The Conversation.
May 22, 2020 2.15pm
Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média
en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier
plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser
la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie,
et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.
«
Ce soir, je partage avec vous ce que nous savons et ne savons pas ».
(Emmanuel Macron, adresse aux Français du 13 avril 2020).Voilà un
Président de la République qui revendique ouvertement son ignorance
tandis que des experts reconnaissent publiquement que le Covid-19
est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Oui – les temps changent.
Habituellement, ceux qui nous gouvernent s’emploient, pour nous
rassurer, à dire qu’ils consultent les experts, qu’ils suivent leurs avis
et que la situation est sous contrôle. Mais il faut bien reconnaître que
depuis quelques années cette position devient de plus en plus difficile
à tenir. La confiance inconditionnelle dans la science, qui permettait
de justifier les décisions, a été émoussée. Elle laisse progressivement
place au doute voire à la suspicion et dans certains cas à l’incrédulité
.La multiplication des controverses au cours desquelles les chercheurs
s’affrontent durement, n’hésitent pas à dénigrer leurs collègues, comme
ce fut le cas par exemple à propos des dangers de l’amiante, a contribué
à cette perte de confiance. Ces affrontements ont permis également de
comprendre que, sans controverses, la connaissance scientifique ne
progresserait pas. En sciences, il convient toujours de commencer par
douter, pour ensuite confronter et discuter impitoyablement les hypothèses
et les résultats obtenus, afin d’avoir quelque chance de parvenir à un
consensus. Pour, au terme de ce tortueux chemin, avoir le droit de dire
: « Il est certain que le réchauffement climatique est un phénomène
irréversible » ; puis d’ajouter sans crainte d’être démenti « que le
réchauffement est dû pour l’essentiel aux activités humaines »
.Les citoyens ordinaires ont également appris, souvent aux dépens
de leur santé, que l’ignorance pouvait dans certains cas être
volontairement entretenue. Des historiens obstinés et des
journalistes scrupuleux ont montré que les grands producteurs
de tabac ont pendant longtemps financé des chercheurs,
plus intéressés par l’argent que par la vérité, afin de jeter le
doute sur les études de plus en plus robustes qui
établissaient la nocivité du tabac. Comme dans les
enquêtes criminelles, il ne faut pas hésiter à se demander,
face à l’ignorance entretenue à grand renfort de dollars,
d’euros ou de yuans, à qui profite-t-elle ?
Des scientifiques assument aujourd’hui leur ignorance en
prime time
L’ignorance, celle qui est déclarée et assumée à l’occasion
de la pandémie Covid-19, aussi bien par les décideurs
que par les experts, n’est pas de même nature.
Quand Jean‑François Delfraissy, le président du comité
scientifique conseillant le gouvernement, déclare :
« On ne comprend pas pourquoi les enfants résistent mieux
à l’infection » ou encore : « On n’arrive pas à expliquer
pourquoi certains porteurs contaminés et guéris sont
susceptibles de contracter à nouveau la maladie », personne
ne conteste de telles déclarations d’ignorance.
En écoutant ce grand spécialiste, ceux qui connaissent de
l’intérieur le monde clos de la recherche ont sans doute eu
le sentiment que, à une heure de grande écoute, des
scientifiques conviaient le grand public à une de leurs réunions.
À une de ces discussions, tenues en général dans l’espace
confiné des labos, et au cours desquelles les chercheurs
élaborent collectivement leurs projets de recherche pour
les mois ou les années à venir. Leur ordre du jour est de
définir les questions auxquelles ils souhaitent répondre,
de dresser l’état des connaissances internationales et
de faire l’inventaire de leurs lacunes en insistant sur
ce qu’ils voudraient prioritairement savoir, puis sur
cette base, de justifier les moyens demandés.
Et tout cela sans obligation de résultats !
Si, au moment où ils débattent de ces questions
à l’abri des regards, des profanes s’introduisaient
dans ces cénacles savants, ils seraient horrifiés de
découvrir un monde chaotique et criblé d’incertitudes.
Ces réunions, où l’on envisage des projets sans but
clairement fixé et sans que l’on soit certain d’avoir
choisi le bon chemin, constituent pour les chercheurs
qu’ils voudraient, pour mille bonnes raisons, absolument
comprendre. Le huis clos leur permet de travailler au calme,
de prendre leur temps, de recommencer leurs expériences
aussi souvent que nécessaire. Cet isolement, garantie de
sérénité, a commencé à céder depuis quelques décennies.
Des associations de patients, comme celles regroupant
les myopathes ou les personnes atteintes par le VIH, ou des
associations rassemblant des riverains qui subissent
les rejets toxiques d’usines chimiques, ont
contribué à ce que l’on peut appeler le dé-confinement
progressif de la recherche, c’est-à-dire son ouverture à
des dimensions humaines et sociales. Les coups portés par
le Covid-19 amplifient ce mouvement.
