Mme Juliette Sméralda est Docteure en sociologie, Diplômée de l’Université de Paris VII et Sociologue Consultante et Conseils.
M. Roland Laouchez est directeur-fondateur de la télé KMT.
L’ARTICLE DE JULIETTE SMERALDA QUI A SUSCITE LA CRITIQUE DE
M. ROLAND LAOUCHEZ
Un amour de sucre
Après les progrès de la connaissance quant au rôle joué par le système esclavagiste dans le démantèlement de la famille afromartiniquaise transmuée en ‘famille monoparentale’ ; après la mise au jour de l’origine esclavagiste des pratiques ‘esthétiques’ dénaturantes adoptées par les Afrodescendants – défrisage, éclaircissement de la peau et chirurgie plastique -, voilà que l’amour du sucre (et du sel ?) observé dans cette population se révèlerait être une séquelle du même système esclavagiste ?
C’est en tout cas ce qu’autoriserait à penser le constat fait dans les années 1750 par Jean-Baptiste Thibault de Chanvallon, », blanc créole, concernant l’amour du sucre observé chez les esclaves africains, au 18e siècle déjà.
Dans son ouvrage intitulé
Voyage à la Martinique, contenant Diverses Observations sur la Physique, l’Histoire Naturelle, l’Agriculture, les Mœurs, et les Usages de cette Isle, faites en 1751 et dans les années suivantes, publié à Paris, Quai des Augustins, chez Cl. J.B. Bauche, Libraire, à Sainte Geneviève et à Saint Jean dans le désert. M. DCC. LXIII,
l’auteur écrit en effet :
« Les Noirs mangent beaucoup de sucre ». « On prétend même que le sucre, qu’on ne leur refuse presque jamais, est une nourriture des plus saines qu’ils puissent prendre, et des plus propres à les garantir des vers. Il est vrai que nous avons observé dans cette île, qu’en général les enfants sont moins sujets aux vers qu’en France ; […].
« Je doute que le sucre, comme on le dit, les en garantisse ; mais l’expérience, d’accord avec la chimie, prouve tous les jours dans nos îles, que malgré le préjugé établi autrefois contre le sucre, cette denrée est une vraie nourriture, et qu’elle est très saine. Elle fait vivre, pour ainsi dire, tous nos Nègres, qui le plus souvent n’ont pas assez d’autres aliments. C’est presque la seule ressource de ceux qui fuient de chez leurs maîtres, et qui vont se cacher dans les bois. » (p. 74)
À la page 73 de son ouvrage, évoquant l’ « éducation des enfants du premier âge », Thibaut de Chanvallon écrit : « Ils sont ordinairement sevrés à un an. Il y a déjà longtemps qu’ils mangent de tout, quand ils sont sevrés ; soupe, café au lait, chocolat, vin, liqueurs, farine de manioc, calalous, et autres ragouts du pays, surtout beaucoup de sucre et de confitures ; leur estomac est fait à tous les mets.
L’amour du sucre n’est donc pas génétique chez les Martiniquais de cette origine, mais acquis dans le contexte social historique de l’esclavage : outre de vivre dans le pays où coulait le miel – c’est à travers cette image d’Épinal que fut ‘vendue’ la Martinique aux immigrants indiens, dans la seconde moitié du XIXe siècle -, la canne à sucre avait réussi à déclasser toutes les autres cultures, pour s’ériger en monoculture qui allait orienter l’entière destinée de la colonie…
Reste à se préoccuper des représentations culturelles qui étaient attachées au sucre et au sucré, en Europe, à cette époque…
Diabète, carries, maladies cardiovasculaires sont-elles en recrudescence parce que l’industrie agroalimentaire renforce le goût du sucre dans une population déjà déterminée, alors que les conditions de vie et l’environnement ont complètement changé ?
Mais au fait, pour quelle raison – dans son article 18 – le Code Noir avait-il interdit la vente de canne à sucre par les esclaves ?
« Défendons aux esclaves de vendre des cannes de sucre pour quelque cause et occasion que ce soit, même avec la permission de leurs maîtres, à peine de fouet contre les esclaves, et de dix livres tournois contre leurs maîtres qui l’auront permis, et de pareille amende contre l’acheteur. »
Juliette SMERALDA
LA CRITIQUE DE ROLAND LAOUCHEZ SUR KMT
LA REPONSE DE MME JULIETTE SMERALDA
“Réponse à la violente et incompréhensible attaque de Monsieur Roland Laouchez”
Je n’ai pas de raison de supposer a priori que vous me voulez du mal, Monsieur Laouchez; mais votre commentaire à propos de mon article « Un amour de sucre » publié par Politiques publiques, lors du journal télévisé de votre chaîne KMT du 25 octobre me laisse en douter. Car il n’est pas possible d’affirmer de bonne foi ce que vous avez affirmé, sur le ton péremptoire qui a été le vôtre.
