Faut-il sanctuariser la nature en réponse au Covid-19 ?
Vincent Lucchese (ubstretica)
La pandémie de Covid-19, comme de nombreuses épidémies avant elle, aurait pour origine la destruction de la nature et l’exploitation du vivant. Peut-on changer de comportements collectifs avant de déclencher une nouvelle crise ? Quelques initiatives et réflexions philosophiques dessinent une réponse possible, et un avenir fait de relations rénovées entre les humains et le reste des écosystèmes.
Sa longue langue gluante peut mesurer 40 cm de long, il est le seul mammifère au monde à posséder des écailles, se meut de manière étrangement bipède à la recherche de fourmis à dévorer et il est depuis quelques semaines devenu la star des réseaux sociaux. Le pangolin : suspect numéro un, accusé d’avoir transmis à l’homme le coronavirus SARS-Cov-2, responsable de la pandémie de Covid-19.
Les origines du virus sont pourtant loin d’être établies. Si le pangolin est bien un hôte naturel pour différentes souches de coronavirus, une récente étude publiée dans le journal Nature montre que certaines de ces souches correspondent jusqu’à 92,4 % au génome du SARS-Cov-2. Mais une autre souche trouvée chez la chauve-souris correspond, elle, à 96 %, et les chercheurs avancent l’hypothèse que le virus ayant contaminé l’homme pourrait être une recombinaison de différentes souches.
Les zoonoses, cause majeure d’épidémies
Qu’il ait été ou non vecteur de l’épidémie – probablement sur un étal de marché à Wuhan, en Chine, où tout a démarré – le pangolin symbolise aussi une autre réalité : celle qui lie la multiplication des maladies infectieuses chez l’être humain et sa propension à détruire le monde sauvage. Espèce la plus braconnée au monde, le pangolin est traqué à la fois pour sa viande, pour sa peau qui finit en bottes de cow-boys aux États-Unis et pour ses écailles convoitées pour guérir l’impuissance en Asie. En pleine pandémie, le 31 mars, la douane malaisienne saisissait, selon l’association Robin des bois, 6,16 tonnes d’écailles de pangolin pour une valeur estimée à 17,9 millions de dollars.
C’est en chassant des espèces sauvages et en interférant avec des milieux naturels qui ne sont pas le sien que l’être humain se met au contact d’agents pathogènes contre lesquels il n’est pas préparé. La mécanique n’est pas neuve : le virus Ebola aurait par exemple été transmis à l’homme par une chauve-souris, de même que l’épidémie de SRAS survenue en 2003, tandis que le VIH proviendrait lui d’un virus présent chez les chimpanzés et gorilles chassés pour leur viande au Cameroun.
Ces maladies infectieuses ou parasitaires transmises à l’homme par des animaux sont appelées zoonoses. Or, d’après une étude parue en 2014 dans le Journal of the Royal Society et récemment relevée par Futura Sciences, 65 % des maladies référencées entre 1980 et 2013 étaient des zoonoses, responsables de 56 % des épidémies sur la période. « Ces résultats […] suggèrent que les zoonoses peuvent être de plus en plus présentes dans la population humaine mondiale, comparativement aux maladies spécifiquement humaines », écrivent les chercheurs.
Trois vecteurs d’infection
L’accélération de ces crises causées par des zoonoses aurait trois causes profondes, remettant toutes en question notre façon d’interagir avec les écosystèmes et les animaux au sens large. Il y a d’abord la capture de la faune sauvage susmentionnée pour des raisons alimentaires, pharmaceutiques ou pour en faire des animaux de compagnie. Deuxième cause : la destruction des milieux naturels, à commencer par la déforestation, a le double effet de renforcer la densité humaine au contact de ces milieux et de déséquilibrer des écosystèmes qui constituent des « barrières naturelles » contre la propagation de ces virus.
« Les fortes déficiences dans la protection de ces espaces sont un facteur structurel majeur de ces crises épidémiques. Dans ces milieux, la diffusion de pathogènes est naturellement limitée. Soit l’hôte est bien adapté pour vivre avec le virus, soit le virus élimine son hôte, mais comme les populations animales sont espacées et peu denses le virus n’a pas le temps de coloniser une autre espèce et meurt avec son hôte », nous explique Gilles Kleitz, agronome, écologue et directeur du département Transition écologique et naturelle de l’Agence française de développement (AFD).
La déforestation peut entre autres effets secondaires favoriser la diffusion de virus, en forçant par exemple des chauve-souris privées de leur habitat à nicher dans les villes ou à proximité des habitations humaines.
À l’inverse, la forte concentration de ces animaux au contact des hommes, sur des marchés par exemple, casse ces barrières naturelles et laisse tout le temps aux virus de s’adapter à un nouvel hôte humain pour survivre.