Les excursions « hors des murs » des chercheurs
ont changé de nature avec le Covid-19
Certes, de telles incursions dans l’espace public
n’ont rien d’inhabituel, ni de vraiment nouveau.
Que nous soyons téléspectateurs, auditeurs de chaînes de radio
ou lecteurs de journaux et de magazines,
nous sommes accoutumés à voir des scientifiques,
aux titres prestigieux, se succéder sur les plateaux
de télévision et à lire les tribunes qu’ils signent. Depuis
Pasteur et le suspense dramatique qu’il orchestra à
Pouilly-le-Fort, le public a pris l’habitude d’entendre les
savants annoncer des découvertes retentissantes
Mais qu’ils s’expriment pour avouer leur ignorance est
dent haut et fort aux questions cruciales qui leur sont
posées qu’ils ne savent pas, cela est tout simplement
exceptionnel – si ce n’est lorsque l’humilité les aide à
récolter de l’argent ou des soutiens (Téléthon, Sidaction).
L’actuel dé-confinement (partiel) des spécialistes
confirme l’émergence d’une nouvelle manière de
concevoir la recherche sur des sujets pour lesquels
les pratiques existantes montrent leurs limites.
Le laboratoire est devenu un lieu trop isolé et trop coupé
de l’ensemble des personnes qui pourraient partici
per activement au travail des chercheurs. Les enquêtes
de terrain largement pratiquées dans certaines
disciplines, comme les sciences de la terre et
leurs explorations géologiques ou l’agronomie et
ses fermes expérimentales, ne font en réalité que
prolonger le travail de laboratoire en l’installant à
l’extérieur et sur une plus grande échelle. Cette extension
s’opère parfois en recrutant des collaborateurs, des
assistants de recherche qui ne sont pas des professionnels
mais plutôt des amateurs éclairés et qui participent par
exemple au comptage d’oiseaux sauvages ou à des
observations astronomiques.
Quant aux études épidémiologiques ou aux essais cliniques,
elles incluent certes de larges populations, ce qu’on appelle
des cohortes, mais elles les enferment bien vite dans le cadre
de rigoureux protocoles qui les transforment en objet
s de recherche comme les autres. Ce qui caractérise toutes
ces formes d’organisation de la recherche, qui démontrent
tous les jours leur efficacité, c’est qu’elles sont conditionnées
par la passivité des patients dans le cas des essais cliniques
ou l’encadrement strict des profanes extérieurs au monde de la
science dans le cas des recherches dites participatives
.
Le Covid-19, par les problèmes et les questions qu’il pose, montre
les limites des formes d’organisation de la recherche dans lesquelles
les scientifiques sont les seuls et indiscutables maîtres du jeu.
Habituellement ce sont les chercheurs,
en effet, qui déterminent de manière stricte les protocoles à
suivre et les modalités expérimentales ; habituellement ce
sont eux qui neutralisent, autant que faire se peut, tout ce
qui est susceptible de parasiter et de biaiser leurs travaux ;
habituellement ce sont eux qui font le bilan de ce que l’on
sait et de ce que l’on ignore, sans inviter les profanes
à partager leur réflexion. Cette exigence, à laquelle
on doit des contributions irremplaçables, est à son apex
avec les essais dits « en double aveugle ». Leur principe
est que personne ne doit savoir, dans quel groupe tel ou tel
patient est inclus. Dans ce modèle, la lumière ne doit
pas être partagée : il est nécessaire d’aveugler pour mieux
savoir. Il n’est pas question d’abandonner cette stratégie,
parce qu’elle a montré et continue à démontrer son
efficacité. Mais, à l’évidence, elle ne suffit plus. Elle demande
à être enrichie et complétée. Participer sans mot dire,
ce n’est pas vraiment participer.
« Nous ne savons pas et, pour savoir,
nous avons besoin de votre coopération active »
Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, suite à la décision
gouvernementale de sortir progressivement du dé-confinement, des
cadres généraux ont été fournis avec les gestes barrières à respecter.
Mais comment procéder, très
concrètement, dans un lycée de 2000 élèves, dans
une crèche de 40 enfants tout au plus âgés de 3 ans
et placés dans un espace de 100 m2, sur un chantier
de BTP, dans un restaurant, dans un Ehpad ? Comment
assurer dans tous ces cas les conditions minimisant les
risques de contamination ? En disant qu’on ne sait pas
vraiment comment procéder, on accorde, pour une fois,
aux personnes concernées un espace de liberté : on les
incite à proposer des solutions viables et à imaginer
collectivement des dispositifs adaptés. Certes, c’est
l’ignorance qui favorise cette délégation, laquelle
demeure néanmoins limitée. L’ignorance rend cependant
possibles une redéfinition des rôles et une nouvelle
forme de contrat entre sciences et sociétés, entre
chercheurs et profanes.
