Trump, le Covid-19 et la fin du leadership américain.
Fred Kaplan — Traduit par Bérengère Viennot — 22 avril 2020
La pandémie pourrait signer l’arrêt de mort de la domination américaine sur le reste du monde. Merci qui?
En 1994, le jour de son quatre-vingt-dixième anniversaire, le légendaire diplomate George Kennan, architecte de la doctrine américaine d’endiguement pendant la Guerre froide, a déclaré dans le cadre d’un discours revenant sur sa vie et son époque: «C’est avant tout par l’exemple, jamais par les préceptes, qu’un pays comme le nôtre exerce son influence la plus utile au-delà de ses frontières.»
Avec la réponse du pays au coronavirus, crise si différente de toute autre à laquelle il ait pu être confronté depuis plus d’un siècle, l’Amérique est en train de donner un très mauvais exemple et, par conséquent, de voir son influence à l’étranger décliner à un niveau historiquement bas –au point que nous sommes peut-être en train de vivre le moment où la puissance géopolitique va se détourner des États-Unis et de leurs alliés.
Un pays qui n’a plus rien à proposer
L’influence américaine périclitait déjà pour tout un tas de raisons –l’effondrement des blocs (que nous pouvions instrumentaliser pendant la Guerre froide), l’émergence de groupes terroristes et de milices sectaires (impossibles à réprimer avec des moyens militaires conventionnels), la poussée des investissements chinois et la pression en Asie et au-delà. Toutes ces tendances ont été hâtées, parfois délibérément, par le président Donald Trump, qui critique ses alliés traditionnels quand il ne les envoie pas tout bonnement promener, se rapproche avec bonheur de régimes autoritaires et oscille entre courbettes obséquieuses et guerres commerciales autodestructrices dans ses relations avec la Chine.
Toutefois, jusqu’à une période récente le contrepied pris par Trump vis-à-vis des politiques de ses prédécesseurs ne faisait que souligner l’estime et le pouvoir dont jouissait l’Amérique.
Trump a conduit le pays à la limite de l’inutilité – les États-Unis vacillent, en équilibre, tout au bord.
Si tant d’alliés se montraient paniqués par son attitude, c’est parce qu’ils voulaient désespérément le retour du leadership américain –et si tant d’adversaires se réjouissaient, c’est parce que cette lacune leur permettait de nouvelles incursions dans la sphère d’influence mondiale.
Aujourd’hui cependant, Trump a conduit le pays à la limite de l’inutilité –il ne l’y a pas encore tout à fait précipité, mais les États-Unis vacillent, en équilibre, tout au bord. S’il veut diriger ou inspirer les autres, un pays doit proposer un modèle –un «exemple», comme dit Kennan, de ce que peuvent produire son leadership, ses valeurs ou son système politique. Et face au coronavirus, l’Amérique montre que, pour l’instant en tout cas, elle n’a pas grand-chose, voire rien du tout, à proposer.
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Trump, un poison politique
Le New York Times et le Washington Post ont publié de long et captivants récits sur la lenteur avec laquelle Trump a réagi à la pandémie, en ayant ignoré les avertissements de scientifiques et de hauts responsables. Même aujourd’hui, pleinement conscient de la gravité de la situation, il n’a pas de plan pour minimiser les dégâts ou redémarrer l’économie. Il a nommé deux équipes de conseillèr·es –et il est sur le point d’en nommer une troisième– ce qui ne fait qu’exacerber les rivalités personnelles et bureaucratiques. Il continue de faire peu de cas de ses responsabilités de chef d’État, et laisse des gouverneur·es d’États disputer des courses à l’échalote dont les enjeux sont des équipements médicaux trop rares réservés au plus offrant.
Ses exécrables relations avec les gouvernements étrangers entravent la coopération internationale qui permet généralement de favoriser la résolution de ce genre de crises (bien que les scientifiques soient en train de former des consortiums de leur côté).
Le cabinet du président Trump, qui comptait autrefois quelques esprits indépendants, est désormais rempli de médiocres.
Il a même essayé d’acheter un laboratoire de recherches allemand qui travaillait sur un vaccin, avec dans l’idée d’en réserver les produits aux acheteurs américains –tentative que les médias n’ont pas ratée et qui pourrait provoquer un vilain retour de bâton si l’Allemagne, ou un autre pays, trouvait le vaccin en premier.
La toxicité de Trump empoisonne le système politique américain tout entier. L’administration a été purgée de ses experts et le peu de spécialistes qui restent sont souvent négligé·es. Le cabinet, qui comptait autrefois quelques esprits indépendants, est désormais rempli de médiocres, conscients que leur principale fonction consiste à opiner vigoureusement du chef chaque fois que le président prend la parole. Le Congrès a connu un moment brillant lorsque, sans l’aide de Trump, il a élaboré et voté quasiment à l’unanimité une enveloppe d’aide de 2000 milliards de dollars; mais les services administratifs, usés et privés de gouvernail, sont lents à la débloquer. Reste à voir si le Congrès, qui depuis ce vote s’est enfermé dans le mutisme, doublera la mise dans quelques mois, comme il le faudra une fois les comptes en banque de nouveau vides.
La Chine veut asseoir son pouvoir
Pendant ce temps, la Chine se conduit en leader. Ce statut n’est peut-être pas mérité; le virus est né sur son sol, les dirigeants du Parti communiste ont étouffé les premières alertes sur sa propagation et, depuis, n’ont eu de cesse de falsifier les données. Quoi qu’il en soit, c’est de Chine que provient une grande partie des médicaments et des équipements sanitaires du monde et les cadres du parti prennent soin de faire grand étalage de l’envoi de matériels à d’autres pays, dont les États-Unis. Comme l’a dit Ian Bremmer, président de l’Eurasia Group, dans un tweet: «Soyons honnête. Ça fait mal de voir la Chine envoyer de l’aide humanitaire aux États-Unis et à l’Europe.»
Dans le monde entier, une interrogation se lève: qui est la superpuissance, désormais?
La première impression est un tantinet trompeuse, dans la mesure où une bonne partie des équipements médicaux chinois s’avère défectueuse. Mais l’image n’en est pas moins forte: au moins, aux yeux de beaucoup, la Chine agit. Que fait l’Amérique, se demande-t-on, pour alléger les souffrances du reste du monde? Et d’ailleurs, que fait-elle pour alléger les souffrance de son propre peuple?
Tout ceci s’inscrit dans le contexte de la nouvelle route de la soie, un réseau massif de projets d’infrastructures soutenus par la Chine dans plus de soixante pays, touchant deux tiers de la population mondiale et coûtant 200 milliards de dollars (plus une estimation de 1.200 milliards pour les sept années à venir). Pour le président Xi Jinping, c’est une manière de creuser les fondations d’un système commercial mondial contrôlé par Pékin, susceptible d’éclipser la domination occidentale en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Certains des pays qui reçoivent des fonds dans le cadre de ce projet ont renâclé face aux conditions politiques qui y étaient liées mais, finalement, ils n’ont pas d’alternative.
D’autres pourraient bien faire de même dans divers domaines. Nombre de pays préfèreraient un leadership américain, aussi faillible qu’il eût été ces dernières années. Mais si ce n’est plus une option envisageable, ils se tourneront ailleurs –vers d’autres sources d’approvisionnement et de sécurité, peut-être vers d’autres formes de gouvernance.
À la fin de son discours d’anniversaire de 1994, George Kennan avait averti que «si nous ne préservons pas la qualité, la vigueur et le moral de notre propre société, nous ne serons que de peu d’utilité aux autres». C’est le sort qui nous attend si Donald Trump reste plus longtemps au pouvoir