Eurodéputé sortant, Max Orville est en 18ème place de la liste « Besoin d’Europe », conduite par Valérie Hayer et soutenue par la majorité présidentielle. Il expose ici des éléments de son bilan et souligne notamment sa conviction que cette élection « mettra en jeu notre existence en tant que martiniquais, français et européen ».
Antilla : Tout d’abord une question à l’actualité récurrente, quel est votre regard sur les difficultés de distribution de l’eau potable et sur cette problématique de coupures ?
Max Orville : Avant que je ne sois député, il y a 3 ans, nous avions similairement les mêmes problèmes. A l’époque, c’était ‘’nous n’avons pas d’eau parce que les travaux de Séguineau, au Lorrain, n’ont pas été faits’’. Depuis ces travaux ont été faits et nous rencontrons les mêmes difficultés. Et nous n’avons pas de problème de ressources en eau. Député européen, je sais ce que c’est que de ne pas avoir de telles ressources car j’ai géré et accompagné le cas de Mayotte… Si nous n’avons pas de problèmes de ressources, c’est que nous avons un problème de management, d’ingénierie, etc. Donc je me place résolument du côté des citoyens, qui en ont assez parce que c’est inacceptable. Nous avons 40% de fuites d’eau sur le réseau du Centre ; si on avait corrigé ne serait-ce que cette problématique, on n’en serait pas là. Et cela a une incidence sur le coût de l’eau : les martiniquais paient un prix exorbitant de l’eau qu’ils n’ont pas. Donc tout cela m’apparaît assez scandaleux et insupportable pour mes compatriotes. C’est ce que j’avais envie de dire sur le plan du citoyen. Sur le plan du député européen, l’équipe composant notre liste a décidé de mettre en place un plan pluriannuel d’investissement(s) dans les services publics et infrastructures clés. Je pense donc à l’eau et suis dans l’attente d’un ‘’Plan Eau’’, un plan de financement des infrastructures pour moderniser le réseau, éviter les fuites, permettre à nos compatriotes d’avoir une eau de qualité et moins chère. L’Europe est prête à accompagner, mais encore faut-il que nos élus se mettent d’accord sur la stratégie à adopter pour éliminer cette pénurie et ce coût exorbitant.
Les récents désaccords affichés par deux dirigeants de nos EPCI, sur la possibilité d’une interconnexion entre territoires*, n’a pas donné l’image d’élus solidaires quant au partage de la ressource, non ?
Nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord pour gérer et donner de l’eau aux martiniquais… Qu’est-ce que les martiniquais ont à voir dans des querelles du nord, du centre et du sud ? On est martiniquais. Est-ce que l’Europe peut aider ? Oui, elle n’attend que ce que ‘’vous’’ lui proposerez pour vous accompagner à moderniser les réseaux. Cela fait des années que ces problèmes durent… .
A votre connaissance il n’y a donc pas eu, depuis ces dernières années, de propositions ou demandes émanant de nos EPCI et/ou de la CTM en cette matière, à l’endroit des autorités européennes ?
Non, il y a l’utilisation des fonds européens pour un certain nombre de choses, mais encore une fois il y en a assez des rustines : il n’y a pas de grand plan structurel. Je parle d’une capacité d’investissement pour moderniser les infrastructures, sachant que sur l’eau payée par les consommateurs, 20 centimes devraient être consacrés à l’entretien et la modernisation des réseaux. L’eau est une compétence locale, dévolue notamment aux EPCI ; l’usine de Vivé appartient à la CTM, etc. Et je ne suis pas forcément pour une autorité unique de l’eau.
Pour vous ce ne sera pas la « solution idéale », régulièrement présentée comme telle par certains de nos élus ?