Je vous demanderai de relire mon analyse – et les éclaircissements que j’ai eu à apporter aux internautes à la suite de leurs commentaires : aucun citoyen de notre pays investi d’un jugement objectif ne commettrait une erreur d’interprétation aussi énorme.
Vous me faites en effet dire exactement le contraire de ce qui est contenu dans mon analyse. En utilisant votre télé comme vous le faites pour déclarer ce qu’il vous plaît, vous abusez d’un outil que je n’ai pas, moi, à ma disposition.
J’ai douté un moment de ma responsabilité dans le lourd contresens commis sur mon texte, mais à bien relire les commentaires des internautes – dont plusieurs d’une grande violence -, je note que je suis précisément attaquée sur le fait que j’impute en quelque sorte la responsabilité de notre goût pour le très sucré à la période esclavagiste, pendant laquelle les esclaves, mal nourris par leurs maîtres, compensaient leurs carences par la consommation de sucre. Mais, parce qu’ils avaient à fournir de gros efforts, ils « brûlaient » davantage de calories que ce n’est le cas aujourd’hui, et les effets de ce dysfonctionnement n’étaient pas aussi dramatiques alors – C’est du moins ce que je suppose. Cette habitude se serait donc cristallisée à notre détriment. Je pose ainsi la question de savoir si le diabète, les carries et les maladies cardiovasculaires sont en recrudescence, parce que l’industrie agroalimentaire renforce le goût du sucré – acquis par défaut pendant l’esclavage – chez une population déjà (historiquement) déterminée, alors que les conditions de vie et l’environnement ont complètement changé. Autrement dit, j’interroge une industrie qui entretient un penchant responsable de problèmes de santé de plus en plus critiques dans notre population.
Où voyez-vous que je défende la composante ethnique békée en faisant l’analyse qui est la mienne ?
Il n’y a pas d’ambiguïté dans mon propos – à moins qu’à l’instar de certains internautes, vous n’ayez pas lu attentivement mon texte ? Et s’il s’en trouve, c’est parce que son sens aura été détourné.
Je dis bien en effet (mais c’est d’abord une hypothèse), que des habitudes de consommation acquises dans une situation historique donnée ont influencé notre comportement de modernes. Les effets néfastes de celles-ci étaient peut-être mal connus, ect., mais les progrès de la médecine permettent de mieux les identifier aujourd’hui.
Toute polémique mise à part, j’observe, dans le débat sur le sucre, une violence de ton, une agressivité incompréhensibles chez certains Martiniquais : je sais combien nous avons du mal à assumer notre histoire, et combien le seul mot d’esclavage nous fait bondir…
Je note également que notre société n’arrête pas de reprocher à ses intellectuels de ne pas jouer leur rôle, mais que, dès qu’ils tentent d’intervenir dans le débat public, on veut les sommer de se taire…, sans doute pour laisser libre cours à toutes les fantaisies qui tiennent lieu d’analyses.
Quant à la question du sucre en tant que telle, pourquoi provoque-t-elle, elle aussi, autant de violence verbale ? En l’explorant, j’étais d’abord dans une curiosité scientifique, mais il semble que j’ai allumé un brûlot, et que l’on veuille absolument déplacer le débat dans la sphère politique, voire plus, puisque je m’entends accuser d’être de connivence avec les békés ?
Pour finir, je ne portais aucun jugement sur la loi Lurel – loin de moi cette intention d’ailleurs. Je répète que je trouvais intéressant de s’interroger sur notre goût pour le très sucré. Il s’agit d’un fait social, qui doit être explicité, avant de céder à la tentation facile de l’imputer à un facteur génétique – comme on l’a fait pour d’autres maladies observées dans notre population. J’indique donc – par une recherche historique qui en est à ses balbutiements, inspirée il est vrai par la problématique soulevée par M. Lurel -, qu’elle est historiquement déterminée, jusqu’à ce que d’autres recherches viennent infirmer cette hypothèse.
Fin de citation