Le même effet pervers agit sur la troisième grande cause de développement de ces zoonoses, selon Gille Kleitz : l’élevage intensif. « C’est surtout un problème dans les pays émergents qui ont profité de la mondialisation pour développer leurs filières d’élevage mais sans se doter des cadres de contrôle et de santé vétérinaire nécessaires pour prévenir ce genre de crises. Ces élevages très intensifs, sous encadrés, à proximité d’espaces urbains très denses sont des foyers d’accélération de la production de nouvelles souches virales et pathogènes. Contrairement à ce qui se passe dans la nature, où la mort de l’hôte est une barrière, dans ces élevages chaque animal qui meurt est immédiatement remplacé. Ajouté à la proximité avec l’homme, cela démultiplie de façon exponentielle les possibilités pour le virus de passer d’une espèce à l’autre et d’avoir des mutations dangereuses. »
Capture d’animaux sauvages, destruction des milieux et élevage intensif : une étude venant de paraître, le 8 avril dans la revue Proceedings of the Royal Society B confirme qu’il s’agit là de trois facteurs clés accentuant l’abondance de certaines espèces au contact des humains et augmentant d’autant les risques de transmission de maladies zoonotiques. En évaluant chez de nombreuses espèces de mammifères le nombre de virus qu’elles partagent avec les humains, les chercheurs précisent : « Les espèces domestiques, les primates et les chauve-souris ont été identifés comme ayant plus de virus zoonotiques que les autres espèces ».
« Un cadre défaillant à repenser »
La couverture médiatique de l’actuelle pandémie s’est accompagnée de nombreuses réflexions et tribunes sur les excès de la mondialisation, vecteur d’amplification de la crise et de vulnérabilité des États. Mais peut-on également s’attaquer à ces trois causes profondes qu’évoquent les chercheurs ?
Sur le papier, aucun de ces maux n’est inéluctable. L’élevage intensif et son corollaire, la déforestation (63 % de la destruction de la forêt amazonienne brésilienne servirait au bétail et au soja qui le nourrit, selon Greenpeace), pourraient être remplacés par une agriculture durable : une Europe 100 % agroécologique pourrait nourrir ses citoyens en 2050, estimait en 2018 une étude de l’Iddri, quand d’autres chercheurs comme l’agronome Marc Dufumier ou l’Agence des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO) assurent que le monde entier pourrait vivre de l’agroécologie.
« Les aides publiques au développement ont un mal de chien à faire respecter les réglementations »
Le volontarisme politique montre aussi que l’on peut agir pour préserver la faune sauvage. Le 24 février dernier, en conséquence de la crise sanitaire, la Chine a interdit « complètement » et immédiatement le commerce et la consommation d’animaux sauvages sur son territoire. En 2018, l’UICN annonçait de même que l’interdiction de la chasse avait permis au rorqual commun ou à la baleine grise d’être un peu moins menacés. Les gorilles des montagnes sont aussi passés du statut « en danger critique » à « en danger » grâce aux efforts concertés de la République Démocratique du Congo, du Rwanda et de l’Ouganda.
Les grandes dynamiques, pourtant, restent alarmantes. La déforestation tropicale s’est encore aggravée de 30 % entre 2010 et 2018 et le déclin massif de la biodiversité s’aggrave, alerte le « Giec de la biodiversité », et menace directement l’humanité. La faute à une tendance au désinvestissement dans les moyens de prévention et de préservation dans les pays concernés, observe Gilles Kleitz : « Les politiques forestières ou de protection de la biodiversité ne représentent jamais plus qu’une part dérisoire des budgets nationaux. Et les aides publiques au développement ont un mal de chien à faire respecter les réglementations. Nombre de ces pays ont également des pouvoirs publics faibles par rapport au marché et aux grandes filières mondialisées. Cela pose la question d’un modèle centré sur le tout économique qui ne voit le monde que comme une immense ressource à mettre en valeur. C’est un cadre défaillant à repenser. »
Réensauvager le monde
En attendant la recomposition du monde au « jour d’après » la pandémie, porteur de nombreux appels à la résistance climatique, le constat d’échec de la préservation des écosystèmes face aux forces du marché pousse certains acteurs à se tourner vers une autre stratégie : si la cohabitation est impossible, il faudrait sanctuariser une partie de la nature, hors de toute activité humaine.
C’est le sens du mouvement de « réensauvagement » (ou rewilding). Inspiré de travaux d’écologues et de biologistes comme Bob Paine, Mary E. Power ou Tony Sinclair, ce concept vise à reconstituer des écosystèmes dans leur intégralité, notamment par l’introduction de super-prédateurs disparus. Du parc Serengeti en Tanzanie au fameux Yellowstone de l’Ouest américain en passant par des expériences européennes dans les Carpates roumaines, au Portugal ou dans la forêt polonaise, la logique du rewilding tend à montrer qu’une fois un milieu sauvage reconstitué dans son intégralité, celui-ci possède la capacité de se régénérer, de se réguler et de foisonner sans aucune intervention humaine.
Le Parc national Serengeti en Tanzanie.