Non, ça je n’y crois pas. Et cette ‘’autorité unique de l’eau’’ bafoue les lois de la liberté de concurrence. S’il y a une seule ‘’personne’’ à la barre on reviendra à une situation de monopole, et je pense qu’il doit y avoir une saine concurrence, notamment pour avoir des prix plus accessibles pour le citoyen. Cette autorité unique n’est donc pas une solution pour moi et j’ai coutume de dire que ‘’le pouvoir absolu se trompe absolument.’’ Alors une telle autorité est une décision que les élus mettront en œuvre ou pas, mais en tant que député européen j’accompagnerai tout plan de financement qui permettra la modernisation des infrastructures et la baisse du coût de prix de l’eau. L’Europe est prête à faire cela, mais encore faut-il qu’elle soit sollicitée. C’est ça l’apport, et la Martinique a un besoin d’Europe.
« J’avais le même discours dans tous les territoires où je voyais les fonds européens insuffisamment consommés »
Même si votre mandat a été de deux ans*, de quoi êtes-vous le plus satisfait dans votre action en tant qu’eurodéputé, notamment à l’endroit des martiniquais ?
Le député européen que je suis est originaire de la Martinique, mais je vote la Loi pour les 450 millions de citoyens européens. Et bien sûr j’agis aussi pour nos compatriotes martiniquais et tous les territoires d’outre-mer. Ce dont je suis peut-être le plus fier c’est ma proposition, l’an dernire, de zone franche sociale : une disposition qui contribuait à augmenter le pouvoir d’achat des martiniquais, en faisant que le salaire brut devienne le salaire net, et que pour nos petites entreprises il y ait une exonération des charges patronales, avec le désir d’embaucher. Cette proposition était un Avis, dans la stratégie des Régions Ultra-Périphériques (RUP) pour l’Union Européenne. Et même si ce n’était pas une directive, ça pouvait inspirer nos parlementaires car j’ai fait sauter un verrou européen : ‘’on’’ disait toujours que l’Europe n’accepterait jamais. Ce dispositif pouvait permettre d’augmenter le pouvoir d’achat des martiniquais, pour avoir une vie meilleure et une réponse à l’embauche. J’ai fait sauter ce verrou, maintenant il appartient à nos élus locaux de se renseigner et d’essayer de ‘’pousser’’. Ce verrou était valable pour toute l’Europe, notamment pour les 3 pays qui ont des RUP : l’Espagne, le Portugal et la France. D’ailleurs l’Espagne, aux Canaries, a mis en place ce dispositif de zone franche, ainsi que le Portugal, à Madère et aux Açores. Le deuxième élément est plus récent : j’ai été rapporteur pour mon groupe sur la directive relative à l’égalité des traitements, c’est-à-dire la lutte contre les discriminations. Et ça c’est quelque chose de très fort pour nos ultramarins, souvent frappés dans leur activité professionnelle par de la discrimination. Jusqu’à lors, quand on déposait une plainte pour discrimination dans son entreprise on saisissait le ‘’défenseur des droits’’, qui ne pouvait que préconiser des recommandations afin que ça aille mieux. Grâce à notre action au niveau européen, nous avons obtenu que ce défenseur ait une plus grande indépendance financière et un pouvoir d’enquête, autorisé pour ce faire par la loi. Et il peut instruire en justice – ce qu’il n’avait pas de possibilité de faire – et se substituer à la victime. J’ai également oeuvré à renforcer la continuité territoriale en adaptant les normes relatives aux biocarburants dans le domaine aérien et du fret maritime. Si nous n’avions pas fait ça le prix des billets, déjà exorbitant, le serait davantage encore, car les compagnies volent au kérosène et sont considérées comme des pollueurs-payeurs. Et j’ai contribué à protéger notre biodiversité, avec la création de zones ‘’Natura 2000’’. En somme, il s’agissait de faire que nos spécificités soient prises en compte au sein de notre Parlement européen.
Vos critiques de la gestion martiniquaise des fonds européens font-elles partie de votre bilan ?
