Avec ce quatrième texte, Laurent Cypria poursuit sa traversée sensible des rivages méditerranéens. Après Nice, Antibes et Menton, c’est au tour de Villefranche-sur-Mer de s’inviter dans sa prose poétique.
Ici, pas de carte postale figée, mais une ville vivante, respirée, ressentie — une « bouche d’ombre » où le monde s’efface pour mieux vibrer. Entre figues partagées, barques blessées et linge suspendu, Villefranche devient le théâtre d’un retour intime, presque mystique, à la mémoire et au silence.
Un texte où chaque mot semble filtré par le vent marin et le sel des pierres. Une invitation à ressentir, plus qu’à voir.
Villefranche-sur-Mer s’est glissée sous ma peau comme un chuchotement oublié. Non pas une ville à arpenter, mais une ville à habiter, comme on habite une douleur douce, une mémoire en filigrane. Ce n’est pas une carte postale, c’est une ride sur la joue du monde.
Elle se cache. Elle ne se donne pas d’emblée. Elle respire en creux. À flanc de colline, elle descend vers la mer avec la lenteur des songes anciens. Les escaliers en sont les veines, les balcons semblent des cils fermés sur un rêve d’ocre et d’algue. Le matin, la lumière n’arrive pas vraiment : elle s’insinue, elle caresse, elle hésite — comme si le soleil lui-même avait peur de froisser quelque chose.
Je suis descendu vers le port, et j’ai senti une respiration — une présence plus qu’un décor. Villefranche est une bouche d’ombre. Une bouche qui n’ouvre pas pour parler, mais pour entendre. Tout y est feutré : les pas sur les pierres lustrées, les cris des mouettes filtrés par les brumes salines, même les conversations des pêcheurs, murmurées sécoutent comme un murmure semblable à des volutes d’enscens à un dieu d’eau. Dans les hauteurs, un chat dormait sur une gouttière, impassible comme une relique. Des linges séchaient entre deux murs — mais pas ces draps de luxe que l’on voit à Cannes ou à Monaco : non, ici, le linge est simple, usé, vivant. Il a traversé des corps et des années. Il parle de ce qui reste quand tout brille ailleurs.
Un vieil homme m’a dit : Ici, tout se tait pour mieux résonner. Il m’a offert une figue noire, cueillie dans un jardin invisible aux passants. Puis il s’est tu, comme si les mots risquaient de dissoudre l’instant. J’ai mordu la figue. Le jus m’a éclaboussé les doigts. Et j’ai compris : Villefranche n’est pas à regarder. Elle est à goûter.
Les barques, là-bas, cachent la honte d’un petit moteur. Ce sont des coquilles nerveuses, repeintes mille fois, blessées par le sel, mais toujours braves. Elles tanguent en psalmaudiant des souvenirs que l’on n’ose plus écrire. Je les ai regardées longtemps, et dans leur balancement, j’ai retrouvé la houle de mon île — le tempo exact de mon enfance. C’est là, dans ce balancement, que je suis entré dans la bouche d’ombre.
Pas une ombre hostile. Plutôt un refuge. Un ventre. Une matrice silencieuse. Un lieu où le monde se défait de ses masques et redevient pulsation. Là où les souvenirs remontent sans honte. Où les voix disparues vous appellent doucement, sans plainte la lettre à Elise que jouait ma mère.
Je n’ai rien visité. Je n’ai pris aucune photo. Sinon cette Villa Medicis de secours qu’on appelle ici Kerylos. Je suis resté là, à écouter. À me laisser effacer doucement par le murmure des pierres, le frémissement du large.
Et je sais qu’un jour, quand l’argent aura tout englouti, Villefranche demeurera, comme un murmure ancien.
Laurent Cypria