Comparaison des cadres légaux, des incitations fiscales et de l’impact économique des principales zones franches de la région.
Les zones franches – ou zones économiques spéciales – sont des espaces bénéficiant de régimes réglementaires et fiscaux dérogatoires pour attirer les investissements, stimuler les exportations et créer des emplois. Dans la Caraïbe, plusieurs pays et territoires ont mis en place des politiques de zones franches aux caractéristiques variées. Ce rapport propose une analyse comparative de ces politiques dans les principales économies caribéennes dotées de zones franches, notamment la République dominicaine, Cuba, Porto Rico, la Jamaïque, ainsi que dans des territoires insulaires tels que la Martinique, la Guadeloupe et Trinité-et-Tobago. Nous examinerons pour chaque cas les caractéristiques spécifiques, les incitations fiscales et économiques offertes, ainsi que leur impact sur le commerce, l’investissement et l’emploi. Ensuite, nous explorerons les défis et opportunités associés à ces zones franches – qu’il s’agisse d’infrastructures, de réglementation, de compétitivité ou de développement durable – et discuterons des perspectives d’évolution de ces dispositifs dans le contexte de la mondialisation et des nouvelles dynamiques économiques régionales. Des tableaux comparatifs viendront synthétiser les principales différences entre les politiques de zones franches des pays étudiés.
1. Politiques de zones franches dans les pays caribéens
Cette section détaille les régimes de zones franches propres à chaque pays ou territoire, en soulignant pour chacun les incitations offertes et les effets économiques notables.
1.1 République dominicaine
La République dominicaine dispose de l’un des réseaux de zones franches les plus développés de la Caraïbe. Instituées dès 1969, avec la première zone franche de La Romana, elles sont régies par la loi n°8-90 sur les zones franches d’exportation. Ce cadre offre des incitations fiscales très généreuses : une exonération à 100 % de quasiment tous les impôts nationaux et locaux (impôt sur les bénéfices, TVA locale appelée ITBIS, droits de douane, taxes sur les exportations, impôts fonciers, etc.).
Ces avantages sont accordés pour une durée de 15 ans, renouvelable, assurant une stabilité fiscale aux investisseurs. En outre, les entreprises en zone franche peuvent importer machines et matières premières en franchise et ne sont pas soumises aux taxes sur les transactions ou sur les actifs pendant la période d’exonération.
Historiquement, les zones franches dominicaines étaient des enclaves physiques séparées du reste de l’économie, les entreprises y étant confinées et ne pouvant vendre sur le marché local sans s’acquitter des droits et taxes.
Depuis une réforme en 2012 (loi 253-12), certains ajustements ont été apportés (par exemple, taxation des dividendes versés par les sociétés de zone franche) pour se conformer aux normes internationales, mais le régime demeure très attractif.
Impact économique : Les zones franches jouent un rôle essentiel dans l’économie dominicaine. En 2023, le pays compte 87 parcs industriels de zone franche hébergeant plus de 820 entreprises. Ces sociétés – dominicaines ou étrangères – ont exporté pour plus de 8 milliards de dollars US de biens en 2023, un record national, représentant une part majeure (environ 60 %) des exportations totales du pays. Le principal débouché est le marché des États-Unis (79 % des exportations de zones franches), notamment grâce à l’accès préférentiel accordé d’abord via les accords de la CBI, puis par l’accord de libre-échange DR-CAFTA dans les années 2000. Les secteurs d’activité se sont diversifiés au fil du temps : si le textile et l’habillement, ainsi que le tabac (cigares) ont longtemps prédominé, la pharmacie et les dispositifs médicaux sont devenus les premières exportations (2,47 milliards USD, soit plus de 30 % des exportations de zones franches). D’autres produits incluent le plastique, le métal, les équipements électriques, la chaussure, la joaillerie, etc. En termes d’emplois, les zones franches génèrent environ 200 000 emplois directs dans le pays – soit près de 5 % de la population active dominicaine – et ont contribué à professionaliser la main-d’œuvre industrielle. Elles représentent environ 6 à 7 % de l’emploi total du pays d’après les estimations, et jusqu’à deux tiers de l’emploi manufacturier.
Au-delà des chiffres, le régime de zone franche a favorisé l’industrialisation du pays et l’attraction d’IDE, même si les liens avec le reste de l’économie locale restent limités (peu d’intégration en amont/aval). Consciente des nouveaux enjeux, la République dominicaine mise désormais sur le nearshoring (rapatriement régional des chaînes de valeur) pour ses zones franches, profitant de sa localisation géographique, de ses ports et aéroports performants et de coûts compétitifs, afin d’attirer des entreprises cherchant une alternative de proximité à l’Asie
1.2 Cuba
Cuba a adopté une approche plus récente et ciblée des zones franches, dans le cadre de l’ouverture économique limitée amorcée dans les années 2010. Le principal dispositif est la Zone Spéciale de Développement de Mariel (ZED Mariel), située à 45 km à l’ouest de La Havane autour du port en eaux profondes de Mariel. Créée par la loi n°313 de 2013 et opérationnelle depuis 2014, la ZED Mariel couvre un périmètre de 465 km² aménagé pour accueillir des entreprises manufacturières, logistiques et de services orientées vers l’exportation ou le marché régional. La ZED Mariel offre aux investisseurs des incitations fiscales et douanières attractives dans le contexte cubain : exemption totale d’impôt sur les bénéfices pendant 10 ans, puis imposition au taux réduit de 12 % au-delà (contre 30 % normalement). De plus, les dividendes réinvestis y sont exonérés et certains autres impôts (taxes sur les ventes et services) sont supprimés durant la première année d’activité puis limités à 1 % par la suite.
