JOURNAL LE POINT
Le politologue martiniquais Fred Constant, ancien ambassadeur, dénonce une série d’erreurs gouvernementales et appelle à renouer le dialogue.
Par Erwan Seznec
Publié le 20/05/2024
Politologue, chercheur au laboratoire caribéen de sciences sociales et ambassadeur de France en Guinée équatoriale de 2016 à 2019, Fred Constant a publié en janvier 2023 un essai intitulé Géopolitique des outre-mer. Entre déclassement et (re)valorisation, aux éditions du Cavalier bleu. Les territoires ultramarins, rappelle-t-il en introduction, « contribuent à la sécurisation des voies de communication et des routes commerciales maritimes, au prépositionnement de forces conventionnelles et d’équipements militaires, à la surveillance aéronavale et aux interventions rapides, à la recherche et à l’expérimentation nucléaire et spatiale ». Alors que la Nouvelle-Calédonie s’embrase, sous l’œil attentif de la Chine ou de l’Azerbaïdjan, désireux de pousser leurs pions, l’universitaire martiniquais déplore la désinvolture avec laquelle l’État a abordé le dossier ces dernières années.
LE POINT DU SOIR
Le Point : Quelles premières leçons tirées à chaud des émeutes qui secouent la Nouvelle-Calédonie ?
Fred Constant : Il est malheureux de constater que sans les violences, la réforme du corps électoral passait sans problème. Une fois encore, dans notre pays, il a fallu casser pour être écouté. C’était déjà le cas lors de la crise sociale de 2009 aux Antilles. Les signaux d’alerte, pourtant flagrants, avaient été ignorés. J’étais en Nouvelle-Calédonie en mars 2024. Nous allions vers une dégradation, l’explosion était prévisible. Des puissances étrangères cherchent à en tirer profit, mais elles n’ont pas créé cette situation.
Six morts, des gens armés sur des barrages routiers, des centaines de magasins dévastés…. Comment en est-on arrivé là ?
Par une série d’erreurs. Il ne fallait pas organiser le troisième référendum en octobre 2021, en pleine crise du Covid. Édouard Philippe était contre, il avait raison. Le deuil est plus long en Nouvelle-Calédonie. Il y a des réalités culturelles dont il faut tenir compte. Je me suis rendu en Nouvelle-Calédonie pour un jury de thèse. Nous avons été reçus par les autorités coutumières, le thésard a sollicité l’autorisation des aînés pour prendre la parole.
Ce n’est pas du folklore ?
Cela a un sens très fort. Les conseillers outremer actuels du président Macron ne sont pas des gens qui ont une approche réfléchie de ces sujets. Je constate chez eux un aplomb, une forme d’arrogance par rapport à des populations, des pays, qu’ils ne connaissent pas du tout. Et de l’autre côté, dans la rue, vous avez aujourd’hui des jeunes ballottés entre leur appartenance ethnique et la modernité, qui les aspire et les rejette. Ils ont un pied dans le monde de la tribu et un pied à Nouméa, dans le monde urbain. Ils sont déclassés, souvent en rupture sociale et scolaire.
Quelles autres erreurs relevez-vous ?
La nomination de Sonia Backès comme secrétaire d’État à la Citoyenneté dans le second gouvernement d’Élisabeth Borne en juillet 2022 a été très mal perçue par les indépendantistes. Mais mettons-nous à leur place ! Elle était présidente de la province sud de la Nouvelle-Calédonie, bastion loyaliste. Et pour ne rien arranger, le gouvernement a nommé comme rapporteur du projet de loi de révision du corps électoral un député loyaliste de l’archipel [Nicolas Metzdorf, Renaissance]. L’État, qui devait être le garant d’un processus d’autodétermination, est sorti de la neutralité. Il y a eu, chez Emmanuel Macron, un manque de connaissance, une tendance à l’intérêt discontinu sur ce dossier, sans recherche des solutions. Nous sommes entrés maintenant dans la logique répressive, mais le retour à l’ordre sera vain.
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Pourquoi ?
La question de la guerre civile se pose, il ne faut pas avoir peur des termes. La société néo-calédonienne est divisée en deux blocs, eux-mêmes divisés certes, mais qui se soudent en période d’acmé. Un bloc européen loyaliste fait face à un bloc kanak indépendantiste. Je simplifie. Il existe des loyalistes mélanésiens et des indépendantistes européens, mais on sait ce qui constitue le cœur des troupes. La France tenait avec le protocole de décolonisation des accords de Matignon et de Nouméa un modèle sans précédent, unique, de pacification des relations sociales, entre deux communautés que l’histoire avait projetées l’une contre l’autre. C’est ce protocole qui se délite sous nos yeux, faute d’attention suffisante, par appauvrissement de la culture d’outremer dans la classe politique et chez les hauts fonctionnaires.
Trop tard, les jeux sont faits ?
Non. La situation n’est pas irréversible, mais il faut que le chef de l’État prenne des mesures rapides, pour revenir à l’esprit des accords. Il faut éloigner le spectre d’une immixtion de puissances étrangères, l’Azerbaïdjan et surtout la Chine, qui soutient le FLNKS. « La violence est le langage de ceux qui ne sont pas entendus », disait Jean-Marie Tjibaou [leader indépendantiste lui-même assassiné en 1989, NDLR], en citant Martin Luther King. On peut renouer les fils du dialogue. Fondamentalement, les Kanaks ne sont pas des gens violents. Il n’y a aucune raison que la Nouvelle-Calédonie ne se relève pas plus forte et plus unie.
Vous évoquiez la tribu et le monde moderne. Peut-on être entièrement français et entièrement mélanésien, mahorais ou polynésien ?
Bien sûr. En Nouvelle-Calédonie, il y a eu ces dernières années une progression sensible des mariages mixtes. On est au-dessus de 10 %. C’est un signe que nos valeurs républicaines peuvent se marier avec les valeurs traditionnelles. Je crois que la grille française peut s’appliquer, mais il ne faut pas que la promesse républicaine soit un vœu pieux.
Votre livre de 2023 était une étude comparée des outremers français et étrangers. Quelqu’un, quelque part, a-t-il atteint l’équilibre qui instaurerait une paix civile durable en Nouvelle-Calédonie, instituant un respect des valeurs mélaniennes dans le cadre de la République ?
Je ne connais pas de modèle achevé. Les îles Cook [Nouvelle-Zélande] disposent des prérogatives les plus étendues qu’on puisse donner à une entité sans lui donner son indépendance. Elles ont la possibilité de mener leur propre politique étrangère, tant qu’elle n’est pas contraire aux intérêts de la Nouvelle-Zélande. Elles ont tout, sauf la défense. Cela n’a pas totalement effacé la mémoire des mauvais traitements subis par les Maoris. Le Groenland est le plus grand outremer du monde, les Inuits gouvernent, mais des statues sont parfois taguées et renversées à Nuuk, la capitale, parce que ce sont celles des colonisateurs. Nous ne pouvons pas purger pleinement le passé colonial, mais nous pouvons nous parler.