« Nous avons le cul entre deux chaises depuis trop longtemps. » Maurice Laouchez
Il y a des voix qui portent parce qu’elles ne crient pas. Des analyses qui marquent parce qu’elles reposent sur l’expérience, la cohérence, la lucidité. Celle de Maurice Laouchez, invité de Cyr Makosso, fondateur de Ziana TV, la chaîne de web-tv au coeur des diasporas, dans une émission spéciale consacrée aux Antilles, est de celles-là. Ancien directeur de banque, intellectuel engagé, homme de médias et fin connaisseur des réalités caribéennes, Mr Laouchez s’est prêté à un long échange à la fois politique, économique, social et géopolitique.
L’entretien aborde trois grands volets : la visite du ministre Manuel Valls aux Antilles (et la question brûlante de la vie chère), les enjeux sécuritaires (narcotrafic, violence, faillite de l’État régalien), puis la place des Antilles dans les rapports de force mondiaux, entre économie de guerre européenne, ascension de la Chine et politique agressive des États-Unis de Trump.
Mais au-delà de ces analyses contextuelles, il y a un fil rouge : la nécessité pour les sociétés antillaises de cesser d’accuser sans agir, de se plaindre sans construire, de revendiquer sans assumer. Avec fermeté, Maurice Laouchez défend une voie de la responsabilité collective, sans angélisme, mais avec foi en nos potentiels. Voici, point par point, cette parole forte.
Plus qu’un simple retour sur l’actualité, c’est une plongée dans les tréfonds d’une société complexe, confrontée à ses contradictions et à ses responsabilités.
I. Une visite ministérielle pour panser des plaies profondes
Manuel Valls, ancien Premier ministre devenu ministre de l’Outre-mer, a effectué une visite dans les Antilles — en Guadeloupe et en Martinique — avec deux thèmes prioritaires : la vie chère et la sécurité. Mais pour Maurice Laouchez, cette venue n’a rien d’exceptionnel. Elle s’inscrit dans une longue série de visites ministérielles souvent symboliques, rarement suivies d’effets durables.
« Depuis 1958, les ministres de l’Outre-mer restent en moyenne un an et demi en poste. Comment voulez-vous qu’ils maîtrisent les dossiers de treize territoires en si peu de temps ? »
Ce constat d’inefficacité institutionnelle n’est que le prélude à une critique plus structurelle : derrière la flambée des prix, les blocages économiques, les tensions sociales et les violences récentes, c’est un système tout entier qui est en panne. Les émeutes de novembre, marquées par des incendies d’entreprises, sont qualifiées par Laouchez de « manœuvre politicienne », en lien avec les futures élections locales.
II. Vie chère : au-delà du panier alimentaire, une crise multidimensionnelle
Sur le fond, le problème du pouvoir d’achat n’est pas nouveau. L’écart des prix entre l’Hexagone et les Antilles, qui atteint jusqu’à 47 % sur l’alimentaire à Saint-Martin et 42 % en Guadeloupe, est dénoncé avec force par les associations et relayé par Manuel Valls. Mais Maurice Laouchez propose une lecture plus globale et moins émotionnelle :
« L’alimentation ne représente que 15 % du budget d’un foyer martiniquais. Le transport, le logement et l’énergie sont bien plus coûteux. »
Il invite à prendre en compte d’autres éléments : la gratuité de l’école, la couverture santé, les allocations familiales, les aides sociales… Autant de filets de sécurité qui placent les Antilles bien au-dessus de nombreux pays de la Caraïbe. Pourtant, cela ne suffit pas à masquer le mal profond : le chômage, surtout chez les jeunes, et la désindustrialisation du territoire.
III. Des responsables absents ou impuissants ?
Maurice Laouchez en appelle à la responsabilité collective. Selon lui, ni les élus, ni les chefs d’entreprise, ni les citoyens n’ont suffisamment œuvré à la définition d’un projet de développement cohérent.