On pourrait être tenté de comparer cet état de mobilisation
à ce qui se passe pendant les périodes de conflit armé,
quand le pouvoir redécouvre qu’une population active
est plus efficace qu’une population passive. On aurait tort
. Le mot d’ordre n’est pas : « Résistez à l’ennemi »,
« Soutenez les soldats qui meurent au front ! »,
« Fabriquez des obus et de la poudre », « Prenez soin
des blessés ». Non, le mot d’ordre est, comme le notent
des collègues anglais : « Flatten the curve ! Lissez les
pics de contamination ! »
Pour la première fois dans l’histoire, l’objectif assigné au
collectif formé des chercheurs et de la population est une
opération mathématique. Il s’agit de transformer la courbe
aiguë des cas de Covid-19, dont la pointe acérée risque
d’entraîner des dizaines de milliers de morts supplémentaires
et la saturation de notre système hospitalier, en une courbe
moins abrupte. Il nous est demandé d’imaginer les
bons comportements permettant d’éviter la concentration
dans le temps et dans l’espace des contaminations.
L’objectif est d’agir pour que les mathématiciens
qui suivent, grâce à leurs modèles, la diffusion du virus
puissent nous dire à tous : « Merci chers collègues, grâce
à vous tous nous en savons plus. Vous avez agi comme
il fallait pour enrichir les modèles qui nous servent de
boussole collective, vous avez trouvé en vous, et pour
le bien de tous, les ressources pour créer un
environnement à nouveau vivable. »
Cette ouverture de la recherche par une redistribution
des rôles, certes bien légère, permet cependant de mieux
comprendre comment fonctionnent les modèles
mathématiques de l’épidémie. Ceux qui les conçoivent
sortent de leurs labos pour expliquer comment la pandémie
se répand ou au contraire ralentit. Taux de létalité, nombre
de personnes susceptibles d’être contaminées par une
personne contagieuse, taux de comorbidité : les modélisateurs
exposent, à grand renfort de schémas et d’animations, sur quelles
bases reposent leurs analyses prédictives. Des sites permettent
même d’apprécier l’impact des comportements sur le lissage de
la courbe, la manière dont on estime le pourcentage de personnes
contaminées dans la population. Un jour, il sera peut-être possible
de simuler en direct, comme sur les compteurs du Télétho
n mesurant la générosité des Français, les effets quantifiés
du choix des matériaux utilisés pour la confection de
masques alternatifs !
Ces interventions s’apparentent-elles à de simples opérations
de vulgarisation visant à faire comprendre à la société civile
ce qui se passe ? Il n’en est rien. D’abord parce que les
explications scientifiques fournies s’adressent directement
à ceux à qui on demande d’imaginer des comportements
adaptés. Ce n’est pas la même chose d’essayer de
convaincre quelqu’un que la terre est ronde ou de
lui dévoiler les raisons pour lesquelles il est nécessaire
d’agir de telle ou telle façon si l’on veut éviter un pic
de contamination. Dans un cas on éduque, dans l’autre
on cherche une collaboration qui laisse ouverts à la
fois l’interprétation des règles de distanciation proposées
et les choix qui restent à faire. Ensuite parce que les
modélisateurs, sans l’intervention des citoyens,
n’auraient aucune chance d’alimenter les modèles
en données et de valider, d’infirmer ou de modifier
les projections qu’ils réalisent à un moment donné.
Ce n’est pas tout à fait la première fois, même si cela
demeure encore très rare, que les modélisateurs
occupent le devant de la scène et exposent quelques-uns
des éléments de leurs algorithmes. La crise du
changement climatique a suscité une prolifération
de modèles, de courbes et de variables stratégiques
qui sont désormais aisément accessibles et dont
les spécialistes assurent qu’ils sont robustes et
que leur utilité est indéniable. Et ce n’est que très
récemment, à l’occasion de l’organisation de la
conférence sur le climat, que des citoyens ordinaires
ont été conviés à participer à la discussion de
certaines de leurs hypothèses sans pour autant
être en mesure d’apprécier les effets de leurs recommandations.
Cette façon de pratiquer collectivement la recherche
n’en est qu’à ses premiers balbutiements et demeure
superficielle. Elle pose en outre de nombreux problèmes
qu’il faudrait traiter au fur et à mesure qu’ils apparaissent,
avant qu’ils ne deviennent trop difficiles à résoudre.
Certains sont connus. Ils concernent l’autonomie des
personnes et les dispositifs de contrôle et de surveillance
de la vie privée rendus possibles par les big data.
D’autres, plus spécifiques, liés par exemple à la place
des préoccupations sanitaires ou à la coordination
des différentes manières de pratiquer la recherche,
ne peuvent qu’être entr’aperçus. Mais c’est le bon
moment pour se mettre au travail. N’est-ce pas une
des vertus des crises que de suggérer de nouvelles
manières de vivre ensemble ?