Par la rédaction
La pollution au chlordécone en Martinique et en Guadeloupe constitue un grave désastre environnemental. Alors que les effets sanitaires, économiques et sociaux sont largement documentés, la reconnaissance juridique d’un préjudice écologique structurel tarde à se concrétiser. Cet article propose d’examiner comment la notion de préjudice écologique, introduite dans le droit français en 2016, pourrait offrir un levier efficace pour contraindre l’État à engager des réparations à la hauteur des dommages subis.
IUne pollution durable aux lourdes conséquences.
Le chlordécone est un pesticide organochloré hautement persistant, utilisé dans les bananeraies des Antilles françaises entre 1972 et 1993, malgré la connaissance précoce de sa toxicité[1]. Il est désormais classé parmi les polluants organiques persistants par la Convention de Stockholm, en raison de sa stabilité chimique, de sa bioaccumulation dans les organismes vivants et de ses effets délétères sur la santé humaine et les écosystèmes[2].
Plusieurs décennies après son interdiction, la contamination des sols, des nappes phréatiques et des chaînes alimentaires reste massive : selon Santé publique France, 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais présentent des traces de chlordécone dans leur organisme[3]. L’exposition à cette substance est suspectée d’augmenter significativement le risque de cancer de la prostate, maladie dont l’incidence est particulièrement élevée aux Antilles[4].
La pollution affecte également les secteurs économiques traditionnels : interdictions de pêche dans des zones maritimes entières, effondrement de la production aquacole, impossibilité pour les éleveurs de commercialiser des bovins contaminés, abandon de nombreuses cultures vivrières dites « sensibles »[5].
La réponse de l’État est insuffisante.
Face à ce désastre, l’État a mis en œuvre une série de « plans chlordécone », dotés de financements modestes (quelques dizaines de millions d’euros par plan), sans véritable stratégie de dépollution ni d’indemnisation systémique des victimes[6].
En juin 2025, le Sénat a adopté une résolution reconnaissant la « part de responsabilité » de l’État dans la gestion du chlordécone. Cette formulation, jugée insuffisante par de nombreux parlementaires et associations, n’est pas assortie d’un fonds d’indemnisation, ni d’une reconnaissance pleine et entière du préjudice collectif subi par les populations antillaises[7].
Jusqu’à présent, les actions en justice ont principalement porté sur des préjudices individuels, sans s’appuyer sur la notion de dégradation systémique des milieux, pourtant documentée depuis plus de vingt ans par la recherche scientifique[8].
Le préjudice écologique : un fondement juridique utilisable.
La loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité a introduit dans le Code civil la notion de préjudice écologique. L’article 1246 dispose : « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer »[9]. Ce préjudice se définit comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes » (article 1247), et sa réparation peut être demandée par les personnes publiques ou privées concernées (article 1248).
Cette notion est donc susceptible d’être invoquée dans le cas du chlordécone.
En effet :
La responsabilité de l’État a été reconnue par le juge administratif, en raison des autorisations prolongées accordées à l’usage du pesticide, malgré des alertes sanitaires dès les années 1970[10].
Les atteintes aux sols, aux ressources halieutiques, à la biodiversité terrestre et marine sont avérées, continues et mesurables.
Le coût de la restauration des milieux est évalué à 3,2 milliards d’euros par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, ce qui contraste avec les sommes engagées jusqu’à présent[11].
Une stratégie contentieuse pour une réparation intégrale
La mobilisation du préjudice écologique permettrait de dépasser le cadre des réparations individuelles pour envisager une restauration systémique des milieux dégradés. Les collectivités territoriales, concernées par la pollution de leurs sols, et les associations de protection de l’environnement, disposent d’une légitimité juridique pour engager une telle action.
Plusieurs mesures pourraient être exigées : La dépollution ciblée de certaines zones critiques (par phytoremédiation ou techniques de stabilisation chimique) ;
La reconversion agroécologique des terres partiellement exploitables ;
Le développement de filières de dépistage, d’analyse et de suivi de la contamination dans la faune marine ;
Des compensations économiques pérennes pour les filières agricoles et halieutiques affectées.
Une action en responsabilité permettrait aussi, si l’État ne procédait pas lui-même à la restauration, de transférer aux collectivités les crédits nécessaires à la mise en œuvre de ces mesures.
La catastrophe environnementale du chlordécone incarne une forme de violence lente[12], insidieuse, invisible, mais profondément destructrice. En mobilisant la notion de préjudice écologique, les collectivités et associations antillaises disposent aujourd’hui d’un outil juridique susceptible de faire évoluer la réponse publique. Il ne s’agit pas seulement de réparer les dégâts d’hier, mais de garantir aux générations futures un environnement vivable, une justice effective, et la reconnaissance d’un droit à la santé et à la dignité environnementale.
Références
[1] Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), Rapport sur l’utilisation du chlordécone aux Antilles françaises, 2006.
[2] Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants, Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), 2001.
[3] Santé publique France, Exposition de la population au chlordécone aux Antilles, 2018.
[4] Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), Chlordécone et cancer de la prostate : évaluation du lien de causalité, février 2023.
[5] Arrêté du 25 janvier 2019 fixant les LMR (limites maximales de résidus) de chlordécone dans les denrées alimentaires.
[6] Ministère des Outre-mer, Plan Chlordécone IV (2021–2027), 2021.
[7] Sénat, Texte adopté n° 74 sur la reconnaissance du rôle de l’État dans la pollution au chlordécone, 12 juin 2025.
[8] INRAE (Antilles-Guyane), Travaux sur la contamination des sols et la remédiation des écosystèmes pollués, 2000-2024.
[9] Code civil, art. 1246 à 1252 (issus de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016).
[10] Tribunal administratif de Paris, Jugement du 27 juin 2022, reconnaissant une « faute de l’État » pour carence dans la gestion du chlordécone.
[11] OPECST, Rapport sur les conséquences de la pollution au chlordécone, janvier 2023.
[12] Nixon, Rob, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Harvard University Press, 2011.