Il s’agit d’une action dite « citoyenne ouverte à tous ». Ou encore, comme le précise son auteur, l’avocat des plaignants: d’une « plainte historique contre la grande distribution » pour « entente » et « abus de position dominante ».
Gérard Dorwling-Carter
Des pratiques anticoncurrentielles.
Le quotidien local qui a traité l’affaire abonde dans ce sens, ajoutant qu’il s’agirait d’une « avancée majeure dans la lutte contre la vie chère en Martinique portée par quatre lanceurs d’alerte et l’avocat Me Renaud Portejoie ». Ajoutant : « …cette initiative citoyenne invite tous les citoyens à rejoindre l’action en remplissant un formulaire en ligne. »
Précision faite que « la plainte met en cause des pratiques anticoncurrentielles responsables des prix élevés dans les territoires ultramarins. Bien que le Groupe Bernard Hayot (GBH) ne soit pas explicitement cité, il a réfuté ces accusations. »
Et mieux, le journaliste nous dit que «… Cette démarche pourrait entraîner des répercussions importantes sur la régulation des marchés et le pouvoir d’achat », de quoi réellement susciter notre intérêt pour une plainte en justice qui pourrait, à en croire ces plaignants et commentateurs, mieux que la Collectivité territoriale, la grande distribution ou l’État — bref, mieux que tout le processus engagé depuis ces quatre derniers mois —, régler la question de la vie chère en Martinique et, pourquoi pas, outre-mer, puisque le principal responsable désigné dans cette affaire serait le Groupe Bernard Hayot.
Et pour que les lecteurs d’Antilla jugent sur pièce, nous produisons la plainte telle qu’elle figure sur le site qui propose à la population de se joindre à l’action entreprise pour mieux peser sur la justice.
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PLAINTE
Renaud PORTEJOIE
AVOCAT
Fort de France, le 13 janvier 2025
Monsieur Yann LE BRIS
Procureur de la République
Tribunal judiciaire
FORT DE FRANCE
Dossier : Plainte Lanceurs d’alerte
Objet : plainte contre X. pour entente et abus de position dominante
Monsieur le Procureur de la République,
Je suis saisi des intérêts de :
– Monsieur Alexandre RENAHY, né le 20 juin 1986 à Besançon (25), de nationalité française,
– Monsieur Maxime RENAHY, né le 20 juillet 1978 à Grande-Synthe (59), de nationalité française,
– Madame Mathilde DESIR, née le 22/10/92 à Les Abymes (971), de nationalité française
– Monsieur Jérémy DESIR, né le 28/08/93 à Nice (06000), de nationalité française,
Lesquels élisent domicile en mon cabinet, sis 45 rue Victor Schoelcher 97200 FORT DE FRANCE.
Mes clients ont l’honneur de vous indiquer les éléments suivants :
En qualités de lanceurs d’alerte, mais surtout en leurs qualités de citoyens, mes clients, dès le mois de novembre 2024, ont décidé d’assigner Monsieur Bernard HAYOT, président du groupe éponyme, devant le Tribunal mixte de commerce de Fort de France, afin qu’il lui soit
fait injonction de publier les comptes consolidés de son groupe.
Cette assignation a été largement relayée par les média locaux et nationaux puisqu’elle a permis de mettre en exergue l’opacité financière qui résidait en Martinique depuis des décennies.
En parallèle de cette procédure toujours pendante au jour du dépôt de la présente plainte, lejournal Libération, sous la plume d’Emmanuel FANSTEN, a publié un article le 10 janvier 2025, intitulé « Vie chère aux Antilles. Le groupe Bernard Hayot rattrapé par ses profits suspects »
(Pièce N°1).
Les conclusions de cet article sont vertigineuses.
Le journaliste affirme, preuves à l’appui, ce que tout le monde pressentait depuis de nombreuses années, à savoir que le groupe GBH ainsi que d’autres, disposent d’une position hégémonique en Martinique mais également dans d’autres territoires ultramarins.
Cette situation oligopolistique, notamment dans la grande distribution et l’automobile, aboutit, au final, à ce que « le marché (soit) totalement cadenassé ».
Les témoignages recueillis, sur lesquels s’appuie le journaliste, permettent également de confirmer l’existence d’ententes secrètes entre les différents acteurs économiques de ces marchés sur les prix qui, pour les citoyens, s’avèrent jusqu’à 40% plus chers qu’en Hexagone.
