Dans cette tribune, le président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage dresse les enjeux de mémoires partagées que l’actualité nous met au défi de relever.
Membre du Conseil d’Orientation de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, Mémoires & Partages mobilise son réseau dans le cadre des «20 ans de la loi Taubira» du 27 avril au 29 mai prochains.
TRIBUNE – Qu’y a-t-il de commun entre les trois grands rendez-vous mémoriels de l’année 2021 – les suites du rapport de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie, le bicentenaire [de la mort] de Napoléon et les vingt ans de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ?
Le fait que chacun contient quelque chose de l’histoire longue de la colonisation française. Une histoire qui n’a pas commencé en 1830 en Algérie, comme beaucoup le croient encore. Car avant l’Algérie il y eut Saint-Domingue. La « perle des Antilles », colonie française la plus lucrative de l’histoire, en tête de la production mondiale de sucre en 1789 grâce à 450 000 esclaves.
Une société violente et inégalitaire, structurée par le préjugé de couleur, et qui explosera après 1789, quand les populations dominées réclamèrent pour elles l’application des principes universels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui venaient d’être adoptés à Paris.
Cependant, divisées entre un puissant lobby colonial et un mouvement abolitionniste actif mais à l’influence limitée, les assemblées révolutionnaires se déchirèrent pendant des années autour de questions essentielles : l’universalisme des Lumières est-il valable dans les colonies ? Faut-il renoncer à la colonisation au nom des principes de la Révolution ? Les hommes noirs et métis ont-ils les mêmes droits que les hommes blancs ?
Statut dégradé
Ces débats auraient pu durer encore des décennies si les esclaves et les « libres de couleur » révoltés de Saint-Domingue n’étaient pas parvenus à arracher leur liberté en 1793, ce qui précipita le vote par la Convention, le 4 février 1794, de l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises – une décision que les représentants du lobby colonial n’acceptèrent jamais.
En 1802, ils tinrent leur revanche : désireux de restaurer la puissance coloniale française en Amérique par tous les moyens, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage, condamnant des centaines de milliers d’êtres humains à quarante-six années supplémentaires de servitude et renvoyant les citoyens « libres de couleur » des colonies à un statut dégradé, plus discriminatoire encore que sous l’Ancien Régime.
Deux trahisons de l’idéal universaliste de 1789 qui ne sauraient être passées sous silence au moment où le bicentenaire de la mort de Napoléon nous invite à considérer son héritage. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là : à Saint-Domingue, Bonaparte échoua durement. Après qu’il eut fait capturer et exiler Toussaint Louverture, il envoya l’armée pour rétablir l’ordre dans la colonie. Mais cette dernière dut faire face à la résistance des anciens esclaves alliés aux « libres de couleur ». Et ce sont ces hommes qui, unis sous la devise de la Révolution (« La liberté ou la mort »), infligèrent à Napoléon sa première grande défaite, ouvrant la voie à l’indépendance de la colonie, qui deviendra Haïti.
Née directement des idéaux de 1789, la révolution haïtienne, symbole de l’émancipation des esclaves par eux-mêmes et première indépendance vis-à-vis d’un pays colonisé, a hanté la conscience mondiale durant tout le XIXe siècle. La France de la Restauration lui fit chèrement payer cette audace, en lui imposant, en 1825, une indemnité de 150 millions de francs-or (soit trois fois le revenu national haïtien à l’époque), dont le paiement greva l’avenir de l’île pour longtemps.
Processus sain et nécessaire
Mais, aujourd’hui, qui connaît cette histoire ? Le roman national a effacé ce Waterloo caraïbe. Au XXe siècle, il fallait s’appeler Aimé Césaire pour en parler. Et, en 2021, dans l’Hexagone, ni la révolution haïtienne, ni la première abolition, ni le rétablissement de l’esclavage ne figurent dans les programmes officiels d’histoire de l’enseignement général…
Au moment où le rapport Stora nous invite à nous pencher sur les nœuds de la colonisation en Algérie, il est frappant de relever que lesdits nœuds renvoient aux mêmes questions que celles que la France s’est posée à propos de ses colonies sous la Révolution. A Saint-Domingue comme en Algérie, ce sont en effet les mêmes ressorts dévoyés qui ont joué : la spécificité coloniale, inaugurée en 1685 par le Code noir, qui ne s’appliquait que dans les colonies ; l’idéologie de la prétendue supériorité des Européens ; et l’impossible conciliation entre ce système inégalitaire et l’idéal égalitaire de la République. Tout cela ne pouvait qu’échouer.
C’est ce qu’a montré Saint-Domingue, trente ans avant le début de la deuxième aventure coloniale.
Le savoir permet de comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour de la mémoire de l’esclavage et de la colonisation : non pas une autoflagellation mortifère, mais le processus sain et nécessaire par lequel notre pays finit de se dépouiller de ces idées fausses qui l’avaient lancé dans le projet colonial. Ce processus n’a pas commencé l’année dernière.
En réalité, il est inscrit au cœur même de notre histoire. Il raconte les interrogations de nos ancêtres face aux autres civilisations ; les débats que les projets de conquête ont toujours suscités ; et l’accouchement difficile de cette idée de l’universel que la Révolution a affirmée, mais qu’elle n’aura pas été capable d’imposer durablement.
Population diverse à la culture créolisée
C’est de cette idée que nous avons besoin aujourd’hui, plus que jamais, pour construire le récit national partagé qui nous protégera de toutes ces « guerres des mémoires » dont parle Benjamin Stora et qui ne visent qu’à nous diviser. Cela passe par la reconnaissance officielle des tragédies qui ont émaillé cette histoire, comme l’a fait le président de la République à propos de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel, ou à travers des réalisations comme le futur Mémorial aux victimes de l’esclavage du Jardin des Tuileries.
Et cela passe par la célébration de toutes ces figures, connues ou méconnues, qui se sont élevées contre la violence et les injustices du système colonial, qui ont affirmé l’universalité des droits, qui n’ont cessé de porter le combat pour l’égalité, dans l’Hexagone et outre-mer.
Ce sera l’objet du « Mois des mémoires », que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage animera du 27 avril au 10 juin prochains. Un mois durant lequel, par les hasards du calendrier, notre pays commémorera à cinq jours d’intervalle le bicentenaire de la mort de Napoléon et les vingt ans de la loi Taubira. Certains y voient une contradiction insurmontable. J’y vois au contraire la marque de la complexité de notre histoire et une occasion de mieux la faire comprendre.
Car la question n’est pas de choisir entre la commémoration de Napoléon et la commémoration de l’esclavage, mais de réaliser que l’un et l’autre font partie de notre passé et que nous avons besoin de connaître l’un comme l’autre pour comprendre ce que nous sommes aujourd’hui : une France mondiale, présente sur tous les continents, à la population diverse, à la culture créolisée, et dont l’histoire nationale, depuis quatre siècles au moins, s’écrit aussi outre-mer.
Jean-Marc Ayrault a été le premier ministre de François Hollande de 2012 à 2014. Maire de Nantes de 1989 à 2012, il préside, depuis 2019, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.