Auguste ARMET, Patrick CHAMOISEAU, Serge DOMI, Hector ELISABETH, Danielle LAPORT, Philippe PALANY (Atelier des Socios)
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Dans sa relation avec la France, la Martinique s’est construite à la fois sur l’extermination, la colonisation, la départementalisation dont l’une des caractéristiques a été l’exode des Martiniquais vers la France, la régionalisation et la territorialisation.
En 2017, la loi sur l’égalité réelle pour l’outre-mer et « son plan de convergence » illustrent les limites et difficultés de l’application des droits issus de la départementalisation. La régionalisation, pour sa part, tente timidement et à la marge de donner un droit à l’initiative locale à travers les habilitations avec la complexité et les limites constatées. La territorialisation, issue du choix de fusionner les conseils régional et général, n’amène rien de substantiel en termes de droit à l’initiative. Il s’agit tout simplement des mêmes compétences déployées par une seule collectivité.
Ces évolutions statutaires et institutionnelles sont le résultat d’une logique fondée sur l’ordre colonial ; cette logique descendante qui impose un cadre dans lequel doit « se mouvoir » la Martinique sans réelle prise en compte de son identité, de ses enjeux, ou de la possibilité d’un quelconque devenir. Par ailleurs, l’avènement de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM) n’est pas une innovation puisqu’elle s’inscrit dans l’article 73 de la Constitution et fusionne des compétences déjà existantes. Si innovation il y a, elle réside uniquement dans le format de l’institution CTM. Il ne faut donc s’attendre ni à une révolution dans le développement de la Martinique, ni à un renversement de tendance.
L’Appel de Fort-de-France en 2022 et la dynamique du Congrès ont l’avantage de réactiver les échanges, d’ouvrir les débats au cœur du Pays et de mettre la pensée en mouvement afin d’éloigner l’amertume. C’est une dynamique intellectuelle saine que de confronter les approches plurielles.
Ce besoin de faire bouger les lignes, de faire émerger de nouvelles légitimités n’est pas propre à la Martinique. Là où les identités sont niées, là où le besoin d’affirmation de son « être-au-monde » en tant que peuple-nation est bafoué, naissent tout naturellement des revendications vives, mais aussi et surtout (nous le constatons tous les jours) une souffrance qui peut atteindre les formes irrationnelles de la violence. À ce mal-être collectif s’ajoute des difficultés à penser, à agir, à construire, à se projeter et même à affronter de manière efficiente les défis et les urgences qu’impose la gestion territoriale de ce tissu humain. Mais le pire, c’est que la pensée politique elle-même se retrouve immobilisée dans des incantations anticolonialistes, des postures xénophobes, des radicalités sommaires, dont la virulence peine à dissimuler une parfaite impuissance et, souvent hélas, l’amertume inavouable d’un renoncement intériorisé au « geste politique ».
La revendication de la Martinique est donc d’introduire dans la Constitution française la question de la différenciation. Certes, l’article 74 pourrait être une option à cette différenciation mais elle effraye obscurément le plus grand nombre et ne correspond pas à l’inédite revivification que nous voulons pour « Faire Pays ».
Cette différenciation politico-juridique souhaitée et revendiquée s’inscrit dans une approche sociologique de la différenciation qui doit conduire le gouvernement à s’affranchir des logiques de l’ordre et de la régulation-contrôle, réflexes jacobins à bout de souffle et maintenus malgré tout par l’esprit colonial.
Il faut désormais laisser place aux conséquences des interactions contemporaines de la Relation planétaire et des intelligences collectives territorialisées qui permettront d’alimenter la dimension prospective et la richesse d’une République non plus indivisible mais sereinement « Unie ».
En effet, les interactions planétaires et locales produisent l’émergence d’idées, d’approches différentes qui pourraient s’apparenter à du « désordre ». Or ces approches relèvent de l’innovation : elles alimentent des dynamiques collaboratives, en rupture avec les logiques de la centralisation ou de l’unicité. Elles permettent, dans tous les territoires, l’expression d’une fécondité de la différence, une amplification des capabilités, et surtout une effervescence des agentivités. Plus la domination est prégnante, plus la stérilisation guette, plus la mort sourit, et plus l’exigence de différenciation s’impose.
Cette différenciation telle que nous la concevons au regard de l’histoire de nos sociétés est un processus pluriel qui conjugue à la fois notre présence agissante dans l’espace caribéen, américain, européen, français, et une affirmation de nos identité et culture, faite d’individuations accomplies, de solidarités transversales et de représentations communes.
Le Pays Martinique doit plus que jamais être produit grâce à un projet collectif de transformation inhérent à l’évolution endogène de notre société, et non plus continuer à s’inscrire dans une matrice de reproduction des règles pensées en France qui exacerbent les inégalités et produisent, sous la régie capitaliste, des poches de pauvreté insoutenable. La reproduction inhibe les mutations, sclérose les devenirs. Seuls les processus de production enrichissent le tissu sociétal. La revitalisation de la République est à ce prix. L’assainissement du vivre-ensemble planétaire commence par cette exigence. Comme le souligne Albert Einstein, « La folie, c’est de faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent. »
Ce projet collectif de transformation – ce « Faire-Pays », cette création de soi dans une pensée du monde – ne sera opérant que si et seulement si chacun de nous assume tout de suite la charge de cette vision, et si enfin le pouvoir d’adapter les normes et les règles à la réalité de la Martinique est clairement gravé dans la Constitution régente.
Il s’agit, somme toute, d’une différenciation qui permettrait une autonomie mêlant à la fois responsabilisation de chacun d’entre nous, préservation de nos acquis sociaux et innovation institutionnelle à hauteur des exigences du Pays Martinique. C’est l’oxygène d’une renaissance à laquelle aucune crainte archaïque ne saurait nous appeler à renoncer.