Les entreprises bénéficient également d’une franchise de droits de douane sur les importations de machines et d’intrants nécessaires à leurs opérations dans la zone. Surtout, Cuba autorise dans Mariel des conditions dérogatoires en matière d’investissement étranger : les sociétés peuvent y être 100 % étrangères (alors que, hors zone, les coentreprises avec l’État sont la norme) et obtiennent des contrats d’exploitation garantis sur 50 ans.
Par ailleurs, bien que la main d’œuvre locale reste recrutée via une agence d’État, le cadre de la zone spéciale a assoupli certaines règles du travail et prévoit une réduction des contributions sociales à la charge des employeurs. L’objectif stratégique de Cuba avec Mariel est d’attirer des capitaux étrangers, de développer des industries exportatrices (biotechnologies, pharmaceutique, production industrielle variée) et de profiter de la position géographique de l’île pour en faire un hub de transbordement et de commerce régional
Impact économique : La ZED Mariel a progressivement attiré un nombre croissant de projets d’investissement malgré le contexte particulier de Cuba (persistance de l’embargo américain, économie étatisée). En 2020, la zone comptait 62 entreprises approuvées, représentant plus de 3 milliards de dollars d’investissements engagés (y compris des réinvestissements)
. Ces entreprises proviennent de divers pays (Espagne, France, Brésil, Chine, Russie, Vietnam, Mexique, etc.) et couvrent des secteurs tels que la logistique (entrepôts, zone portuaire), la production de biens manufacturés (matériaux de construction, biens de consommation), l’agroalimentaire, l’énergie et les biotechnologies/pharmaceutique – ce dernier secteur étant clé étant donné le savoir-faire cubain. Le port de Mariel, pièce maîtresse de la zone, a traité plus de 2 000 000 d’EVP (conteneurs) cumulés de 2014 à 2020 et monte en puissance comme principal port de l’île. L’emploi local généré directement dans la zone reste pour l’instant modeste à l’échelle nationale (quelques milliers d’emplois directs, par exemple une usine de fabrication de valves par Unilever, des manufactures d’assemblage, etc.), mais la zone a créé une dynamique en modernisant les infrastructures (routes, réseau ferroviaire, nouvelles installations industrielles) et en introduisant des pratiques plus tournées vers l’exportation et le partenariat avec des firmes internationales. Cuba avait expérimenté auparavant trois petites zones franches dans les années 1990 (à La Havane, Wajay et Santiago) sous l’égide de la loi 77 de 1995, mais leur impact était resté limité. La ZED Mariel, qualifiée de “plus grand investissement de la Révolution cubaine” dans l’industrie, est désormais l’outil central de Cuba pour s’insérer (prudemment) dans les flux commerciaux mondiaux et attirer des investissements, en attendant une éventuelle normalisation totale avec les États-Unis. Notons que malgré ces efforts, les retombées sont encore freinées par des défis majeurs (voir section 2) tels que l’infrastructure financière, les sanctions ou la dualité monétaire (en partie résolue depuis 2021).
1.3 Porto Rico
Porto Rico, en tant que territoire des États-Unis, a un statut particulier dans la région. Techniquement, l’île fait partie du territoire douanier américain, mais elle a bénéficié historiquement de dispositifs fiscaux spécifiques qui ont joué un rôle similaire aux zones franches pour stimuler l’investissement. Plutôt que des zones franches géographiquement délimitées pour l’export, Porto Rico a misé sur des incentives fiscales insulaires et l’accès privilégié au marché américain. De 1976 à 2006, la célèbre Section 936 du code des impôts fédéraux américains a permis aux entreprises américaines implantées à Porto Rico de rapatrier leurs bénéfices sans payer d’impôt fédéral, à condition d’avoir un certain niveau d’activité locale. Ce régime a attiré massivement des industries manufacturières, notamment pharmaceutiques, électroniques et médicales, créant une véritable base industrielle (jusqu’à 100 000 emplois manufacturiers à son apogée). Après l’expiration de la Section 936, Porto Rico a adopté ses propres lois fiscales locales pour rester attractif : par exemple, la loi n°73 de 2008 (Economic Incentives Act) offre un taux réduit d’imposition sur les bénéfices industriels (en général 4 % d’impôt sur les sociétés pour les entreprises exportatrices ou industrielles qualifiées), couplé à une exonération totale d’impôt sur les dividendes rapatriés par ces entreprises. De même, la loi n°20 de 2012 encourage les services exportés depuis Porto Rico avec un impôt sur les sociétés de 4 % et une exemption d’impôts sur dividendes, sous contrat de stabilité fiscale de 20 ans.
Par ailleurs, plusieurs zones franches douanières (Foreign Trade Zones) existent à Porto Rico – la FTZ 61 (zone franche de San Juan) et ses sous-zones couvrent une grande partie de l’île. Ces zones, relevant du programme fédéral américain de zones franches, permettent aux entreprises d’importer des composants sans droits de douane, de les assembler ou stocker, puis soit de réexporter (sans jamais payer de taxe) soit d’entrer sur le marché US en acquittant les droits uniquement à ce moment. Les FTZ de Porto Rico confèrent des avantages logistiques et financiers (suspension des droits, inversion tarifaire permettant de payer le droit du produit fini s’il est plus bas que celui des intrants, exemption de certaines taxes locales telles que la taxe sur les stocks (CRIM) tant que les marchandises sont en zone).
