Depuis le 11 mars 2024, le pays est sans autorité légale. Ses ports et ses aéroports sont fermés. La région métropolitaine vit au ralenti. Le premier ministre Ariel Henry a dû démissionner sous la pression des bandits qui ont pris le contrôle de plus de 80 % de l’espace métropolitain.
Le président Jovenel Moïse a été assassiné le 7 juillet 2021 dans des conditions troublantes ; mis à part quelques complices de second rang, les principaux commanditaires du crime courent encore. Depuis, les bandes armées continuent de faire régner la terreur et plus de 350 000 personnes ont dû fuir de chez elles en quête d’un abri plus sûr.
Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il convient d’analyser la triple faillite de l’État haïtien.
Faillite écologique
Le pays est soumis au double aléa sismique et hydroclimatique. Les cyclones de plus en plus fréquents, de plus en plus violents ; les séismes majeurs qui peuvent se produire à tout moment (comme ceux de janvier 2010 et août 2021) renforcent au sein de la population un sentiment de vulnérabilité systémique.
Lorsque les Européens ont débarqué au XVe siècle, la forêt recouvrait 90 % du territoire ; aujourd’hui, elle n’en occupe plus que 3 % selon les données les plus fiables.
Le milieu naturel a donc été soumis à rude épreuve. La déforestation a mis à nu des versants pentus dont la terre arable a été entraînée vers la mer par les pluies diluviennes. Les sols sont, par conséquent, pauvres, dégradés et les rendements agricoles en souffrent.
La situation du milieu marin est catastrophique. Le réchauffement global et la montée des eaux menacent les milieux littoraux fragiles. Les coraux blanchissent et la mangrove est exploitée pour faire du charbon. Les frayères des espèces marines benthiques sont menacées d’ensevelissement sous une chape d’alluvions récentes.
Faillite économique
La sécurité alimentaire de la population s’en trouve compromise. Avec le blocage des routes, l’UNICEF alerte sur le risque de famine, qui concerne plus de 2 millions de personnes, en majorité des femmes et des enfants. Le chômage touche également plus de 60 % de la population active.
Après l’indépendance, les anciens esclaves voulaient sortir de l’aliénation économique. Leur premier souci était d’assurer leur autosubsistance sans rapport de dépendance à l’égard de l’État. Mais le Code rural de Toussaint Louverture n’a pas répondu à leurs espoirs, se contentant de remplacer « esclaves » par « cultivateurs » dans les grands domaines.
Les Blancs restés dans la colonie après la proclamation de l’indépendance en janvier 1804 furent en grande partie massacrés sur ordre de Dessalines, le père de l’indépendance haïtienne, à l’exception des Polonais qui avaient pris parti pour l’armée des insurgés contre l’expédition coloniale chargée en 1802 de rétablir l’esclavage dans l’île.
Les grandes plantations perdirent peu à peu leur capacité de production par manque de personnel et du fait de la fuite de la main-d’œuvre vers les mornes. L’agriculture de plantation, qui avait fait de Saint-Domingue « la Perle des Antilles », laissa peu à peu la place à une économie paysanne de petits cultivateurs indépendants pratiquant une polyactivité très adaptée à leur souci d’autonomie personnelle. Ainsi se mit en place le lakou, cellule de base de l’habitat rural haïtien prenant racine sur les ruines de la plantation. Il s’ensuit une fragmentation extrême du tissu foncier au fur et à mesure de la croissance de la population : 400 000 habitants en 1804, plus de 11 millions en 2024.
Quelques chiffres rendent compte de la situation difficile de la population. Avec une moyenne de 441 hab/km2 et une grande concentration humaine dans les plaines, peu étendues, la densité est très forte sur certaines portions du territoire. La capitale, Port-au-Prince, regroupe 3,3 millions des 11 millions d’habitants du pays. 30 % des Haïtiens vivent au-dessous du seuil de pauvreté (fixé à 1,80 €/jour), ce qui explique la faiblesse de l’espérance de vie (63 ans, alors qu’elle est de 83 ans à Cuba).
