La biodiversité dans les crises sanitaires, climatiques et sociétales.
14 mai 2020 | Par Philippe CLERGEAU, professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle et animateur du Groupe sur l’Urbanisme Écologique (Sorbonne Université/ITE)
Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme depuis de nombreuses années sur l’impact de la dégradation de notre environnement et sur la disparition des habitats et des espèces. Il y a une trentaine d’années, un des arguments majeurs qui était avancé pour protéger les grandes forêts tropicales et la biodiversité qui y était associé, c’était les potentialités pharmacologiques qu’elles pouvaient receler et le rôle de poumons verts de la planète qu’elles pouvaient jouer. Puis vint le temps où cette biodiversité a pris plus sens dans notre environnement proche et où on a mesuré les services que rendaient les écosystèmes plus ou moins naturels qui nous entouraient. Ainsi, un large groupe d’experts rassemblé par l’ONU au début des années 2000 a reconnu que la nature était indispensable au bien-être de nos sociétés à travers les services écologiques que cette nature rend à l’Homme : services de production (matériaux de construction, habillement, alimentation…), de régulation (des pollutions, des inondations, des maladies…) et les services culturels (loisirs, ambiance, éducation…)[1].
[1] Millenium Ecosystem Assessment, « Ecosystems and Human weel-being : synthesis », Washington DC, Island Press, 2005.
Enfin, on a développé récemment le besoin d’une « transition écologique » qui devait, plus ou moins rapidement, intégrer une prise de conscience de l’importance de ces plantes et animaux et du rapprochement indispensable entre nature et culture.
L’HOMME CONTINUE À DÉTRUIRE MALGRÉ SON BESOIN DE NATURE
Pourtant la relation Homme-Nature est toujours aussi difficile et les espèces comme les habitats continuent à être l’objet de destruction partout sur la planète. Les régions tropicales ont encore perdu 12 millions d’hectares de forêts durant la seule année 2018[2]. L’an passé, l’IPBES soulignait que la biodiversité subissait des atteintes sans précédents à travers le monde[3]. Dans nos pays occidentaux, malgré les limitations de l’usage des pesticides, la population des passereaux s’est réduite d’un tiers en 15 ans, notamment dans les zones agricoles[4], et il n’y a toujours pas d’insectes à venir s’écraser sur nos parebrises comme c’était le cas dans les années 1960. Le constat général reste alarmant et maintenant cette pandémie nous rappelle avec force que l’Homme fait partie du fonctionnement d’une biodiversité et qu’il est complètement dépendant de celle-ci. Il semble bien que le problème global soit la non reconnaissance de cette place de l’Homme dans une nature qu’il croit dominer. Des siècles de religion prônant le pouvoir de l’Homme sur son environnement qui devait être à son service, auquel s’ajoutent maintenant non seulement une surdensité de population (bientôt 8 milliards d’une espèce les plus impactantes qui soit) et un objectif généralisé de production et d’économie sans contrainte freine de plus en plus une relation positive qui pourrait pourtant s’établir. On peut espérer que tout le monde va au moins comprendre maintenant qu’une déforestation acharnée sous les tropiques entraine un rapprochement entre l’Homme et des populations animales qu’il fréquentait peu et favoriser des transmissions de nouveaux pathogènes. De même, en supprimant des espèces animales ou en évitant leur développement (cas des villes trop aseptisées), on supprime des barrières, des filtres, que cette faune peut jouer dans les propagations de maladies.
Je fais partie de ceux qui argumentent au nom de ces services écologiques pour justifier de façon très intéressée l’importance de prendre en compte la biodiversité à toutes les échelles d’aménagement et de fonctionnement de notre société.
[2] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/foret-monde-perdu-12-millions-hectares-forets-tropicales- 2018-75880/
[3] https://www.fondationbiodiversite.fr/evaluation-mondiale-de-la-biodiversite-et-des-services-ecosystemiques- les-principaux-messages-de-levaluation-ipbes/
[4] https://lejournal.cnrs.fr/articles/ou-sont-passes-les-oiseaux-des-champs
C’est le moyen que j’ai trouvé le plus efficace pour expliquer que, même en ville, on ne pouvait pas vivre bien sans un rapprochement avec la biodiversité et donc sans la favoriser. Aujourd’hui, pourtant, on voit bien qu’il y a aussi une composante sensible qui dépasse les simples calculs de coûts-bénéfices. Cette demande de « vert » vient tout juste de s’exprimer après un mois de confinement avec une augmentation inattendue des recherches de maisons de campagne et rappelez- vous que plus de 20% des parisiens sont partis en dehors de la grande ville pour un confinement qui, à l’époque, n’était censé durer que quelques petites semaines. La ville, telle qu’elle est, n’offre donc pas tous les environnements souhaités par le citadin puisque, ceux qui l’ont pu, l’ont quitté immédiatement. Ce besoin est bien plus viscéral, général et indispensable que l’on croyait. L’effet sur la santé de la présence de végétaux, bien démontré par plusieurs travaux anglais et scandinaves[5] et l’effet indéniable de la végétalisation sur les îlots de chaleur urbains[6] sont certes des arguments forts qui convainquent nos décideurs et aménageurs mais la société a donc d’autres arguments difficiles à exprimer et à mesurer ! C’est ce que E.O. Wilson[7] appelle la biophilie, une tendance innée, instinctive, de l’Homme à rechercher des relations et contacts avec la nature, terme aujourd’hui largement repris pour désigner tout besoin de contact avec des végétaux, des animaux ou des paysages naturels.
