Délégation sénatoriale aux outre-mer – Vendredi 23 janvier 2025
Outre-mer : adaptation des modes d’action de l’Etat
« Il faut rebâtir la souveraineté de l’État outre-mer »
C’est le mot d’ordre de ce rapport : redonner à l’État les leviers d’action pour remplir efficacement ses compétences régaliennes dans les territoires ultramarins. Les sénateurs y voient même une question de crédibilité du lien entre la République et ses citoyens ultramarins.
[Note de la rédaction : l’article ci-dessous n’est pas une analyse ou une prise de position de notre part. Il s’agit d’un résumé détaillé de la conférence de presse tenue au Sénat, au cours de laquelle a été présenté un rapport sur l’adaptation des modes d’action de l’État dans les Outre-mer.]
Un rapport adopté à l’unanimité
C’est une scène rare, voire inédite, qu’a offerte la Délégation sénatoriale aux Outre-mer (DSOM) lors d’une récente conférence de presse au Sénat. Micheline Jacques, présidente de la DSOM, entourée des co-rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel, a présenté un rapport unanimement adopté sur l’adaptation des modes d’action de l’État dans les Outre-mer. Le constat, sans concession, met en lumière la situation sécuritaire « très grave » dans plusieurs territoires ultramarins. Face à cette dégradation continue, les sénateurs réclament un « choc régalien », c’est-à-dire une réponse forte et urgente de l’État dans ses domaines de compétence non transférables : sécurité, justice, défense et coopération internationale.
Des chiffres alarmants
Les rapporteurs ont étayé leur plaidoyer par une avalanche de statistiques qui dressent un portrait saisissant des réalités ultramarines :
•Outre-mer = 4 % de la population française, mais 30 % des homicides et 50 % des vols à main armée.
•Taux d’homicides : environ 1,3 pour 100 000 habitants dans l’Hexagone, contre plus de 20 pour 100 000 en Guyane et près de 9,4 pour 100 000 en Guadeloupe.
•Suroccupation carcérale : 126 % en métropole, mais 143 % en moyenne outre-mer (270 % rien qu’à Mayotte).
•Immigration clandestine : 10 % d’étrangers en France métropolitaine, 20 % en Île-de-France, mais plus de 50 % à Mayotte et près d’un tiers en Guyane.
Ces chiffres témoignent, selon Philippe Bas, d’une « dégradation qui ne cesse de s’accélérer ». Il souligne que l’État n’est pas resté inerte et a accru les moyens humains (policiers, gendarmes, magistrats, greffiers) ; pourtant, ces efforts demeurent insuffisants pour juguler la progression des faits de délinquance et de criminalité, souvent liée à des trafics internationaux.
Une « procédure pénale à réinventer »
Pour les rapporteurs, la procédure pénale élaborée pour la métropole n’est pas toujours adaptée au contexte ultramarin. Qu’il s’agisse du morcellement des îles ou de l’ampleur de la forêt amazonienne, de l’éloignement des tribunaux ou du manque d’avocats disponibles, la réponse pénale est freinée dans sa mise en œuvre. D’où plusieurs propositions-phare :
1.Adapter la garde à vue : permettre que son point de départ soit retardé pour tenir compte du temps de transport vers les services d’enquête, notamment en Guyane, afin d’éviter qu’une interpellation en zone forestière ne rende la procédure caduque.
2.Défenseurs agréés : autoriser plus largement le recours à des défenseurs non-avocats, dans les zones dépourvues de barreaux, afin de ne pas bloquer l’avancée d’une enquête pour absence de conseil.
3.Interprètes locaux : recourir à des traducteurs maîtrisant effectivement les langues utilisées, même s’ils ne détiennent pas tous les diplômes requis, sous réserve d’un strict encadrement (qualité, indépendance).
« Il ne s’agit pas de renoncer aux garanties du justiciable, mais de réduire les délais et d’éviter la paralysie des procédures », a insisté Philippe Bas, qui ajoute que ces modifications supposent parfois des adaptations législatives.
Sécurité : un appel à un « choc régalien »
Le cœur du rapport réside dans l’idée d’un « choc régalien », à savoir un renforcement substantiel des moyens de l’État dans ses missions de police, justice et défense. Sont particulièrement visés :
•La lutte contre les trafics : Les Antilles et la Guyane sont des points névralgiques du narcotrafic (50 % de la cocaïne saisie en France provient des Antilles-Guyane). Le contrôle à 100 % des passagers aériens (« mules ») doit être consolidé par un encadrement légal plus robuste.
•La surpopulation carcérale : Les établissements pénitentiaires dépassent largement leurs capacités (ex. 270 % à Mayotte). Le rapport prône une accélération de la construction ou de l’extension de structures adaptées, déjà prévue par la programmation immobilière de la Justice mais toujours insuffisamment déployée.
•La maîtrise de l’immigration clandestine : À Mayotte comme en Guyane, l’immigration est au cœur des tensions. Les auteurs du rapport estiment impératif de donner au préfet les moyens de rendre effectif le contrôle des frontières et de lutter plus efficacement contre les filières de passeurs.