« La loi prévoit l’élaboration de projets de développement économique, social, culturel, environnemental. Nous ne l’avons pas fait. »
La dépendance aux importations, même pour des produits de base comme les tomates ou le poisson, illustre un échec stratégique des décideurs locaux. Les acteurs économiques, notamment békés, sont souvent désignés comme boucs émissaires. Laouchez refuse cette caricature :
« On ne peut pas leur demander de créer des emplois, puis leur reprocher de trop détenir. C’est un paradoxe que nous devons résoudre ensemble. »
Il dénonce également la faiblesse de l’entrepreneuriat local, souvent miné par des conflits internes ou des incapacités de gestion, rendant difficile toute alternative crédible aux groupes dominants.
IV. Sécurité et narcotrafic : l’État dépassé ?
L’autre volet majeur de la visite de Valls concerne la violence croissante liée au trafic de drogue. Avec un taux d’homicide de 9,4 pour 100 000 habitants en Guadeloupe, contre 1,5 en France métropolitaine, la situation est explosive.
Mais M. Laouchez reste sceptique :
« L’État promet, mais ne fait pas. Il n’a pas les moyens. Il consacre ses budgets à la santé, à l’éducation, mais néglige la justice, la police, la surveillance maritime. »
Il réclame une approche plus complète, incluant la production, la consommation, et non uniquement le trafic. Pour lui, le traitement de la question doit dépasser les frontières nationales et mobiliser une coopération internationale, notamment caribéenne.
V. Une France affaiblie, face à une Europe en mutation
Dans une séquence dense et sans détours, Maurice Laouchez s’attarde sur la position de la France dans le monde d’aujourd’hui. Il dresse un constat : la France est une puissance affaiblie, qui cherche désespérément sa place dans un ordre international bouleversé.
Un État en déclin de puissance réelle
Mr Laouchez le dit sans détour : la France, tout en continuant à se penser comme une grande nation, n’a plus les moyens de ses ambitions. Elle est confrontée à un double dilemme :
- d’une part, ses dépenses publiques explosent, en particulier pour financer des missions sociales (éducation, santé, retraites, allocations),
- d’autre part, ses fonctions régaliennes — justice, sécurité, défense — sont en sous-effectif et sous-dotées.
Il rappelle un chiffre symbolique : le budget annuel de la justice est de 10 milliards d’euros, soit sept fois moins que ce que la France verse en intérêts pour sa dette publique. Dans ces conditions, comment affronter les grands défis contemporains — terrorisme, cybermenaces, guerre informationnelle, criminalité transnationale — avec des moyens aussi faibles ?
« L’État français n’a plus les moyens de défendre ce qu’il prétend vouloir incarner. »
L’économie de guerre : une stratégie illusoire
Face à la guerre en Ukraine et aux tensions internationales croissantes, Emmanuel Macron a récemment évoqué l’entrée dans une « économie de guerre », allant jusqu’à suggérer un recours à l’épargne des Français via des eurobonds ou des levées de fonds massives.
Maurice Laouchez y voit une fuite en avant.
« Comment demander à des citoyens de financer une guerre, alors que l’école s’effondre, que les hôpitaux sont saturés, et que la sécurité de base n’est pas assurée ? »
Pour lui, une telle orientation est irresponsable, à la fois sur le plan économique (la dette publique atteint des sommets), politique (l’opinion publique est divisée), et constitutionnel : la guerre ne peut être engagée que par un vote du Parlement, selon l’article 35 de la Constitution. Or, à ce jour, aucun débat ni vote de cette nature n’a eu lieu concernant la participation directe ou indirecte de la France à un conflit militaire.
Il dénonce aussi une stratégie de communication anxiogène, avec des campagnes gouvernementales qui préparent la population à des « scénarios de survie » ou des « consignes en cas de guerre ».
« C’est extrêmement préoccupant. Le pouvoir joue avec la peur sans donner de cap réel. »
Une Europe en reconfiguration… sans la France ?
Pendant ce temps, l’Union européenne tente de se repositionner comme acteur stratégique. L’Allemagne, l’Italie, les pays baltes, la Pologne prennent des initiatives. La France, bien que leader historique, semble affaiblie dans son autorité.
