et sépare. Ce sont des expérimentations, pour essayer de nous comprendre, de comprendre ce qu’on est devenues ; ce qu’on a gagné et perdu. » Mathilde et Pauline Bonnet de conclure ainsi : « Dans cette frontière on reprend cet amas d’habitats, qu’on voit dans le fond de l’œuvre se dessiner comme une sorte de résurgence. Et on fait la lumière sur certaines parties, qu’on détaille et dans lesquelles on intègre des souvenirs qu’on isole les uns des autres ; qui redeviennent des îlots isolés. » Venez donc à la rencontre de cette créativité.
Mike Irasque
*Une exposition en ligne (www.j-expose.com) qui selon Thierry Alet « ne s’oppose pas » à l’exposition physique et « ne la complète pas ». Une « dualité » qui, espère-t-il, « apporte de nouvelles réponses à la période tumultueuse que nous vivons actuellement. »