En bloquant les pales des éoliennes, la récente vague de froid a mis en évidence que cette source d’énergie représente désormais le quart de l’électricité produite dans l’Etat américain. 

Par Arnaud Leparmentier(Live Oak, Eldorado (Texas), envoyé spécial)

 

Des éoliennes près de Sweetwater, au Texas, le mercredi 29 juillet 2020.
Des éoliennes près de Sweetwater, au Texas, le mercredi 29 juillet 2020. TONY GUTIERREZ / AP

Des chutes de neige et des températures polaires comme le Texas n’en avait quasiment jamais connues. Mi-février, coincé par la vague de froid et un système électrique défaillant, l’Etat du sud des Etats-Unis a dû procéder à des coupures massives d’électricité pour éviter un black-out généralisé. Plus de 4 millions de Texans ont été plongés dans le noir, mardi 16 février, et plusieurs centrales nucléaires et à gaz ont dû être arrêtées pour raisons climatiques. Une image a frappé les esprits : celle de pales d’éoliennes gelées, incapables de tourner et bloquées par la glace.

Si les éoliennes ne représentent encore qu’une part minoritaire de la production d’électricité au Texas, elles connaissent une croissance fulgurante – mais discrète – dans le « Lone star State ». Au Texas, les éoliennes sont invisibles car on ne veut pas les voir. Dans la mythologie des Européens, c’est l’Etat des cow-boys et des ranchers ; celui du pétrole, de la série Dallas et de la famille Bush ; le paradis du gaz de schiste et des électeurs trumpistes. Alors, quand on découvre que l’Etat, vaste comme la France, est devenu un eldorado pour les énergies renouvelables, éoliennes et solaires, on tombe un peu des nues.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Le Texas au bord de la crise humanitaire après une vague de froid historique

A quatre heures d’Austin, capitale de l’Etat, dans les plaines de l’Ouest occupées naguère par les Comanches, en ce petit matin de février quelques jours avant l’épisode glaçant, perdu dans le brouillard, on ne distingue rien si ce n’est quelques vaches et un puits de pétrole isolé. Un bourdonnement se fait entendre, et enfin apparaît une éolienne géante de 110 mètres de haut, dont les pales d’une envergure de 60 mètres tournent majestueusement. Elle fait partie du parc de 76 éoliennes étalées sur une vingtaine de kilomètres au lieu-dit Live Oak, d’une capacité installée de 200 mégawatts pour le groupe français Engie. On trouve dans la région des fermes gigantesques, parmi les plus vastes du monde, avec 390 éoliennes à Sweetwater, 421 à Horse Hollow ou encore 627 à Roscoe, autour de la petite ville agricole d’Abilene.

Loi du marché

Au total, l’éolien représente désormais le quart de l’électricité produite au Texas, soit plus que le charbon, dont la part a été divisée par deux en dix ans pour tomber à moins de 20 %. L’envolée va se poursuivre. Avec le solaire, l’éolien représentera, en 2022, 36 % de la production de l’électricité texane, selon le service d’information sur l’énergie américain (EIA), faisant jeu égal avec le gaz naturel. Le français Engie fait partie des groupes venus à la conquête de ce marché florissant, pionnier aux Etats-Unis (en 2020, l’éolien a produit 8,8 % de l’électricité américaine et le solaire 2,3 %, contre 39,2 % pour le gaz naturel et 20 % pour le charbon).Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Les champions des énergies renouvelables rivalisent désormais avec les majors du pétrole et du gaz

Comment expliquer cet engouement ? « Personne n’a rien fait pour attirer les investisseurs. Nous avons notre géographie, et les industriels sont venus à partir des années 2000 », explique Robert Hanna, directeur général des services d’Abilene.« Le vent, c’est comme le pétrole, c’est une matière première. » Michael Webber, professeur à l’université d’Austin et directeur scientifique d’Engie, replace l’affaire dans son contexte : « Au Texas, nous aimons faire de l’argent à partir de notre terre. Il y a le bétail, le pétrole et le gaz, et désormais le vent et le soleil. » Les énergies renouvelables ont été favorisées par une loi de la fin des années 1990, lorsque George W. Bush était gouverneur du Texas, qui a libéralisé le marché de l’électricité tout en promouvant une montée en puissance des renouvelables. Mais sans que l’on devise sur le destin de la planète.