(sourire) Même si j’ai été quelquefois décrié, je me bats comme eurodéputé pour que ces fonds mis à disposition pour nos territoires, soient valablement et effectivement consommés. Je suis un député qui a été le lanceur d’alerte, ce qui n’a pas été forcément toujours bien vu par certains responsables locaux, mais ça a mis un ‘’coup de pied dans la fourmilière’’. J’ai dit dès janvier 2023, puis en juin 2023, qu’il y avait des risques. Et après, toutes les formations politiques de France et d’Europe qui venaient aux Antilles le répétaient. Là les choses vont mieux, mais il fallait le faire et j’avais le même discours dans tous les territoires où je voyais ces fonds (européens) insuffisamment consommés. De plus, j’ai travaillé au Parlement pour augmenter la simplification d’accès à ces fonds, car c’était un dédale administratif.
Et pourquoi êtes-vous de nouveau candidat à ces échéances européennes ?
Pour poursuivre mon action et être l’une des voix des outre-mer. Depuis 2 ans je suis obligé de ‘’courir’’ 3 fois plus vite pour rattraper collègues qui avaient 3 ans d’avance, et face aux défis que nous avons à traiter en tant qu’européens – le retour de la guerre, la concurrence internationale, les transitions écologiques et numériques à venir -, la Martinique a besoin d’Europe. Vous savez, l’enjeu de cette élection est très simple : voulons-nous être dans l’Europe ou en dehors ? Pour nous ultramarins, il vaut mieux être dans l’Europe et ne pas céder aux sirènes du nationalisme. La France consacre 20% des fonds européens que l’Union Européenne lui donne – soit 3,5 milliards – aux outre-mer : c’est l’expression de la solidarité nationale et européenne.
« Pouvons-nous nous passer de ces 600 millions d’euros ? Très clairement non »
Etes-vous inquiet par le spectre d’une abstention qui sera peut-être renouvelée à l’occasion de ces élections ? Etes-vous également inquiet par le fait que Jordan Bardella, la tête de liste du Rassemblement National (RN), caracole en tête des sondages ?
L’abstention m’inquiète et m’effraie, à plusieurs niveaux. Pour l’élection européenne précédente nous étions à peu près 18% de votants en Martinique, soit 72% d’abstention… C’était donc énorme et ça révélait que même si l’Europe est partout en Martinique, nos compatriotes ne le voient pas, ne le sentent pas, et parfois le vivent non pas comme un atout mais un handicap : je pense à la question des normes européennes, qui peuvent parfois effrayer. L’Europe est essentielle dans nos vies puisque c’est, je le disais, 20% des fonds européens : pouvons-nous nous passer de ces 600 millions d’euros ? Très clairement non. Est-ce que ça peut aider pour l’emploi, le développement économique et la protection de la biodiversité ? Très clairement oui. Nous avons besoin d’Europe, mais il faut que nous la fassions davantage connaître. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas ménagé ma peine durant ces 2 ans, pour faire savoir tout ce que fait l’Europe et tout ce qu’on peut faire. Et je constate que les élus locaux qui bénéficient de ces fonds, ne disent pas que c’est grâce à l’Europe qu’il y a des réalisations. Cela entretient l’idée que l’Europe ce n’est pas important.
Quand vous parlez des « élus locaux » qui selon vous ne font pas ce travail de communication voire de pédagogie à propos des fonds européens, vous incluez les élu.e.s de la CTM ?