En outre, Porto Rico n’applique pas d’impôt fédéral sur le revenu des sociétés purement portoricaines, ce qui signifie qu’avec les incitations locales, une entreprise manufacturière à Porto Rico peut bénéficier d’un taux effectif d’imposition très bas (4 % local, 0 % fédéral) – un atout similaire à une zone franche pour investisseurs, couplé à une infrastructure développée de type américain.
Impact économique : Grâce à ces dispositifs, Porto Rico s’est imposé comme un pôle industriel majeur de la Caraïbe, en particulier dans la pharmacie (environ la moitié des exportations de l’île sont des médicaments et produits pharmaceutiques). De nombreuses multinationales (Pfizer, Johnson & Johnson, Medtronic, etc.) y opèrent des usines. L’exportation de biens manufacturés depuis Porto Rico dépasse largement celle des autres économies caribéennes, s’élevant à plusieurs dizaines de milliards de dollars annuels, bien que ces chiffres incluent des transferts intra-firmes vers les États-Unis. L’emploi manufacturier a toutefois décliné après 2006 (fin de la Section 936), passant d’environ 160 000 emplois en 1996 à moins de 75 000 au début des années 2020, en partie compensé par la croissance de services liés (logistique, BPO, centres de services grâce aux lois récentes). Porto Rico profite également de ses zones franches pour le commerce : le port de San Juan et d’autres installations FTZ servent de centres de redistribution de marchandises dans la Caraïbe. Cependant, la concurrence fiscale mondiale s’intensifie et l’île a dû diversifier ses incitations (par exemple en attirant des investisseurs financiers ou des résidents fortunés via des exemptions d’impôt sur le revenu personnel – loi 22). Porto Rico se distingue donc des autres cas par une approche intégrée (toute l’île comme zone à fiscalité privilégiée) plutôt que par des enclaves spécifiques, mais poursuit le même but d’attirer l’investissement et l’emploi dans un contexte de perte d’avantages passés et de crise de la dette locale.
1.4 Jamaïque
La Jamaïque a été un pionnier des zones franches dans les Caraïbes anglophones, en ouvrant la Kingston Free Zone en 1976 puis la Montego Bay Free Zone en 1985. Ces zones franches d’exportation (Export Free Zones) étaient à l’origine centrées sur la manufacture légère (textile/confection) et sur des services naissants comme la saisie de données. Au fil du temps, la Jamaïque a attiré des opérations de sous-traitance informatique et de centres d’appels (BPO) dans ses zones franches, en particulier à Montego Bay où un téléport a été mis en place en 1989 pour faciliter les communications internationales. Le régime initial offrait une exonération totale d’impôt sur les bénéfices pour les entreprises exportatrices installées en zone franche, ainsi qu’une franchise de droits de douane et de taxes à l’importation sur les intrants – un modèle “classique” d’export processing zone. Contrairement à la République dominicaine, la Jamaïque n’imposait pas de localisation physique enclavée : les entreprises pouvaient opérer hors des parcs dédiés, mais étaient alors considérées comme des “enclaves économiques” car elles devaient exporter la quasi-totalité de leur production et n’avaient pratiquement aucune intégration locale en amont (quasiment tous les intrants étant importés). Dans les années 1990, la Jamaïque comptait quelques 40 entreprises en zones franches publiques employant environ 13 000 personnes, principalement dans le vêtement et la saisie de données, mais ce chiffre a varié avec les aléas économiques.
Face aux évolutions des règles du commerce international – notamment l’expiration en 2015 de l’exemption temporaire permettant aux pays en développement de pratiquer des subventions à l’exportation – la Jamaïque a réformé en profondeur son régime. En 2016 est entrée en vigueur la Special Economic Zones Act, qui a abrogé la loi précédente sur les zones franches d’exportation.
Les nouvelles zones économiques spéciales (SEZ) jamaïcaines conservent l’objectif d’attirer l’IDE et de créer des emplois, mais avec des ajustements : elles ouvrent l’éligibilité à un éventail plus large d’activités (pas seulement l’export manufacturier, mais aussi la logistique, les services, la technologie, etc.), encouragent davantage les entreprises locales à intégrer la chaîne de valeur (les fournisseurs jamaïcains peuvent vendre aux occupants des SEZ avec remboursement de la douane comme s’ils exportaient) et respectent les obligations de l’OMC en ne conditionnant pas les avantages strictement à l’exportation. Les incitations fiscales, bien qu’encore attractives, sont désormais moins généreuses qu’auparavant : les entreprises en SEZ paient un impôt sur les sociétés au taux réduit de 12,5 % (au lieu du taux standard de 25 %), avec possibilité de descendre jusqu’à un taux effectif de 7,5 % grâce à des crédits d’impôt pour la formation et la R&D. Elles bénéficient en outre d’une exemption de droits de douane sur les biens importés en zone, d’une exonération de la taxe générale sur la consommation (GCT, équivalent TVA) pour les achats effectués dans la zone, de l’exonération de la taxe foncière et de la taxe sur les transferts immobiliers, ainsi que d’un crédit d’impôt pour l’emploi. Les promoteurs de zones (développeurs) et occupants se voient garantir ces conditions par des accords à long terme (jusqu’à 50 ans pour un développeur). En somme, le modèle SEZ jamaïcain se veut plus intégré (encouragement des liens avec l’économie locale), plus large dans les activités éligibles, tout en restant compétitif grâce à des allègements fiscaux ciblés plutôt qu’une franchise totale.