Si le concept est vieux de plusieurs décennies, il semble, de documentaires en tribunes, se faire une place grandissante dans le débat public. Dans le même ordre d’idées, la Convention des Nations unies sur la diversité biologique travaille à l’objectif de protéger au moins 30 % de la planète, terres et mers confondus, d’ici 2030, en y « laissant les écosystèmes se régénérer ». La proposition devait être débattue par l’ensemble des États de la planète lors de la COP 15 sur la diversité biologique prévue en octobre 2020, mais l’événement a été reporté à 2021 à cause de la pandémie.
Ces initiatives font écho aux réflexions de la philosophe Virginie Maris, qui appelle dans Reporterre à « décoloniser le monde ». Celle-ci prend le contre-pied d’un certain leitmotiv écologiste consistant à vouloir « renouer avec la nature » au nom du rejet de la séparation cartésienne occidentale établie entre l’homme et la nature, entre « nature » et « culture ».
Tisser une alliance avec la nature
Virginie Maris développe sa pensée dans son ouvrage La part sauvage du monde (Seuil, 2018) autour du concept de « nature-altérité ». L’idée est à la fois de sortir de la dualité moderne nature/culture, qui pousse à penser la nature de manière anthropocentrée et à en faire un objet de domination à exploiter ; mais aussi d’éviter l’écueil de penser la nature comme entièrement sous l’influence humaine à l’ère de l’Anthropocène, ce qui tend à nier son autonomie et les interdépendances qui nous lient à elle. Autrement dit, ni dualité dichotomique humain/nature, ni absorption de l’une par l’autre.
Pour la philosophe, il faut au contraire préserver la nature sauvage en lui conférant des frontières, « des zones d’échange, où l’on se rencontre sans se perdre », permettant de lui reconnaître son extériorité – non exploitable par l’homme – son altérité et son autonomie : le monde sauvage est « souverain », fait de communautés « réalisant des finalités qui nous échappent », ce qui ouvre la voix à une injonction plus politique que morale au respect de cette autonomie.
« Protéger au moins 30 % de la planète est aussi une obligation morale »
« Préserver la nature sauvage, c’est accepter de lâcher prise et s’affranchir du désir de contrôle. Une telle humilité est plus que jamais nécessaire. Elle est le gage d’une connexion renouvelée avec le monde naturel, en allant à la rencontre du vivant non humain sur son propre terrain plutôt qu’en se contentant de lui aménager quelques espaces au sein du nôtre. Elle est aussi notre seule chance de sortir de la trajectoire mortifère que l’orgueil et la cupidité de certains ont imposé à la société toute entière », conclut la philosophe.
Mais la ligne de crête à suivre dans la recomposition de notre rapport au monde sauvage est ténue. Une autre philosophe, Joëlle Zask, autrice notamment de Quand la forêt brûle (Premier Parallèle, 2019), nous expliquait à l’été 2019 comment les mégafeux qui ont enflammé la planète ces dernières années ont notamment pour origine une vision idéalisée d’une nature vierge qui n’existe plus. Les forêts sont adaptées à l’activité humaine depuis des milliers d’années, dit-elle : en s’interdisant de réguler ce milieu, notamment par des feux d’entretien traditionnels qui épuisent le surplus de combustible, on favorise en fait l’émergence de ces nouveaux monstres que sont les mégafeux. De même l’anthropologue Philippe Descola, qui réfute le terme même de nature, a-t-il étudié comment la forêt amazonienne avait été anthropisée depuis longtemps par ses habitants.
Dans certaines forêts tropicales, la diversité des espèces est le fruit de siècles de sélection par la présence de populations humaines autochtones. Peut-on encore parler de nature sauvage ?
Dans certaines forêts tropicales, la distribution des espèces est le fruit de siècles de sélection due entre autres à la présence de populations humaines autochtones. Peut-on alors encore parler de nature sauvage ? (photo domaine public)
Plutôt que la domination ou l’exclusion stricte, Joëlle Zask propose de développer une relation d’entretien et de partenariat avec la nature. Une idée convergente avec celle d’ « écologie relationnelle » développée par les chercheurs Pierre Spielewoy et Damien Deville. Et une approche à laquelle souscrit également Gilles Kleitz : « Protéger au moins 30 % de la planète est aussi une obligation morale : oublions cette vision capitaliste d’une nature comme capital à exploiter et nouons des partenariats avec elle. L’humanité s’est construite dans le tissu du vivant, le sens de préserver, c’est de préserver l’enchantement et la beauté du monde et, par là même, une part de notre humanité ».
Le programme peut paraître ambitieux. Inventer une nouvelle relation au vivant demande sans doute encore un travail de construction collective pour devenir plus concret. La crise du Covid-19 témoigne cependant que les bouleversements majeurs sont de circonstance : ce sont nos mauvaises relations avec les pangolins – ou un autre animal sauvage – qui ont causé l’arrêt brutal et inédit de l’économie mondiale. Du reste, conclut Gilles Kleitz, repenser nos relations aux non-humains est une urgence si l’on veut éviter que les pandémies ne se multiplient à l’avenir : « Si on ne traite pas les causes, d’autres pandémies surgiront évidemment. Les mêmes causes produisent au bout du compte les mêmes effets. Il faut un changement structurel, sinon d’autres fléaux viendront