Le projet d’Europe de la Défense, évoqué depuis plus de vingt ans, reste embryonnaire. Les États-membres sont divisés, et les alliances se redessinent sans la France au centre : Japon, Australie, États-Unis, Ukraine forment de nouveaux blocs d’influence, dans lesquels l’Europe peine à se faire entendre d’une seule voix.
« La voix de la France se veut forte, mais elle est souvent isolée. »
Maurice Laouchez rappelle que les grands projets européens de souveraineté industrielle, énergétique ou numérique sont très loin d’être aboutis, et que la dépendance à des puissances extérieures (États-Unis, Chine, Russie) n’a jamais été aussi forte.
Mr Laouchez y voit un signal d’alerte : sans réforme structurelle, sans clarification des priorités, et sans mobilisation démocratique, la France pourrait devenir un acteur secondaire dans un monde qui change sans elle.
« La guerre ne peut pas être une stratégie de communication ou de recentrage politique. Elle est une catastrophe pour une République déjà en tension. »
VI. Trump, ou l’Amérique décomplexée
L’analyse se poursuit avec les États-Unis de Trump. Pour Laouchez, son élection résulte d’un rejet massif des élites politiques, économiques et financières, qui laissent les classes populaires sur le bord du chemin.
« Le vote Trump, c’est l’exaspération. Comme en France avec le Rassemblement national. »
Mais il insiste aussi sur la dimension raciste de sa politique, notamment envers les Afro-Américains. Il observe un relâchement des comportements racistes dans les entreprises, aux États-Unis comme en France, dans le sillage de cette rhétorique décomplexée.
VII. Quelle place pour les Antilles dans ce monde fracturé ?
À ce stade de l’entretien, Maurice Laouchez élargit son propos. Il ne s’agit plus seulement d’examiner les défis locaux ou les fautes de l’État. Il s’agit de repositionner les Antilles dans un monde profondément instable, soumis à des tensions géopolitiques, économiques, identitaires.
Face à la recomposition brutale des rapports de force mondiaux — émergence de la Chine, retour de la guerre en Europe, repli protectionniste des États-Unis, affaiblissement de l’Union européenne —, les sociétés antillaises ne peuvent plus faire comme si elles étaient à l’abri, protégées par leur insularité.
« Nous sommes concernés, que nous le voulions ou non. Parce que nous sommes noirs, parce que nous sommes français, parce que nous sommes à la croisée des mondes. »
Mr Laouchez insiste sur un point : la proximité physique avec les États-Unis, notamment sous la présidence de Trump, n’est pas anodine. Il rapporte même une inquiétude personnelle : son propre fils, vivant à Miami, sent monter un climat de défiance raciale, alimenté par les discours politiques et l’ambiance post-George Floyd. Le racisme latent devient socialement décomplexé.
Il ajoute que cette libération des préjugés touche aussi la France : il évoque des proches dans la fonction publique ou le secteur bancaire, qui ressentent une banalisation des discriminations dans leur quotidien professionnel. Pour lui, c’est un effet collatéral du trumpisme, dont les ondes traversent l’Atlantique.
Mais loin de céder à la peur, il en tire une invitation à l’action et à la réflexion.
« Ce n’est pas seulement aux États-Unis qu’il faut être vigilant. Nous devons nous demander ici : que faisons-nous de notre héritage, de nos souffrances, de notre culture ? »
Selon Maurice Laouchez, les Antilles, carrefour de métissages, creuset de douleurs et de luttes, possèdent une richesse civilisationnelle et humaine unique. Or cette richesse reste sous-exploitée, mal valorisée, pas assez pensée comme force stratégique.
Il appelle à une réinvention des modèles : économique, éducatif, culturel.