Impact économique : La Jamaïque a connu une mutation de son secteur de zone franche : le textile-habillement, fragilisé par la concurrence asiatique dans les années 2000, a cédé la place aux services externalisés. La Montego Bay SEZ est aujourd’hui un hub de centres de contacts et de BPO, employant des milliers de Jamaïcains anglophones. Selon les autorités, on recensait 131 entités opérant en SEZ en 2020, en grande partie des transitions d’anciennes entreprises de free zones, et ce nombre inclut de nombreuses PME locales intégrées dans l’écosystème. Le rôle des SEZ dans l’économie est devenu significatif au point de contribuer à la baisse du chômage à un niveau historiquement bas (4,2 % fin 2023). En 2021, l’agence de planification (PIOJ) notait une croissance de 34 % des emplois en SEZ par rapport à 2020, atteignant environ 11 700 emplois dans ces zones. Ce chiffre ne représente qu’une petite part de l’emploi total jamaïcain, mais ces postes – souvent dans les TIC, la logistique ou l’industrie légère – soutiennent la création de compétences nouvelles (informatique, gestion industrielle) et la montée en gamme vers des activités à plus forte valeur ajoutée (le gouvernement mettant l’accent sur le Global Digital Services Sector, les services logistiques grâce à la position de la Jamaïque sur les routes maritimes, etc.).
L’impact sur les investissements est également notable : des projets logistiques d’envergure (Kingston Wharves Logistics SEZ par exemple), des entrepôts de distribution régionale, ou des expansions de centres technologiques se concrétisent, renforçant le rôle de la Jamaïque comme plateforme commerciale caribéenne. Le nouveau régime a aussi pour ambition d’intégrer davantage les fournisseurs locaux : l’achat local par les occupants de SEZ est encouragé via des mécanismes de remise de taxes, ce qui pourrait à terme améliorer les retombées sur l’économie nationale (effet d’entraînement sur les PME jamaïcaines).
1.5 Trinité-et-Tobago
Trinité-et-Tobago a instauré des zones franches (Free Zones) à partir de la fin des années 1980 dans le but de diversifier son économie au-delà du secteur pétrolier. La loi sur les zones franches de 1988 permettait de déclarer zone franche n’importe quel local ou parc approuvé, plutôt que de créer une zone unique. Cela a donné lieu à plusieurs parcs industriels franchisés (par exemple à Macoya, D’Abadie, Point Lisas, etc.) ainsi qu’à des entreprises opérant sous statut zone franche dans divers endroits. Le régime offrait une exonération totale d’impôt sur les bénéfices tirés des exportations, l’exemption de droits de douane et de TVA pour les intrants, et d’autres avantages comme l’absence de certaines taxes locales, afin d’encourager les industries exportatrices (assemblage électronique, fabrication textile, plasturgie, etc.) et les services logistiques. Cependant, à partir des années 2010, Trinité-et-Tobago a dû revoir ce dispositif jugé potentiellement incompatible avec les normes de l’OCDE et de l’OMC sur les préférences fiscales “nuisibles”. En 2022, le parlement a adopté la Special Economic Zones Act qui remplace entièrement l’ancien régime de free zone. Cette loi – pleinement mise en œuvre en juillet 2024 avec l’établissement de la SEZ Authority – crée un cadre plus large et structuré : plusieurs catégories de zones peuvent être désignées (zones portuaires franches, zones de libre-échange orientées commerce, parcs industriels pour la fabrication export, zones spécialisées par secteur comme la finance, l’ICT, la santé, l’agro-industrie, ou zones de développement pour stimuler des régions spécifiques). Les incitations ont été ajustées : les entreprises agréées en SEZ bénéficient désormais d’un taux d’impôt sur les sociétés réduit à 15 % (contre 30 % généralement), ainsi que d’exemptions de droits de douane, de TVA et de certaines autres taxes – un avantage fiscal modéré comparé à l’exonération totale antérieure, mais aligné sur les “meilleures pratiques” internationales. Des facilités administratives (guichet unique, procédures accélérées) complètent le dispositif pour améliorer l’environnement des affaires. Les entreprises déjà établies sous l’ancien régime ont une période transitoire jusqu’en fin 2024 pour migrer vers le nouveau régime.