Ces élu.e.s le font mais insuffisamment à mes yeux ; je le dis avec beaucoup d’objectivité, sans esprit partisan. L’objectif des autorités de gestion des fonds européens c’est informer, accompagner et payer. D’abord informer : j’ai dit à plusieurs reprises qu’à côté des fonds FEDER* et FSE* que gère la CTM, elle devrait faire connaître les autres programmes, dits horizontaux, qui bénéficient aux martiniquais. Je pense par exemple au programme qui s’appelait ‘’Culture Moves Europe’’ et concernait 6000 artistes dans le domaine de la culture. L’Europe proposait de s’y inscrire via un site internet, les autorités de gestion des fonds auraient dû le publier mais l’ont oublié. Donc ça a pénalisé nos artistes et musiciens, qui avaient l’occasion de rencontrer leurs pairs européens, d’échanger sur leurs pratiques, etc. Peut-on se passer de ça ? Ensuite accompagner : c’est-à-dire le faire quotidiennement pour les porteurs de projets, dans leurs démarches. Car lorsqu’on instruit un projet européen il y a toute une ingénierie à mettre en œuvre pour accompagner, aller récupérer les dossiers, les factures, etc. Cela se fait au Portugal ou en Espagne, qui ont aussi des RUP et où il y a une sorte de ‘’guichet unique’’, où le porteur de projet est accompagné de A à Z. Et je l’ai vu : je suis allé 2 fois aux Canaries et j’ai échangé avec des porteurs de projets. Enfin payer : avec des chefs d’entreprise qui reprochent des paiements tardifs. En disant ça je ne condamne pas la CTM ; je dis qu’il faut être plus efficace.
Et concernant votre éventuelle inquiétude quant à un Jordan Bardella qui caracole en tête des sondages ?
Aux déclarations d’intention, je préfère les solutions. Et quand j’entends le RN dire tout et n’importe quoi, avec beaucoup de démagogie, notamment sur les Antilles et la question de la chlordécone… .
C’est-à-dire, plus précisément ?
Il y avait une directive sur la surveillance des sols, dont l’objectif était de cartographier tous les sols pollués par la chlordécone en Martinique et en Guadeloupe. Il y avait donc à valider cette directive et faire un projet parlementaire. Dès le départ, le groupe RN a voté pour une motion de rejet. Leur motion de rejet a été écartée, puis ils ont mis un amendement portant sur la pollution à la chlordécone, en disant que lorsqu’on travaillera sur cette directive il faudra consulter les élus locaux, etc. Mais avant qu’on étudie cet amendement, le groupe des Verts a porté un amendement – oral – concernant cette pollution à la chlordécone ; un amendement très complet, qui pouvait donc englober celui du RN. La présidente du Parlement a alors demandé qui s’opposait à l’amendement des Verts – et en cas d’amendement oral, si 35 député.e.s se lèvent l’amendement ne peut pas se faire. Et alors que c’était un amendement que le groupe RN voulait faire, hé bien ce groupe s’est levé pour empêcher le vote sur cet amendement… Comme c’était un amendement porté par une autre formation politique, le groupe RN s’est levé pour s’y opposer : ce qui veut dire que ‘’vous’’ ne croyiez même pas en votre propre amendement. Résultat : ce groupe RN a empêché l’amendement des Verts, l’amendement qu’ils portaient initialement a été rejeté également, et ils ont rejeté encore une fois le texte de la directive. C’est ainsi, le RN fait des coups médiatiques. Alors qu’il y ait des colères, qu’on ne soit pas contents de la politique nationale etc., je l’entends, mais là il s’agit d’une élection qui concernera l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Et qui mettra en jeu notre existence en tant que martiniquais, français et européens. Moi je défends une idée d’une Europe inclusive, humaniste, une Europe qui ne nie pas les identités que nous avons – et qui s’est construite d’ailleurs là-dessus – et une Europe de la paix. Que l’Union Européenne ait encore à évoluer, on est tout à fait d’accord, mais j’ai envie de dire comme François Mitterrand à l’époque, que ‘’les nationalismes c’est la guerre.’’ La guerre est déjà revenue en Europe ; je ne souhaite pas qu’elle s’étende dans les années à venir.
Propos recueillis par Mike Irasque
*Entretien réalisé le 16 mai dernier. *Suite à l’entrée de Chrysoula Zacharopoulou au Gouvernement, Max Orville, suivant de liste, est donc devenu député européen en mai 2022. *FEDER : Fonds Européen de Développement Régional. FSE : Fonds Social Européen.