“Faut-il vraiment faire confiance à notre intuition en affaires ?” Un débat passionnant entre les écoles de pensée ! Découvrez les réponses sur quand et comment utiliser votre instinct dans la prise de décision avec Olivier Sibony, HEC Paris
Nous savons tous, par expérience, ce qu’est l’intuition – ce sentiment que nous savons ce qu’il faut décider, même si nous ne sommes pas forcément capables de l’expliquer de manière rationnelle. Et bien sûr, l’intuition, ça existe : un grand joueur d’échecs comme Magnus Carlsen explique par exemple que “au bout de 10 secondes je sais ce que je vais jouer ; ensuite je vérifie”.
L’intuition, objet de recherche
Le rôle de l’intuition a été démontré par ce qu’on appelle l’école naturaliste de la prise de décision, qui observe des commandants militaires, des pompiers dans l’incendie, ou encore des infirmières de services d’urgences. Tous ces décideurs n’appliquent pas le modèle standard de la décision rationnelle tel qu’on l’enseigne dans les MBA. Ils n’ont pas le loisir d’analyser la situation, de définir des options, de comparer leurs avantages et inconvénients, et ainsi de suite. Ce qui les guide, c’est leur intuition.
Sur cette base, certains auteurs conseillent aux managers de suivre, eux aussi, leur intuition ; d’écouter leur “gut feeling” ; d’être sensibles aux signaux faibles. C’est tentant : d’abord, c’est plus rapide. Ensuite, c’est plus valorisant : n’importe quel analyste peut énumérer des avantages et des inconvénients, mais c’est le chef qui, fort de son expérience, a des intuitions justes.
Et pourtant, il y a une autre facette de l’intuition dans la prise de décision : c’est celle qui nous conduit à faire des erreurs parce que nous réagissons à des informations incomplètes, anecdotiques, ou biaisées. L’exemple classique est celui de l’une des premières études de Kahneman et Tversky : quand on demande à des statisticiens d’évaluer de manière intuitive la taille minimale d’un échantillon, ils se trompent assez lourdement. Par la suite, la recherche sur les heuristiques et biais a mis en évidence de très nombreuses situations où notre intuition nous induit en erreur.
L’intuition, c’est de l’expertise
La question n’est donc pas de savoir si nous devons faire confiance à notre intuition, mais quand : dans quelles conditions, et pour quels types de décisions. Pour le déterminer, deux chercheurs que tout oppose ont décidé de collaborer : Gary Klein, qui fait partie de l’école naturaliste ; et Daniel Kahneman, le père fondateur de l’école des heuristiques et biais. Chose étonnante, ils sont tombés d’accord.
D’accord, sur la définition de l’intuition. Dans les cas étudiés par Klein, et a fortiori dans le cas d’un décideur économique, l’intuition n’est pas un sixième sens. En réalité, comme le disait Napoléon, c’est une réminiscence : l’intuition est la reconnaissance d’une situation déjà vécue et mémorisée. En d’autres termes, c’est de l’expertise. Ce que ça veut dire, c’est que pour avoir de l’intuition, il faut avoir pu la développer. Il faut avoir pu apprendre. Et pour cela, il y a deux conditions.
Comment “apprendre” l’intuition ?
La première condition est d’opérer dans “un environnement suffisamment régulier pour être prévisible”. Si les résultats sont déterminés par des facteurs qui échappent à votre contrôle, ou par la chance, tout apprentissage est difficile. Si vous jouez au tennis au milieu de rafales de vent imprévisibles, vous aurez du mal à améliorer votre jeu.
La seconde condition est d’avoir eu une pratique durable avec un feedback rapide et clair. Là aussi, l’exemple du tennis est parlant : si vous pouvez apprendre, c’est parce que vous jouez des centaines de coups et que vous voyez tout de suite où tombe la balle.
Alors, les décisions managériales remplissent-elles ces deux conditions ? En deux mots : les petites décisions, peut-être ; les grandes, généralement pas.
Dans quelles situations avoir recours à son intuition ?
Si par exemple vous avez déjà mené beaucoup de négociations, il est très possible que vous sentiez, intuitivement, quand pousser votre avantage et quand gagner du temps. Dans la gestion de vos équipes, vous êtes sans doute sensible à des signaux faibles sur la motivation ou les inquiétudes des collaborateurs. Dans ces micro-décisions, l’intuition peut vous guider. Encore faut-il que vous ayez beaucoup d’expérience et que vous en ayez correctement analysé les leçons.
Mais considérons maintenant une macro-décision, par exemple un choix de stratégie. La situation est bien différente : le résultat d’une décision stratégique dépend de multiples facteurs incontrôlables. Et bien sûr, les décisions stratégiques sont rares. Il est donc peu plausible qu’on puisse apprendre à développer une intuition stratégique. Notre intuition, dans ce domaine, est mauvaise conseillère. Ce qui est troublant, c’est qu’elle ne parle pas moins fort.
Alors, avant d’écouter votre intuition, posez-vous la seule question qui vaille : ai-je raison de penser que, dans ce domaine et pour cette décision, mon intuition est une vraie expertise ? Que la réponse soit oui ou non, votre décision en sera améliorée.