Élie Duprey, Ti Jean l’élégant, roman (broché, 152 p.), paru le 16 juillet 2024 chez Caraïbéditions
Recension
Ce premier « roman » captivant est en fait la transcription du récit oral – sorte d’autobiographie – que le protagoniste, alors en fin de vie, a fait à l’auteur, Élie Duprey, au cours de multiples rencontres dans la bien-nommée « Maison de la Souvenance » à Goyave, en Guadeloupe. Ces rencontres – dues à une succession de croisements improbables – ont eu lieu au cours des années 2010 par l’entremise de Simone Schwarz-Bart, comme elle s’en explique dans la préface du livre.
Ti Jean l’élégant est un roman à clefs autour de trois personnages principaux, mentionnés uniquement par leur prénom : Jean, le protagoniste narrateur, et les deux grands amis de sa vie : Pierre, le Parisien rencontré en prison, et José, le copain d’enfance guadeloupéen, retrouvé à Paris. Ces deux amis ont la particularité de mourir assassinés, alors que Jean, lui, survit – grâce notamment à l’influence des deux femmes qu’il a épousées successivement. Curieusement, seule l’identité de Pierre est révélée dans les paratextes – par la préfacière, ainsi que par l’éditeur, dès la quatrième de couverture de la jaquette du livre. Il s’agit de Pierre Goldman (1944-1979), l’activiste révolutionnaire et braqueur de commerces parisiens, dont la condammation à perpétuité puis la relaxe pour le meurtre présumé de deux pharmaciennes du boulevard Richard Lenoir, avaient défrayé la chronique judiciaire en 1974 et en 1976.
Élie Duprey dédie son livre, en créole, à son protagoniste – non pas au « petit Jean » du titre, mais à « Jean, le grand homme, mon pote ». Divers indices dans le texte permettent, avec l’aide de moteurs de recherche sur internet, de conclure qu’il s’agit de Jean Agasto, né le 19 décembre 1943 et mort le 19 août 2019, en Guadeloupe. Son décès a été salué sur la page Facebook des Vikings de la Guadeloupe, un groupe de quatre musiciens, créé à Pointe-à-Pitre en 1966, dont Jean Agasto avait été le premier manager et pour lequel il avait importé des instruments électriques américains depuis Miami. Ces instruments nouveaux avaient permis au groupe antillais de « créer l’événement » en se produisant aux Halles de Paris dès 1970. L’un des musiciens rappelle aussi que Jean Agasto avait été parmi les premiers antillais à travailler avec le gouvernement de Cuba. Aucune allusion par contre, dans ces condoléances, au fait central du roman : les années passées par Jean Agasto en prison, à cause de son association avec son grand ami José, le souteneur guadeloupéen impliqué dans divers réseaux de proxénétisme et de banditisme, et sa rencontre determinante avec Pierre Goldman dans ce lieu d’incarcération.
Le seul prénom José et sa combinaison avec des mots clefs comme « proxénète guadeloupéen » ne permettent pas de lever l’anonymat du personnage : on reste confondu par la masse des articles de presse concernant la prostitution et « les réseaux antillais », les cent dernières années. Et la combinaison « gang antillais » renvoie, elle, inexorablement au film Le Gang des Antillais de Jean-Claude Barny, sorti en 2016, basé sur le roman autobiographique éponyme du Martiniquais Loïc Léry (Caraïbéditions, 1986), condamné pour braquage en 1979 et rédimé par la découverte des livres et de l’écriture pendant son séjour en prison. Quelles que soient les qualités du roman de Céry, autobiographique mais écrit à la troisième personne, celui d’Élie Duprey comporte d’autres dimensions.