« L’Europe, les États-Unis, l’Occident dans son ensemble sont dans une impasse. Leur modèle d’exploitation, de croissance à tout prix, de domination militaire et financière a montré ses limites. »
Et de poser une question puissante, presque prophétique :
« Est-ce que l’heure de ceux qu’on a toujours considérés comme dominés n’est pas venue ? »
Il ne s’agit pas d’un revanchisme. Pas d’un appel à l’inversion des rôles. Mais à une prise de conscience collective : et si les cultures caribéennes, les pensées afrodescendantes, les sociétés métissées, étaient porteuses de solutions durables pour un monde qui vacille ?
« Nous devons exceller chez nous. Mais aussi féconder le monde avec ce que nous sommes. »
Pour cela, il faut cesser de se réduire à des victimes, de quémander, de subir. Il faut construire. Développer des filières locales. Investir dans la recherche, la formation, l’éducation. Fonder un rapport apaisé avec l’État, mais exigeant. Et surtout, reprendre confiance dans nos capacités.
Les Antilles ne sont pas un appendice oublié de la République. Elles peuvent être une avant-garde. Si elles acceptent de regarder leur vérité en face, et de se donner les moyens d’inventer un autre avenir.
VIII. Statut politique : l’éternel entre-deux
La question du statut politique est le point de tension le plus latent, mais aussi l’un des plus structurants dans la trajectoire contemporaine des Antilles françaises. Et Maurice Laouchez ne l’élude pas. Bien au contraire, il y consacre une réflexion directe, précise et sans faux-semblant.
Il commence par rappeler un fait souvent ignoré ou occulté dans le débat public : depuis 1946, date de la loi de départementalisation, les Antilles françaises — Guadeloupe, Martinique, Guyane — ont fait le choix explicite de rester dans le giron de la République française. Et ce choix a été confirmé à chaque consultation, directe ou indirecte, électorale ou institutionnelle.
« Les Martiniquais, comme les Guadeloupéens, ont choisi la décolonisation par l’assimilation. Ils ont préféré l’égalité des droits à l’indépendance. »
Mais ce choix, au fil du temps, a généré une forme de contradiction politique permanente. D’un côté, la majorité de la population reste attachée à la France — pour des raisons historiques, économiques, culturelles, sociales. D’un autre côté, les élus les plus en vue sont souvent ceux qui prônent une forme d’autonomie renforcée, voire une sortie du système français.
Mr Laouchez n’accuse personne. Il constate. Il nomme cette situation une schizophrénie politique collective :
« L’électeur martiniquais dit qu’il veut rester Français. Mais il envoie au pouvoir des dirigeants qui affirment vouloir plus d’autonomie, voire l’indépendance. »
Le résultat est un flou stratégique, une paralysie décisionnelle. Personne n’ose trancher. L’État temporise. Les collectivités naviguent entre revendications et attentes. Le citoyen se sent pris entre deux récits opposés.
« Peut-être faut-il consulter les Martiniquais, les Guadeloupéens, une bonne fois pour toutes, sur leur volonté réelle. »
S’il est probable que le non à l’indépendance l’emporte largement, cette confirmation explicite permettrait alors de poser les bases d’un partenariat mature avec l’État, débarrassé des ambiguïtés, et fondé sur une volonté claire de co-construction.
Il ne s’agit pas d’une reddition, ni d’un repli. Mais d’un choix assumé. Et une fois ce choix réaffirmé, il faudra, selon lui, refonder le pacte républicain ultramarin :
- en renforçant les pouvoirs des collectivités sur les domaines utiles (économie, formation, environnement),
- en exigeant de l’État un accompagnement équitable, respectueux des spécificités locales,
mais surtout en mobilisant localement les intelligences, les talents, les initiatives, sans attendre tout de Paris.
Car pour Maurice Laouchez, l’avenir des Antilles ne se jouera ni dans les cabinets ministériels ni dans les slogans identitaires. Il se jouera dans la capacité à construire ici, avec lucidité et courage, un développement adapté aux réalités locales, mais ancré dans un cadre national clair.
Il suggère une consultation populaire claire sur la question du statut. Selon lui, un non massif à l’indépendance permettrait d’enclencher un nouveau partenariat avec l’État français, plus franc, plus lucide, plus productif.