L’article permet, en conclusion, et probablement pour la première fois, d’affirmer que des pratiques anti-concurrentielles majeures et systémiques gangrènent la Martinique ainsi que d’autres territoires ultramarins.
Ces pratiques révélées par le quotidien aboutissent à « un véritable système de captation économique et d’enrichissement de quelques-uns sur le dos d’une population entière ».
Ces conclusions sont corroborées par un certain nombre d’experts indépendants et notamment ceux mandatés par Emmanuel MACRON, ces derniers ayant très récemment
déposé un rapport tout aussi univoque.
Aux termes de celui-ci, un changement radical du modèle économique des outre-mer est ardemment préconisé, celui en place ne profitant qu’aux oligopoles, en particulier dans les secteurs de l’automobile et de la grande distribution.
La persistance de ce système gangréné et illégal n’est pas une fatalité.
Il appartient aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités.
Il appartient surtout à l’Institution judiciaire de s’emparer de ce dossier pour faire cesser les infractions qui sont perpétrées sur le territoire de la République.
Il est, en effet, indiscutable que les règles de la concurrence sont piétinées depuis trop longtemps en Martinique.
Ces agissements, tels que décrits et démontrés par le journal Libération, revêtent une qualification pénale.
L’article L.420-1 du code de commerce dispose en effet que :
« Sont prohibées même par l’intermédiaire direct ou indirect d’une société du groupe implantée hors de France, lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu’elles tendent à :
1° Limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ;
2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;
“4° Répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement. »
L’article L.420-2 du code de commerce dispose, quant à lui, que :
« Est prohibée, dans les conditions prévues à l’article L. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées.
Est en outre prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées aux articles L. 442-1 à L. 442-3 ou en accords de gamme. »
Les infractions d’entente et d’abus de position dominante sont affirmées et démontrées.
L’article L.420-6 du code de commerce dispose enfin que :
« Est puni d’un emprisonnement de quatre ans et d’une amende de 75 000 euros le fait, pour toute personne physique, de prendre frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre de pratiques visées aux articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 420-2-2.
Le tribunal peut ordonner que sa décision soit publiée intégralement ou par extraits dans les journaux qu’il désigne, aux frais du condamné.
Les actes interruptifs de la prescription devant l’Autorité de la concurrence en application du troisième alinéa de l’article L. 462-7 sont également interruptifs de la prescription de l’action publique. »
Il est évident que des personnes physiques, telles que listées à l’article L.420-6-1, ont pris une part déterminante et personnelle dans la commission de ces infractions.
Des investigations importantes seront nécessaires pour faire la lumière sur l’ensemble des responsabilités pénales des dirigeants de ces groupes oligopolistiques, afin de permettre à l’issue un procès et amorcer, par là même, un changement de paradigme économique dans les outre-mer.
Les plaignants tiennent enfin à préciser qu’ils sont naturellement recevables à déposer une telle plainte, leurs qualités de victimes des faits dénoncés se déduisant de leurs statuts de consommateurs de la grande distribution en Martinique, comme n’importe quel citoyen vivant ou ayant séjourné en Martinique.
Mes clients sont, dans ces conditions, parfaitement légitimes à déposer plainte entre vos mains contre X pour les faits de :
* Entente, abus de position dominante, faits prévus et réprimés par les articles L.420-1 et suivants du Code de commerce ; ainsi que pour toute autre infraction que l’enquête permettrait de révéler.
Confiant dans les suites que vous donnerez à la présente, je vous prie de croire, Monsieur le Procureur de la République, à l’assurance de mes sentiments dévoués et respectueux.
Pièces jointes :
1°) Article Libération du 10 janvier 2025.
Analyse pour les lecteurs d’Antilla de cette plainte
Les principaux arguments des plaignants contre les acteurs de la distribution en Martinique sont :
Des pratiques anticoncurrentielles
* Entente illicite: Les plaignants dénoncent l’existence supposée d’« ententes secrètes » entre les principaux acteurs économiques.
* Abus de position dominante: La plainte vise des pratiques d’abus de position dominante et un « système oligopolistique » dans le secteur de la distribution.
Des prix excessifs
* Des écarts de prix injustifiés: Les plaignants soulignent que l’alimentation coûte 40 % de plus en Martinique qu’en France métropolitaine.
* Des marges excessives: Ils remettent en question les affirmations de la grande distribution sur des marges de seulement 1 à 2 %, jugées peu crédibles au vu des écarts de prix constatés.