« Au Texas, nous aimons faire de l’argent à partir de notre terre. Il y a le bétail, le pétrole et le gaz, et désormais le vent et le soleil », explique Michael Webber, directeur scientifique d’Engie

« C’est cela l’ironie. Les Texans n’ont pas de vision philosophique, mais pourraient contribuer à sauver le monde avec les renouvelables. Nous sommes les superhéros et les superméchants à la fois », poursuit M. Webber, rappelant que le Texas se classe, juste derrière l’Allemagne, au septième rang mondial des émetteurs de gaz à effet de serre, mais fait des progrès. « Les Allemands reconnaissent l’existence du changement climatique mais ouvrent des centrales à charbon. Les Texans ne le reconnaissent pas, mais ferment des centrales. » Pourquoi ? Parce que les Américains, à commencer par les Texans, suivent la loi du marché et que l’éolien et le solaire sont très rentables. « L’énergie est synonyme de coût en France ; au Texas, elle est synonyme de richesse », explique Michael Webber.

Générer de l’énergie éolienne, ce n’est pas créer des moulins à vent. Jacques Boonen, directeur de la stratégie d’Engie à Houston, nous explique la multiplication des obstacles. « On commence par négocier avec les ranchers de l’ouest du Texas et on finit dans une tour de Manhattan chez HSBC ou Bank of America. » Effectivement, entre l’achat des permis locaux, l’appel aux investisseurs extérieurs, l’optimisation de l’aide fiscale octroyée par le gouvernement fédéral, la vente de la production électrique aux industriels de la tech américaine et l’installation d’éoliennes, c’est tout un métier qui se déploie.

Crédits d’impôt

Ainsi en est-il de la ferme de Live Oak, près de la bourgade d’Eldorado, dont l’histoire a commencé en 2009. Le lieu était propice : sur ces plaines au confluent des zones sèches du désert de l’Arizona et humides du golfe du Mexique, le vent souffle fort, très fort. « Les éoliennes tournent à près de 50 % », explique derrière son écran le patron du site, Kevin DeFoor. Près de deux fois plus qu’en France. Pendant que les scientifiques étudiaient la force du vent, il a fallu négocier avec douze propriétaires pour obtenir le droit d’implanter ces éoliennes. Ce n’est pas Engie qui a fait ce travail, mais un opérateur américain basé en Californie, Infinity Renewables.

La subvention fiscale instaurée au début des années 1990 fait consensus entre les républicains, anti-impôts, et les démocrates, pro-environnement

L’affaire nécessite de l’entregent, des connaissances, mais n’est pas impossible à réaliser. Les ranchs sont loin de toute habitation, et les éleveurs, habitués à négocier avec les pétroliers, sont peu soucieux du paysage et ravis de s’assurer un complément de revenus important et sûr, qui leur permet d’obtenir des prêts pour faire tourner leur propre exploitation. « Les ranchers font plus d’argent avec les fermes éoliennes qu’avec le bétail », assure le maire d’Abilene, Anthony Williams. Kevin DeFoor nous fait visiter le site dans son pick-up géant Ram : les vaches paissent autour des éoliennes tandis qu’on aperçoit des daims. Les opérateurs comme Infinty Renewables passent souvent la main lorsque le projet est prêt à être construit, car ils n’ont pas les capacités industrielles d’opérer le parc éolien.