Impact économique : Sous l’ancien régime de zones franches, Trinité-et-Tobago a connu un succès mitigé. Un certain nombre d’entreprises manufacturières exportatrices s’y sont développées (par exemple dans la confection de vêtements dans les années 1990, l’assemblage électronique, ou des centres de distribution régionale de produits pétrochimiques et manufacturés). Cependant, comparé à la taille de l’économie énergétique, le secteur zones franches est resté relativement modeste : on estimait à environ 5 000 les emplois directs liés aux entreprises de free zones à la fin des années 2000, et le nombre d’entreprises actives sous ce statut était limité. Le nouveau régime SEZ vise à relancer et diversifier l’économie trinidadienne en attirant des investissements dans des secteurs critiques pour le développement national (par exemple, les services financiers, la technologie, l’agro-transformation pour réduire la dépendance alimentaire, la logistique pour capitaliser sur la position de hub du pays). D’après le ministère du Commerce, dès l’annonce du programme SEZ modernisé, plus de 200 millions USD d’investissements ont été envisagés dans ces zones, signe de l’intérêt du secteur privé. Le plein effet du nouveau régime reste à voir, mais Trinité-et-Tobago cherche clairement à améliorer sa compétitivité fiscale tout en évitant les listes noires internationales (le passage à 15 % d’IS vise à satisfaire aux exigences de l’OCDE en matière d’érosion de la base fiscale). Les secteurs porteurs incluent la logistique portuaire (le port de Point Lisas et celui de Port d’Espagne pouvant servir de zones franches portuaires), la fabrication de produits chimiques et plastiques (tirant parti de la ressource en gaz naturel locale), et les services partagés aux entreprises.
1.6 Martinique et Guadeloupe (DROM français)
La Martinique et la Guadeloupe, en tant que départements français d’outre-mer, présentent un cas à part. Intégrés juridiquement à l’Union européenne, ces territoires n’appliquent pas de régimes de zones franches industrielles orientées vers l’exportation comparables à leurs voisins, car les règles de l’UE limitent fortement les aides d’État fiscales sectorielles. Cependant, pour faire face aux handicaps structurels (éloignement, petite taille des marchés, coûts élevés), la France a mis en place des zones franches d’activité spécifiques aux DROM, s’inscrivant dans la Loi pour le développement économique des outre-mer (LODEOM) de 2009. Ces dispositifs, régulièrement ajustés, peuvent être vus comme des équivalents locaux de zones franches, même s’ils ne sont pas circonscrits géographiquement en enclaves clôturées. On parle notamment de “Zones Franches d’Activité de Nouvelle Génération” (ZFANG). Les entreprises éligibles (PME de moins de 250 salariés et 50 M€ de chiffre d’affaires, exerçant une activité productive : industrie, agriculture, artisanat, tourisme, ICT, etc., à l’exclusion du commerce pur), bénéficient d’une exonération partielle d’impôt sur les bénéfices et d’exonérations d’impôts locaux (taxe foncière, cotisations foncières des entreprises, etc.). Concrètement, cela se traduit par un abattement de 50 % sur le bénéfice imposable, plafonné à 150 000 € par an. Cet abattement peut être porté à 80 % (plafond 300 000 €) pour des secteurs prioritaires ou situations particulières : par exemple, les entreprises orientées vers la haute technologie, le tourisme, l’agroalimentaire, l’environnement, les énergies renouvelables, l’industrie, ou celles qui s’insèrent dans un régime de perfectionnement actif (c’est-à-dire qui importent des matières premières pour les transformer et réaliser au moins un tiers de leur chiffre d’affaires à l’export). Dans certains cas spécifiques (zones prioritaires déterminées par décret), l’exonération peut même être totale temporairement. À ces incitations fiscales s’ajoute une exonération de charges sociales patronales très importante (allègement LODEOM) sur les salaires, visant à réduire le coût du travail et à stimuler l’emploi local. Ce “paquet” d’aides fait des DROM des zones à fiscalité réduite pour les entreprises répondant aux critères, mais sans distinction douanière : il n’y a pas de libre entrée de marchandises hors taxes comme dans une zone franche classique, puisque Martinique et Guadeloupe font partie du territoire douanier communautaire (toute importation extra-UE y acquitte les droits de douane de l’UE, appelés octroi de mer, sauf mécanismes spécifiques de suspension pour du perfectionnement actif).
Impact économique : Les effets des ZFANG en Martinique et Guadeloupe sont difficiles à isoler, car ils s’inscrivent dans l’ensemble des politiques de soutien économique outre-mer. Néanmoins, ces exonérations ont bénéficié à des centaines d’entreprises locales, contribuant au maintien ou à la création de milliers d’emplois dans des secteurs tels que l’agro-transformation (ex : rhum, agroalimentaire), le tourisme, ou encore les nouvelles technologies naissantes. Par exemple, des start-ups du numérique ou des sociétés de services informatiques ont pu se développer en profitant de l’abattement fiscal de 80 % réservé aux activités TIC et R&D. De même, l’industrie agroalimentaire (transformation de produits locaux) et les énergies renouvelables (fermes photovoltaïques, etc.) ont été encouragées. Cependant, comparativement aux zones franches d’autres pays caribéens, l’impact exportateur est modeste : la Martinique et la Guadeloupe restent avant tout tournées vers leur marché intérieur et l’ hexagone (françe), avec peu d’exportations hors du département (hors rhum et bananes, essentiellement). Les dispositifs de perfectionnement actif et l’abattement majoré lié, censés stimuler des activités exportatrices, sont peu utilisés faute d’avantages suffisamment compétitifs par rapport aux voisins (une entreprise martiniquaise qui voudrait exporter reste soumise aux normes et coûts européens, même si des choses sont en train de changer). En outre, la dégringolade progressive des avantages LODEOM depuis 2015– dans le but de maîtriser le coût fiscal – suscite l’inquiétude du secteur privé local qui réclame la mise en place de “zones franches globales” offrant par exemple un impôt sur les sociétés quasi-nul pendant 10 ans. Pour l’instant, ces propositions se heurtent aux contraintes budgétaires et réglementaires nationales/UE. Malgré tout, les incitations actuelles jouent un rôle important pour la compétitivité des entreprises martiniquaises et guadeloupéennes sur leur territoire, en atténuant les surcoûts, et constituent un outil de développement local (elles encouragent l’implantation d’activités structurantes et la création d’emplois durables).