Coup de projecteur sur la Guyane et l’orpaillage illégal
Selon Victorin Lurel, la Guyane est confrontée à un phénomène d’orpaillage illégal d’une ampleur telle qu’il faut le traiter comme une menace extérieure. Il rappelle que plus de 450 sites illicites pullulent au fond de la forêt, avec un flux permanent de « garimpeiros » qui pille l’or, pollue les fleuves au mercure et alimente des réseaux criminels.
•Réviser la doctrine d’emploi des forces armées : le rapport propose d’activer l’article R1421-1 du code de la Défense pour engager l’armée comme « primo-intervenante » dans les zones de trafic, en considérant les orpailleurs illégaux comme des ennemis extérieurs portant atteinte à la souveraineté nationale.
•Couper la logistique : sans la complicité de réseaux transfrontaliers (au Suriname, au Brésil), l’orpaillage illégal n’existerait pas à cette échelle. D’où la nécessité d’une coopération diplomatique, policière et judiciaire renforcée avec les pays voisins.
Coopération internationale et diplomatie « pensée pour l’Outre-mer »
Pour que l’action sécuritaire ne soit pas qu’une course sans fin, les sénateurs prônent une stratégie diplomatique offensive axée sur l’Outre-mer. « Nous avons le deuxième espace maritime mondial et de longues frontières terrestres, notamment au Brésil. Cette souveraineté ne peut se défendre uniquement depuis Paris », explique Victorin Lurel.
•Accords régionaux : Mieux associer les collectivités ultramarines à la négociation d’accords avec leurs voisins, dans le cadre de la loi Letchimy qui autorise les régions et collectivités à contractualiser sous réserve de l’aval de l’État.
•Coordination policière et judiciaire : Établir des protocoles de collaboration à l’échelle régionale (Caraïbes, Pacifique, Océan Indien) pour frapper les filières au plus près de leur source.
•Rôle du préfet : Le préfet doit être le chef d’orchestre de toutes les actions régaliennes, y compris la dimension diplomatique. Actuellement, le ministère des Affaires étrangères n’a pas toujours de relais spécifique dans les bassins ultramarins, alors que la Chine ou d’autres puissances, elles, renforcent leur présence.
Vers un « rideau de fer » à Mayotte (et ailleurs)
La métaphore du « rideau de fer » a été employée pour décrire la nécessité d’une surveillance côtière renforcée à Mayotte, mais aussi aux Antilles et en Guyane. Cela implique :
•Des drones et radars en état de marche,
•Des patrouilleurs côtiers et bases nautiques avancées,
•Une présence navale accrue,
•Des points de débarquement maîtrisés pour contrôler efficacement les arrivées de kwassa-kwassa (Mayotte) ou de go-fast (Antilles).
« Sans moyens maritimes conséquents ni contrôle actif des ports et aéroports, tout dispositif sera contourné et n’aura qu’un effet partiel », prévient Philippe Bas.
Quelle traduction budgétaire ?
Interrogés sur le coût des mesures, les sénateurs admettent ne pas avoir chiffré précisément l’ensemble. La mise en place d’un plan d’investissement sur cinq ans est toutefois réclamée pour échelonner l’effort financier (drones, scanners portuaires, extensions de prisons, etc.). « C’est un investissement nécessaire et moins onéreux que de laisser la situation se dégrader », soulignent-ils.
Ils misent notamment sur :
•La Loi de programmation militaire (2024-2030) pour renforcer la présence des armées en Guyane, dans le Pacifique, etc.
•Les plans immobiliers de la Justice pour construire ou rénover des établissements pénitentiaires.
•Une meilleure déconcentration des crédits, afin que le préfet puisse disposer rapidement de fonds opérationnels.
« Il faut rebâtir la souveraineté de l’État outre-mer »
C’est le mot d’ordre de ce rapport : redonner à l’État les leviers d’action pour remplir efficacement ses compétences régaliennes dans les territoires ultramarins. Les sénateurs y voient même une question de crédibilité du lien entre la République et ses citoyens ultramarins.
Victorin Lurel insiste sur un autre enjeu : « Sans sécurité, comment assurer le développement économique, l’attractivité touristique, ou l’installation durable de cadres et de fonctionnaires ? » Il pointe la nécessité de mieux gérer la mobilité des agents d’État vers l’Outre-mer, notamment via l’harmonisation des critères des CIMM (Centres d’intérêts matériels et moraux), pour encourager les mutations et fidéliser les magistrats ou les soignants.
Les prochaines étapes
Adopté à l’unanimité par la Délégation sénatoriale aux Outre-mer, ce rapport est désormais transmis :
•Au gouvernement (Ministère de l’Intérieur, de la Justice, des Outre-mer, etc.),
•Aux présidents des groupes parlementaires,
•Aux services déconcentrés concernés.
Les sénateurs prévoient ensuite d’examiner quelles propositions législatives ou mesures réglementaires pourraient être intégrées :
•Dans la future loi de programmation ou dans une proposition de loi (PPL) autonome,
•Via l’élaboration de règlements spécifiques à la procédure pénale pour les zones ultra-marines.
Ils se disent prêts à porter politiquement ce « choc régalien » face à l’urgence constatée, en faisant valoir que des réponses partielles ou trop timides ne feraient que perpétuer, voire aggraver, les difficultés dans ces territoires.