Aujourd’hui la société haïtienne est une des plus inégalitaires des Amériques. 20 % de la population concentrent 64 % des richesses alors que 20 % des plus pauvres n’en possèdent que 1 %.
Faillite politique
Après avoir subi de 1957 à 1986 la dictature dynastique des Duvalier (François et Jean-Claude), protégés par les Tontons Macoutes, milice à la sinistre réputation, le pays est entré dans une spirale de violence qui mêle la répression des mouvements sociaux par des régimes brutaux et les exactions commises par des bandits.
L’abolition en 1995 de l’armée par le président Jean-Bertrand Aristide, comme remède à la récurrence des coups d’État militaires, se révèle un mauvais calcul. La perte du monopole de la violence légitime laisse l’État central à la merci des groupes armés recrutés illégalement par les hommes d’affaires et les politiciens pour défendre leurs propres intérêts. Les gangs armés ont pris le contrôle d’une grande partie du territoire et des principaux axes de circulation, avec comme principal enjeu le contrôle du trafic de drogue entre les pays andins et la Floride. L’argent de la drogue a gangréné la société haïtienne et corrompu les cadres dirigeants de l’État.
La transition vers la démocratie a été ratée du fait de la brutalisation de l’espace public et de son invasion par des groupes mafieux qui ont fait dérailler le train de la démocratie au début des années 2000. S’est ensuivie une intervention des Casques bleus de l’ONU, de 2004 à 2017 avec pour mission la stabilisation de la situation. À la fin de la mission, les gangs ont repris de l’activité et défient aujourd’hui ouvertement l’État en s’appropriant des secteurs entiers de la capitale. Devenus des territoires perdus de la Loi, ces quartiers sont barrés par des portails en fer et des murs érigés par les gangsters.
Les gangs occupent 80 % du territoire de la capitale haïtienne. Ils rançonnent la population et terrorisent les faubourgs. Plus de 5 000 morts ont été enregistrés depuis janvier 2023, et plus de 25 000 personnes ont été enlevées contre rançon.
L’émigration apparaît comme l’unique recours. En 2023, selon l’Organisation internationale des migrations, les principaux pays de destination sont les États-Unis (700 000), la République dominicaine (500 000), le Chili (230 000), le Canada (100 000) et la France (90 000). Avec un effectif d’environ 3 millions de personnes installées aux États-Unis, au Canada, en République dominicaine et en France (en comptant la deuxième et la troisième générations), la diaspora transfère chaque année l’équivalent de 3 milliards de dollars dans le pays d’origine : les Haïtiens de l’extérieur font vivre ceux de l’intérieur. Le revers de la médaille, c’est un tarissement des ressources humaines : 85 % des personnes titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à un master sont à l’étranger.
Une seule loi, celle du plus fort
Le 2 octobre, le Conseil de Sécurité de l’ONU a mandaté le Kenya pour une mission financée non pas par l’ONU mais par des contributeurs volontaires, essentiellement les États-Unis. Le Kenya s’est dit prêt à envoyer 1 000 policiers pour lutter contre les gangs, ce qui semble bien peu vu l’ampleur de la tâche. Mais depuis la démission du premier ministre et la menace grandissante des bandits, le Kenya multiplie les déclarations dilatoires et repousse sine die la mise en exécution de son engagement d’intervention. C’est d’ailleurs au retour d’un voyage à Nairobi que le premier ministre a été destitué. Signe qu’il n’y a pas de véritable accord entre les protagonistes de la situation : plus de dix jours après l’annonce de cette destitution, la société civile et les partis politiques appelés à la table de négociation n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord sur un calendrier de sortie de crise.
Haïti reste un terrain miné où personne n’a envie de s’engager, parmi les partenaires occidentaux traditionnels. Un sentiment de solitude existentielle taraude les Haïtiens et leur enlève tout espoir de solution. C’est de ce qui arrive lorsqu’on a foulé aux pieds les principes de liberté, d’égalité et de solidarité pour ne laisser place qu’à la loi du plus fort. La fin d’un État ouvre la voie à la loi de la jungle, à la raison du plus fort. Et les plus forts pour le moment, ce sont les bandits et les groupes mafieux qui les approvisionnent en armes et en munitions.