1.7 Tableau comparatif des régimes de zones franches
Le tableau ci-dessous synthétise les principales caractéristiques des politiques de zones franches ou assimilées dans les pays et territoires étudiés, mettant en évidence leurs incitations fiscales et douanières ainsi que quelques indicateurs de leur impact économique.
Sources : législations nationales et locales ; données d’organismes officiels (Conseil National des Zones Franches RD, ZED Mariel, PRIDCO Porto Rico, JSEZA Jamaïque, Ministère du Commerce T&T, Ministère des Outre-mer France) ; presse économique.
2. Défis et opportunités des zones franches caribéennes
Malgré leurs résultats positifs en termes d’industrialisation, de commerce et d’emploi, les zones franches de la Caraïbe font face à plusieurs défis transversaux qu’il convient d’analyser, tout en identifiant de nouvelles opportunités à saisir pour rester pertinentes dans un environnement mondial en mutation.
- Infrastructures et connectivité : Le succès d’une zone franche dépend en grande partie de la qualité de ses infrastructures. Dans les Caraïbes, si certains hubs sont bien dotés (ex. ports en eau profonde en République dominicaine ou à Mariel, aéroports internationaux connectés), d’autres souffrent d’insuffisances. Des lacunes dans les réseaux routiers, énergétiques ou logistiques peuvent limiter l’attractivité. Par exemple, la Jamaïque a dû investir dans ses ports (Kingston) et entrepôts pour devenir un centre logistique compétitif, et Cuba continue d’aménager Mariel (routes, chemin de fer) pour atteindre le niveau “world-class” décrit par ses promoteurs. Les petites îles françaises, elles, sont handicapées par des surcoûts logistiques (éloignement, faible échelle) qui réduisent leur potentiel export malgré des incitations fiscales. L’opportunité réside dans des investissements publics-privés ciblés : modernisation portuaire, zones industrielles équipées, amélioration des télécommunications (indispensables pour les secteurs BPO/TIC). La coopération régionale peut aussi jouer un rôle – par exemple, le développement de liaisons maritimes intracaribéennes pour intégrer les zones franches de différents pays en réseaux complémentaires.
- Cadre réglementaire et gouvernance : Un défi majeur est d’assurer un cadre réglementaire stable et transparent, tout en l’adaptant aux nouvelles normes. Plusieurs pays ont dû réformer leur législation sur les zones franches face aux règles de l’OMC ou aux critères BEPS de l’OCDE (harmonisation fiscale). La Jamaïque l’a fait en 2016 pour supprimer l’exonération totale considérée comme subvention à l’export, Trinité-et-Tobago en 2022 pour éviter d’être catalogué “régime fiscal dommageable”. Ces ajustements peuvent inquiéter les investisseurs s’ils ne sont pas gérés avec prévisibilité. Il est donc crucial de garantir la stabilité des avantages sur la durée (d’où l’utilisation de contrats/décrets de stabilité de 15 ou 20 ans dans beaucoup de ces régimes). La gouvernance des zones franches doit aussi être efficace : des autorités administratives dédiées (comme JSEZA en Jamaïque, ou la nouvelle SEZ Authority à Trinité) sont mises en place pour être des guichets uniques facilitant les démarches, réduisant la bureaucratie et l’attente des permis. Un défi connexe est la lutte contre les abus : éviter que les zones franches ne servent de refuge à des pratiques de blanchiment, de fraude douanière ou de simple transit fictif. À cet égard, la transparence et la conformité (par ex. respect des règles d’origine, contrôle des flux sensibles comme l’or ou autres) représentent des enjeux de surveillance.
- Compétitivité et diversification : Alors que les zones franches caribéennes opèrent dans un contexte de concurrence mondiale pour attirer les investisseurs, maintenir la compétitivité de ces régimes est un défi constant. La République dominicaine a pu développer un écosystème diversifié, mais doit désormais monter en gamme technologique pour ne pas être concurrencée sur les coûts salariaux par des pays à plus bas salaires. De même, la Jamaïque et Trinité cherchent à attirer des industries à plus forte valeur ajoutée (technologies numériques, industries créatives, transformation locale) plutôt que de rester cantonnées aux secteurs traditionnels de faible sophistication. Il y a là une opportunité de diversification : par exemple, investir dans la formation d’une main d’œuvre qualifiée permet d’attirer des entreprises de fabrication de dispositifs médicaux, d’électronique fine ou des services numériques, qui payent des salaires plus élevés et ont plus de liens avec l’économie locale. Les zones franches peuvent servir de laboratoires d’innovation – la ZED Mariel essaie d’attirer des entreprises de biotechnologie en misant sur l’expertise cubaine; la Jamaïque positionne ses SEZ pour le commerce électronique et la production audiovisuelle (studios de film, animation numérique) en profitant de son anglais natif; Porto Rico, avec ses incitations, vise les technologies vertes et la production pharmaceutique de nouvelle génération (ex. thérapies géniques). La clé sera de sans cesse adapter l’offre (infrastructures, fiscalité, services aux investisseurs) pour les secteurs émergents.