Après plus de 25 ans de recherche scientifique et technique sur la nature en ville et l’observation de l’évolution trop lente des prises en compte de la biodiversité (mais avec des sursauts indéniables comme le Grenelle de l’Environnement ou les Plans biodiversité), je constate que la machine commençait enfin à prendre une lente accélération. Malgré les négateurs toujours écoutés alors que, par exemple, 95% des scientifiques reconnaissent l’importance et les causes des phénomènes climatiques et qu’il y a consensus sur les bienfaits du développement d’une nature en ville[8], on pouvait espérer que la transition écologique allait progressivement s’imposer à tous et toutes. Et pourtant les risques que l’épidémie provoque un retour en arrière de nos débats restent présents. La très récente lettre du MEDEF envoyée au ministère de la Transition Écologique qui demande un coup d’arrêt à la politique écologique du gouvernement en est encore une preuve affligeante[9].
[5] Voir par exemple la synthèse de Appa Nord-Pas-de-Calais, Végétation urbaine : les enjeux pour l’environnement et la santé, 2014.
[6] Ibid
[7] E.O. Wilson, Biophilia. Harvard University Press, 1984.
[8] Voir Plante&Cité, Les bienfaits du végétal en ville, Angers, Plante&Cité, 2014.
[9] https://www.publicsenat.fr/article/politique/mesures-environnementales-la-lettre-d-un-autre-temps-du-medef- 182136
LA BIODIVERSITÉ PENDANT ET APRÈS LE CONFINEMENT
Il y a indiscutablement un effet positif du calme de la ville qui permet aux oiseaux de s’entendre chanter (ils sont normalement obligés de chanter plus fort en évitant les « heures de pointe » pour se faire entendre[10]) et d’alimenter plus rapidement leurs oisillons en exploitant des sites d’habitude trop dérangés (on est en pleine reproduction). De même, certaines plantes vont profiter de ne plus être entretenues pour fructifier et nombre d’espèces chassables et pêchées vont peut- être avoir un taux plus fort de jeunes cette année si la reprise de nos activités est tardive. Le confinement profite aussi aux hérissons, rapaces nocturnes et petits mammifères qui se font d’habitude écraser par le trafic automobile. De nombreuses observations sont en cours pour chiffrer cela[11] et donc comprendre quelles espèces sont habituellement les plus impactées par nos comportements.
Pourtant l’impact du confinement sur la biodiversité pourrait bien être plus négatif que positif. Non seulement toute cette faune risque d’être surprise par un soudain regain d’activités dans les nouvelles zones qu’elle a commencé à fréquenter. Les jeunes animaux juste sortis du nid ou du terrier vont aussi se trouver fragiliser par un brusque dérangement. Mais aussi plus globalement le retour de bâton risque d’être plutôt violent si la reprise d’activité n’intègre pas les précautions vis-à-vis de l’environnement qui commençaient à être appliquées. La biodiversité sera alors la première impactée par les comportements de production et de transport qui ne seront plus limités face un besoin de rattrapages économiques.
VERS LA PRISE EN COMPTE D’UN PAYSAGE VIVANT POUR TOUTES NOS ACTIVITÉS
Des solutions sur « l’après » sont déjà dites et réécrites par nombre de chercheurs et praticiens, écologues, géographes, sociologues, philosophes, etc. Il faudrait effectivement profiter de cet arrêt pour construire une organisation économique et sociale en pleine conscience des êtres et de leurs indispensables relations. La proposition « One health[1] » (une seule santé), qui a maintenant quelques années, prône une approche intégrant de façon systémique la santé publique humaine, la santé animale et la santé environnementale à toutes les échelles de décision.
[10] Brumm H. Animal communication and noise. Berlin, Germany: Springer, 2013 [11] Voir les sites de la LPO et de Vigie-Nature
[12] https://www.who.int/features/qa/one-health/fr/
Cet objectif mondial à visée sanitaire peut tout à fait être compris et appliqué à la gestion des espaces et des espèces et notamment à l’aménagement du territoire, et, ce, en partant des connaissances et acquis locaux pour construire jusqu’au projet urbain.
Il nous faut donc réinventer la fabrique de la cité et des espaces publics avec toutes leurs composantes vivantes. Par exemple les jardins et parcs publics devraient être plus nombreux et pouvoir accueillir les citadins en tout temps quelle que soit la conjoncture et surtout en cas de distanciation sociale[13]. Il n’y a jamais eu de réflexion là-dessus ! L’organisation même du bâti et du non-bâti doit tendre d’abord vers la prise en compte d’un paysage vivant, son fonctionnement et ses aménités[14]. De nombreuses propositions devraient émerger tant la situation peut permettre un virage dans nos choix de vie et d’habiter. Finalement, on doit pouvoir rester un peu positif quand se mettent en place des réactions pour un environnement plus biodiversitaire et plus durable aussi bien au niveau très local (par exemple les jeunes qui manifestent pour le climat tous les vendredis dans de nombreux pays) qu’au niveau très global (par exemple le Green Deal de l’Europe.) [15]