Une opacité financière
* Un manque de transparence: Les plaignants accusent les grands groupes de refuser d’être transparents sur la façon dont leurs prix sont fixés.
* La non-publication des comptes: Une action en justice a déjà été engagée contre le Groupe Bernard Hayot pour non-respect de l’obligation de publication des comptes annuels. Cet aspect est cité pour renforcer la plainte, pour mémoire…
Impact social
* L’exploitation: Les plaignants dénoncent la « pwofitasyon », ou l’exploitation outrancière opérée par ces monopoles économiques et financiers.
* Ils invoquent la pauvreté: Ils soulignent que la grande pauvreté touche 5 à 15 fois plus les territoires ultramarins que la France hexagonale.
Les défis juridiques et procéduraux d’une telle action
La plainte étant déposée contre X, il incombe à l’enquête de déterminer précisément les infractions commises et leurs auteurs. La complexité du dossier et le nombre potentiel d’acteurs impliqués allongeront considérablement la durée de la procédure.
Si, par extraordinaire, et du fait de l’application du principe de « l’opportunité des poursuites », le procureur accepte de s’engager dans cette action inscrite dans une volonté plus large de changement radical du modèle économique des territoires ultramarins — visant à garantir l’égalité économique au sein de la République —, il utilisera les moyens dont il dispose: une enquête pourrait alors être confiée à l’OCLCIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) et à la DIPJ Antilles-Guyane (Direction Interrégionale de la Police Judiciaire), cette dernière étant chargée d’enquêter sur un large éventail de crimes graves, notamment les homicides, le trafic de drogue, la criminalité organisée et le terrorisme. Concernant les crimes financiers, la cybercriminalité et les abus sexuels sur des enfants, l’OCLCIFF jouerait un rôle clé.
Ces services auront pour seule pièce produite pour étayer les assertions des plaignants un article du journal Libération, que nous avons déjà analysé pour nos lecteurs dont voici la synthèse.
Analyse de la seule pièce produite par les plaignants pour fonder leurs accusations.
Nous avons expliqué que certaines parties de l’article de Libération joint à la plainte, pourraient être considérées comme diffamatoires, car elles portent atteinte à l’honneur ou à la réputation du groupe concerné, sans preuve de la véracité de ces faits allégués.
La réglementation en matière de prix
Seules les marges sur les carburants sont très encadrées et généralement très faibles, de l’ordre de 2 %.
Les commerçants ont pour principale obligation d’afficher clairement les prix, y compris le prix par unité de mesure pour faciliter les comparaisons.
Bien qu’il n’y ait pas de plafond légal général, des marges jugées excessives pourraient être considérées comme des pratiques commerciales déloyales, surtout sur des produits de première nécessité. Mais la définition précise de ce qui constitue une marge “excessive” reste sujette à interprétation.
Les différentes restrictions du droit applicable en la matière visent essentiellement à assurer une concurrence loyale entre les commerçants tout en protégeant le pouvoir d’achat.
S’il est interdit aux commerçants de revendre un produit en l’état à un prix inférieur à son prix d’achat effectif, une règle qui vise à empêcher les pratiques de dumping et à protéger les petits commerces.
Pour certains produits de première nécessité ou de grande consommation, seules les autorités peuvent imposer des coefficients de marge maximaux.
La réglementation des prix d’achat des consommateurs : ce sont les autorités de contrôle comme la DGCCRF qui veillent au respect de ces règles.
On verra donc que cet encadrement ne concerne pas le commerce des véhicules automobiles où règne une concurrence âpre tout à fait suffisante pour assurer un prix correct à l’acheteur qui d’ailleurs est déterminé dans ses choix par d’autres critères que le montant de l’achat du véhicule, tels le prix des pièces détachées, le service après-vente, les stocks disponibles de pièces détachées, etc.
Les suites prévisibles de cette affaire.
Dans l’hypothèse où les doléances des plaignants sont estimées recevables par le parquet de Fort-de-France, des investigations fort longues seront mises en marche avec à terme un résultat très aléatoire.
Alors peut-on se demander pourquoi engager une telle procédure ? Nous dirons que cela relève de notre époque, d’utiliser les services de la justice pour donner du crédit à des revendications quelles qu’en soient la nature. Comme caisse de résonance à une action qui relève d’un tout autre domaine que celui de la justice.
Gérard Dorwling-Carter.