- Intégration locale et développement durable : Un reproche fréquemment adressé aux zones franches est leur effet d’enclave, sans assez de retombées sur le reste de l’économie (faibles « linkages » locaux, usage intensif d’intrants importés, rapatriement des profits). Ce défi est notable en République dominicaine où historiquement les exportateurs en zone franche n’avaient aucun contact avec l’économie domestique. Pour y remédier, des politiques incitent désormais à plus d’intégration : la Jamaïque, comme vu, encourage les fournisseurs locaux à vendre aux zones franches via des remboursements de taxes; la RD a instauré des programmes de sous-traitance locale dans certains secteurs (par exemple, approvisionnement en boîtes, emballages, services de maintenance par des PME locales). L’impact social (conditions de travail, salaires) est un autre aspect du développement durable : les pays doivent veiller à ce que l’emploi en zone franche reste conforme aux normes du travail et qu’il offre de réelles perspectives aux travailleurs (formation continue, possibilité de mobilité). Sur le plan environnemental, les zones franches caribéennes sont confrontées au défi d’adopter des pratiques éco-responsables : gestion des déchets industriels, efficacité énergétique, résilience climatique des infrastructures (ouragans fréquents). Cela peut devenir une opportunité, en orientant les nouvelles zones franches vers des technologies vertes – par exemple, attirer des fabricants de panneaux solaires, des entreprises de recyclage, ou aménager les parcs industriels avec des normes HQE. La durabilité est de plus en plus un critère pour les investisseurs internationaux; les zones franches qui s’y adaptent (par des certifications vertes, etc.) auront une longueur d’avance.
- Taille critique et collaboration régionale : La Caraïbe est marquée par la présence de nombreux petits États insulaires, ce qui pose la question de la taille critique pour justifier une zone franche. Toutes n’ont pas la capacité d’avoir de vastes parcs industriels. Ainsi, des îles comme Sainte-Lucie, la Barbade ou la Dominique ont également tenté des programmes de zones franches ou d’incitations, avec des résultats variés. Dans certains cas, une approche coopérative pourrait être bénéfique : par exemple, envisager des zones franches multi-îles ou complémentaires (une île offrant un port franc logistique, l’autre des services financiers back-office) au sein de CARICOM, afin de mutualiser les forces. Les régimes douaniers comme le CARICOM Free Movement of Goods et l’accord CARICOM-République dominicaine pourraient être mieux exploités pour créer des chaînes de valeur régionales s’appuyant sur les différentes zones franches. L’harmonisation partielle de certaines incitations au niveau régional pourrait éviter une “course au rabais” entre voisins et plutôt promouvoir la Caraïbe dans son ensemble comme destination d’investissement alternative.
3. Perspectives d’évolution à l’ère de la mondialisation
À l’heure de la mondialisation et des nouvelles dynamiques régionales, les zones franches caribéennes sont à un tournant. Plusieurs tendances façonneront leur évolution dans les années à venir :
- Nouvelles chaînes de valeur et relocalisations (“nearshoring”) : La pandémie de COVID-19 et les tensions géopolitiques ont incité de nombreuses entreprises nord-américaines et même européennes à reconsidérer leurs chaînes d’approvisionnement, privilégiant une production plus proche de leur marché (nearshoring) plutôt que délocalisée à l’autre bout du monde. Cette tendance est une occasion en or pour les Caraïbes. La proximité des grands marchés (États-Unis, Canada, Amérique latine) donne un avantage comparatif aux zones franches de la région par rapport à l’Asie. La République dominicaine l’a bien compris, en se positionnant ouvertement pour capter ces relocalisations régionales. D’autres pays comme la Jamaïque ou Trinité-et-Tobago cherchent à attirer des investissements nord-américains dans la fabrication industrielle (par exemple équipements médicaux, agro-industrie) en mettant en avant le gain de temps logistique et l’arrimage à des accords commerciaux. À l’échelle régionale, cela pourrait signifier une montée en puissance de la Caraïbe dans des secteurs comme l’assemblage automobile léger, l’électronique grand public, ou la chimie fine, si les zones franches savent offrir un niveau de service et de coût compétitif. Les gouvernements travaillent donc à rendre leurs zones “plug-and-play” (prêtes à l’emploi) pour accueillir rapidement des usines transférées depuis la Chine ou ailleurs.
- Transformation digitale et e-commerce : La quatrième révolution industrielle touche également les zones franches. Celles-ci doivent intégrer plus de technologie numérique dans leur fonctionnement et attirer des activités liées au numérique. On voit émerger le concept de “zones franches virtuelles” ou parcs technologiques, où l’incitation fiscale s’applique à des services en ligne ou à de l’exportation numérique (logiciels, traitement de données). La Jamaïque mise sur le Global Digital Services et pourrait créer au sein de ses SEZ des campus pour entreprises de l’IT. Porto Rico promeut les startups tech via ses incitations (taux réduit pour export de services digitaux). De plus, l’essor du commerce en ligne mondial ouvre une niche : les hub logistiques e-commerce. Une zone franche dans les Caraïbes pourrait servir de centre de distribution pour les Amériques, avec des marchandises en transit rapide vers les clients finaux. Par exemple, un entrepôt Amazon ou AliExpress en zone franche (avec exonération de droits tant que réexporté) livrant toute la région Amérique latine en 48h. Cela exigerait des investissements en entreposage automatisé, et des cadres douaniers souples pour le reconditionnement et réexpédition rapide – des domaines à développer.