Dans ce cas précis, Engie a tout simplement racheté l’entreprise en février 2018, pour accélérer son implantation aux Etats-Unis. L’enjeu immédiat pour le groupe fut d’obtenir les aides fiscales du gouvernement fédéral pour financer cet investissement estimé à 300 millions de dollars (247 millions d’euros) tout compris. Il s’agit de crédits d’impôts dont le montant dépend, pour l’éolien, de la production, et qui divisent par deux, pour le solaire, le prix de l’électricité et de l’investissement. Cette subvention fiscale fut instaurée au début des années 1990 sous le président républicain George Bush père, et jamais remise en question : l’affaire fait consensus entre les républicains, anti-impôts, et les démocrates, pro-environnement.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Engie se prépare à une scission en deux entités

Toutefois, ces crédits doivent s’imputer sur des profits, que ne font pas les électriciens, et la seule solution pour les « encaisser » est de les revendre à une banque. C’est ce qu’a fait Engie pour Live Oak, en signant un accord de 155 millions de dollars de financement fiscal avec Bank of America Merrill Lynch. Ce marché représente 12 milliards de dollars par an, aux mains des banques et coûte plus de 5 milliards de dollars au contribuable. A la peine pour trouver des acheteurs, les producteurs de renouvelables demandent que le crédit soit transformé en subvention fiscale directe.

Trouver des clients

L’affaire procure du cash aux opérateurs, indispensable dans une industrie gourmande en capitaux, financée à 75 % par la dette. Pour alléger le fardeau, Engie a vendu en 2019 les trois quarts des parts de son champ éolien à l’investisseur britannique John Laing, pour un montant de 75 millions de livres (environ 105 millions de dollars). La manœuvre permet d’engranger du cash immédiatement et de « déconsolider » le projet de ses comptes, ce qui permet de ne pas faire apparaître la dette du projet dans son bilan. La manœuvre est facile, les investisseurs du monde entier étant à l’affût de projets verts. Depuis l’an dernier, Engie a changé de stratégie : elle n’a vendu que 49 % des sites renouvelables mis en service cette année-là, pour encaisser une part plus importante du cash-flow, et les consolider dans ses comptes, revendiquant son rôle d’opérateur vert, tant pis pour la dette.

Enfin, l’enjeu est de trouver des clients. L’électricité est écoulée de trois manières : marché spot au Texas (le réseau électrique texan Ercot est autonome), contrats à court terme ou contrats à long terme. La ferme de Live Oak a signé de nombreux contrats courts, dont un avec la chaîne de restaurants Einstein Bros. Bagels. Souvent, ce sont des géants du numérique qui prennent l’essentiel de la production. Engie a ainsi signé en septembre 2019 un contrat sur quinze ans pour alimenter un centre de données de Microsoft à San Antonio, à partir de deux fermes, l’une éolienne, l’autre solaire.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  « Aux Etats-Unis, le charbon bouge encore, mais son règne est passé »

Amazon avait fait de même en commandant en 2017 à Lincoln Clean Energy un ensemble solaire et éolien de 1 000 mégawatts à Snyder, à l’ouest d’Abilene, pour améliorer son bilan carbone, sous la pression de ses salariés et de l’opinion publique. « Le marché est tiré par les clients. Tant qu’il y aura des Amazon ou Microsoft pour demander de l’énergie verte, il y aura un développement des renouvelables », poursuit Jacques Boonen, pour Engie. Et à l’avenir ? La tendance devrait se poursuivre. Ercot, qui gère le réseau texan, fort de 75 gigawatts, a un embouteillage de projets de 25 gigawatts dans l’éolien et de 75 gigawatts dans le solaire, contre seulement 7 gigawatts dans le gaz.

Les pétroliers font mine de ne pas s’inquiéter : le cours des hydrocarbures est remonté et les projets de Joe Biden, qui a interdit l’octroi de nouveaux permis de forage sur les terres fédérales et banni un pipeline acheminant les schistes bitumineux du Canada, pourraient paradoxalement aider le Texas, qui a tous les gazoducs nécessaires et 100 % de terres privées. Il n’empêche, les énergies renouvelables ne sont plus superbement ignorées : à l’automne, un membre du Parlement du Texas, le républicain Ken King, a déposé un projet de loi pour taxer toutes les sources d’électricité… sauf le gaz.

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