Comme l’annonce le paragraphe en quatrième de couverture, « arrivé au crépuscule de sa vie, Jean se remémore les vicissitudes d’une existence qui l’aura mené de la Guadeloupe des années 1940 à la Cuba communiste des années 1990, en passant par la France des Trente Glorieuses… ». Et c’est, en effet, dans « une langue singulière, empreinte d’oralité et infusée de créole, tantôt caustique, révolté, mélancolique, qu’il brosse le tableau des milieux qu’il a traversés et des figures qui l’ont marqué ». Mais de la première à la dernière ligne, l’auteur laisse parler son personnage, qui évoque un nombre extraordinaire de faits, vécus en six décennies dans divers pays, et les commente constamment depuis sa perspective particulière, empreinte d’un code d’honneur inflexible très macho, qui ne cesse « d’interpeller » le lecteur, et sans doute encore davantage la lectrice d’aujourd’hui. Comment, par exemple, partager l’admiration de Jean pour son ami proxénète José, qui lui a appris les codes de l’élégance vestimentaire parisienne, de rigueur dans le « milieu », et qui, contrairement à d’autres dans le métier, était un expert du recours au « rayon de bicyclette » permettant à « nos filles » d’avorter et de conserver ainsi leur « liberté » de travail – en tant que prostituées ?
Par ailleurs, Jean remet en question avec applomb les notions d’honnêteté et de justice, invoquées par les institutions d’une République française qui, en créant le BUMIDOM, livrait des milliers de jeunes antillais.e.s à la merci d’une métropole où la devise « liberté, égalité, fraternité » se heurtait à un racisme larvé et attisé par la longue guerre d’Algérie que la France venait de perdre. De même, il dénonce les conditions effroyables de détention à Fresne, où il rencontre Pierre Goldman qui devient son mentor en philosophie et en politique. De même encore, il dénonce les hypocrisies du régime cubain des années 1990 – même si Fidel Castro lui-même, impressionné par le travail de Jean, consistant à blanchir les marbres encrassés du fameux hôtel Habana Libre, lui offre personnellement un cigare un jour. Revenu en Guadeloupe avec une épouse cubaine et devenu père, c’est avec une franchise toute aussi brutale et critique que Jean commente le nouveau mode de vie de ses compatriotes sur l’île, les faux-fuyants des indépendantistes et l’esthétique tarabiscotée du Memorial ACTe.
Toujours en quatrième de couverture, l’éditeur cite en gras une phrase de Simone Schwarz-Bart, qui décrit le roman ainsi : « C’est l’histoire bouleversante d’une amitié, d’une promesse, d’une dette : éblouissant ! ». À première lecture, ces mots semblent référer à l’intrigue du livre, dans lequel les notions d’amitié, de promesse et de dette sont centrales, en effet, pour les protagonistes. Mais la lecture de la préface permet de corriger cette interprétation. C’est de l’amitié entre l’auteur et son personnage qu’il s’agit. Et si leur histoire est bouleversante pour Simone Schwarz-Bart, c’est parce que Ti Jean et Élie Duprey se sont rencontrés à sa table, une fois qu’elle avait surmonté sa réticence à y recevoir l’ancien détenu pour proxénétisme, devenu ouvrier à tout faire et prétendant être, lui, le véritable « Ti-Jean l’Horizon », protagoniste du deuxième roman de l’écrivaine guadeloupéenne (Seuil, 1979 ; Points 1998). Certes, les ressemblances entre le parcours de ce dernier et celui de Jean Agasto sont nombreuses – tous deux découvrent les inégalités sociales dans le vaste monde et, à leur retour en Guadeloupe, une population zombifiée par le consumérisme – mais les styles des deux romans ne sauraient être plus différents.
Or c’est là que se trouve la force de Ti Jean l’élégant, qui paraît cinq ans après la mort de son protagoniste. On ne sait combien de temps l’auteur a mis pour « polir sa prose », comme Jean Agasto avait poli les marbres du Habana Libre, mais son effacement total derrière le récit de feu son ami est un tour de force qui le sacre d’emblée comme « Élie Duprey, l’élégant ».
Charles W. Scheel