- Intégration aux accords commerciaux et marchés régionaux : Les zones franches devront s’adapter à l’évolution des accords commerciaux. L’entrée en vigueur d’accords tels que l’Accord de Partenariat Économique (APE) entre l’UE et les pays CARIFORUM, ou l’accord de libre-échange CARICOM-République dominicaine, ouvre de nouvelles perspectives. Par exemple, un fabricant en zone franche en Jamaïque pourrait bénéficier d’un accès en franchise de droits au marché européen via l’APE, à condition de respecter les règles d’origine – cela incite à accroître la valeur ajoutée locale pour satisfaire ces critères. De même, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ou des accords avec l’Amérique centrale pourraient dans le futur intégrer les DOM français ou les pays caribéens, élargissant les débouchés des entreprises en zone franche. Toutefois, une attention sera nécessaire pour concilier les régimes de zones franches avec les clauses des accords (certaines accords excluent les avantages des zones franches, ou les traitent différemment). Les négociateurs caribéens devront veiller à ce que les zones franches puissent perdurer sans violer les engagements commerciaux, par exemple en transformant graduellement les incitations à l’export en incitations plus générales (formation, R&D, comme cela a été fait en Jamaïque).
- Évolution des normes fiscales internationales : L’instauration éventuelle d’un impôt minimum mondial sur les sociétés (projet BEPS/Pilier 2 de l’OCDE, avec taux minimum de 15 %) pourrait affecter certains avantages des zones franches. Si ce plan se concrétise globalement, les pays caribéens devront ajuster les taux ou trouver de nouvelles formes d’attractivité (subventions directes, baisse du coût de l’énergie, etc.) puisque la concurrence fiscale pure sera limitée. Néanmoins, beaucoup de petites économies ont négocié des exemptions ou seuils (parfois les entreprises sous un certain chiffre d’affaires ne sont pas concernées). Trinité-et-Tobago semble déjà anticiper cela avec son taux de 15 %. D’autres pourraient suivre. L’accent va donc probablement se déplacer des incitations fiscales pures vers l’écosystème global : disponibilité de terrains, facilitation administrative, accords de non-double imposition, qualité de vie pour les expatriés, etc., afin de continuer à attirer les investisseurs.
- Rôle du développement durable et de la responsabilité sociale : À l’ère moderne, les zones franches ne peuvent plus être seulement des “enclaves à exonérations”. Elles doivent s’inscrire dans une vision de développement durable. Cela inclut l’efficacité énergétique (panneaux solaires sur les toits d’usines, véhicules électriques dans les parcs), la gestion de l’eau et des déchets, mais aussi le respect de la biodiversité locale. Les Caraïbes, en première ligne du changement climatique, pourraient orienter leurs zones franches vers des pratiques résilientes et vertes – ce qui pourrait devenir un argument marketing auprès d’entreprises soucieuses de leur empreinte carbone. Par ailleurs, l’aspect inclusion sociale prendra de l’ampleur : former davantage de travailleurs locaux aux compétences techniques, encourager l’entrepreneuriat local au sein des zones (par exemple, incuber des petites entreprises locales pour qu’elles grossissent en zone franche et exportent). On peut imaginer des parcs éco-industriels où les déchets d’une usine servent de matière à une autre (symbiose industrielle), ou des zones franches dédiées à l’économie circulaire. Ces évolutions cadrent avec les objectifs internationaux (ODD de l’ONU) et donneront une légitimité pérenne aux zones franches dans les stratégies de développement.
Les zones franches caribéennes se déclinent en une mosaïque de modèles – de l’enclave exportatrice traditionnelle de République dominicaine au vaste projet intégré de Mariel à Cuba, en passant par les incitations fiscales insulaires de Porto Rico ou les zones économiques spéciales nouvelle formule de Jamaïque et Trinité-et-Tobago. Chacune de ces politiques reflète l’histoire et les priorités de son territoire : industrialisation, création d’emplois, diversification économique ou rattrapage de handicaps. Leurs caractéristiques spécifiques (taille, incitations fiscales, secteurs ciblés) expliquent en partie des résultats variés, mais partout elles ont eu un impact tangible sur le commerce extérieur (augmentation des exportations, changements dans la composition sectorielle) et l’investissement (montée des IDE productifs) et, dans une moindre mesure, sur l’emploi total. À présent, ces zones franches sont à la croisée des chemins. Elles doivent relever des défis complexes – moderniser les infrastructures, rester compétitives tout en se conformant aux nouvelles règles, s’insérer davantage dans le tissu local et assurer un développement durable. Parallèlement, des opportunités inédites se présentent avec la reconfiguration des chaînes de valeur mondiales, l’essor du numérique et une intégration régionale plus poussée. Si les pays caribéens savent adapter et innover dans leurs politiques de zones franches, celles-ci continueront d’être de précieux leviers de développement et d’intégration dans l’économie mondiale pour ces petites économies insulaires, tout en apportant une prospérité partagée à leurs populations. Les échanges d’expériences et la coopération régionale seront, à cet égard, des atouts pour faire de la Caraïbe non pas des concurrentes fragmentées, mais un réseau synergique de zones franches prospères dans le monde post-mondialisation.
© ANTILLA – PHILIPPE PIED
Document réalisé en compilant certains articles issus de nos bases de données dont certains articles de Claude Gelbras et de d’autres experts de la Caraïbe issus pour certains de nos recherches via internet.