Port-au-Prince, – Depuis plus de quarante ans, la montée en puissance des gangs en Haïti façonne la vie politique et sociale du pays. De la chute des Duvalier à la crise actuelle, ces groupes armés ont évolué, passant du rôle d’instruments politiques à celui de véritables puissances parallèles. Cette trajectoire s’est souvent construite avec la complicité, tacite ou active, de figures politiques majeures.
Première génération : les « attaches » duvaliéristes et la transition
Dans les années 1980, à la fin de la dictature de Jean-Claude Duvalier (« Baby Doc »), les « attaches » et « zenglendos » sont utilisés par le régime pour réprimer la contestation. Après le départ de Duvalier en 1986, plusieurs militaires et responsables politiques, dont le général Henri Namphy (président du Conseil National de Gouvernement), s’appuient sur ces groupes pour maintenir l’ordre ou intimider leurs opposants. À cette époque, la frontière entre milices politiques et gangs criminels reste floue.
Deuxième génération : la structuration sous Aristide et la politisation des gangs
Dans les années 2000, la crise politique s’aggrave. Après le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, des groupes armés, les « Chimères », émergent dans les quartiers populaires, notamment à Cité Soleil et Bel-Air. Selon de nombreux rapports (International Crisis Group, RNDDH), ces gangs bénéficient du soutien d’acteurs politiques proches du parti Fanmi Lavalas, dont Aristide lui-même. Plusieurs anciens responsables, comme Yvon Neptune (ex-Premier ministre) ou René Civil (leader populaire), sont accusés par des opposants et des ONG d’avoir entretenu des liens avec ces groupes pour asseoir leur pouvoir.
Après la chute d’Aristide en 2004, le vide sécuritaire favorise la multiplication des gangs. Les gouvernements de transition, notamment sous Gérard Latortue, peinent à rétablir l’ordre, et certains responsables locaux sont soupçonnés de pactiser avec les chefs de gangs pour garantir une relative stabilité.
Troisième génération : méga-gangs, alliances et collusion sous Martelly et Moïse
Depuis les années 2010, l’apparition de méga-gangs comme le « G9 an fanmi e alye » de Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », ou le « 400 Mawozo », marque un tournant. Selon plusieurs enquêtes journalistiques (Le Monde, The New York Times, RNDDH), ces groupes bénéficient de complicités au sein de l’appareil d’État.
Sous la présidence de Michel Martelly (2011-2016), des rapports évoquent des liens entre certains membres du gouvernement et des chefs de gangs, utilisés pour contrôler des quartiers lors des élections ou pour intimider des adversaires politiques. Le sénateur Youri Latortue, ancien conseiller de sécurité, a été cité dans des enquêtes internationales pour ses liens présumés avec des réseaux criminels.
La présidence de Jovenel Moïse (2017-2021) est marquée par une aggravation de la violence. Plusieurs rapports accusent des proches du pouvoir, dont l’ex-ministre de l’Intérieur Jean Roudy Aly, d’avoir facilité l’armement ou la protection de certains gangs, notamment lors du massacre de La Saline en 2018. Jimmy Chérizier, ancien policier devenu chef du G9, affirme lui-même avoir agi avec la bénédiction de certains responsables politiques.
La violence des gangs en chiffres
Selon l’ONU, plus de 200 gangs sont actuellement actifs sur le territoire haïtien, dont une trentaine contrôlent la capitale Port-au-Prince et ses environs. Rien qu’en 2023, plus de 8 400 personnes ont été tuées, blessées ou enlevées en Haïti, soit une augmentation de 122 % par rapport à 2022. Les enlèvements à des fins de rançon ont explosé : plus de 2 500 cas recensés en 2023, soit près de sept par jour.
Les affrontements entre gangs et forces de l’ordre provoquent des déplacements massifs : selon l’OCHA, plus de 362 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays depuis 2021, dont plus de la moitié sont des femmes et des enfants. À Port-au-Prince, près de 80 % du territoire urbain serait sous influence ou contrôle direct des gangs.
Les conséquences économiques sont tout aussi dramatiques : selon la Banque mondiale, les pertes économiques dues à la paralysie des activités et à l’insécurité sont estimées à plus de 10 % du PIB national chaque année. Les gangs prélèvent des « taxes » illégales sur les marchés, les transports et même l’aide humanitaire, aggravant la crise humanitaire.
Une impunité persistante
Aujourd’hui, la frontière entre politique et criminalité organisée semble plus ténue que jamais. Les gangs contrôlent des pans entiers de Port-au-Prince, imposent leur loi et influencent le jeu politique national. La faiblesse de l’État, la corruption et l’impunité permettent à ces alliances de perdurer, au détriment de la population haïtienne.
L’histoire des gangs en Haïti est indissociable de celle de ses dirigeants. De Duvalier à Moïse, en passant par Aristide et Martelly, la tentation d’instrumentaliser la violence pour asseoir le pouvoir a contribué à la transformation des gangs en véritables acteurs politiques et économiques. Aujourd’hui, la reconstruction du pays passe inévitablement par la rupture de ces complicités et la refondation de l’État de droit. Gdc
Sources :
International Crisis Group, Gangs of Haiti (2021)
RNDDH, Rapports sur la violence armée et les massacres
Le Monde, Les gangs haïtiens, un phénomène multiforme (2023)
The New York Times, Who Rules Haiti? (2022)
Brookings Institution, Evolution of gangs in Haiti (2022)
OCHA, Haïti : Situation humanitaire (2024)
Banque mondiale, Haïti : Rapport économique (2023)