L’île traverse une des pires crises économiques et sociales de son histoire. Pour survivre au quotidien, beaucoup de Cubains doivent redoubler d’inventivité, pour continuer à produire quand tout est rare.

La Havane (Cuba), reportage

Source: Reporterre

C’est une petite maison en briques de plain-pied, collée à d’autres masures au fond d’une ruelle d’un quartier périphérique de La Havane. On entend les voisins qui travaillent de la tôle, des enfants qui jouent avec un chien et une radio qui diffuse du reggaeton. L’entrée fait aussi office de salon, il y a trois fauteuils en bois, deux chaises et une table. Sur les murs, des versets de la Bible écrits en lettres de bois, « que j’ai scupltées dans mon atelier », précise Juan Oxel, le maître des lieux. L’atelier est la pièce la plus importante du foyer de ce quinquagénaire à la voix douce et au regard tranquille : un appentis de tôle au milieu duquel trône un tour-fraiseur. « Je l’ai construit moi-même quand j’avais 16 ans. C’était il y a trente-deux ans. Et il fonctionne encore parfaitement », s’enorgueillit l’ingénieur.

Le lieu est une véritable caverne d’Ali Baba, avec un peu de rouille et de poussière en plus. Dans un coin, une moto avec une drôle d’allure attire l’attention : « Ah, oui, je l’ai fabriquée », laisse échapper Juan Oxel sur le ton de la conversation. Toutes les pièces avaient une autre fonction, du cadre (l’armature d’une chaise en acier dont il a coupé les pieds avant de les souder ensemble) aux roues (qui venaient d’un chariot) à la chaîne (une pièce de caoutchouc), jusqu’au moteur (récupéré d’un climatiseur, et dont il a modifié la structure).

Juan Oxel travaille sur son tour-fraiseur, qu’il a fabriqué lorsqu’il avait 16 ans, il y a trente-deux ans. À côté (en rouge), un autre tour qu’il est en train de fabriquer pour un client. © Nicolas Celnik / Reporterre

« Les Cubains sont habitués à travailler avec les pièces qu’ils ont à portée de main : puisque c’est difficile, voire parfois impossible, de trouver des pièces ou des matières premières, il faut savoir être inventif, explique l’ingénieur. Il faut écumer les déchetteries et les ateliers qui se débarrassent de leurs vieilles machines pour les démonter et récupérer des pièces, puis les adapter à d’autres usages. On n’a pas les ressources pour produire ce que l’on souhaite : il faut donc compenser par des idées, de la réflexion et beaucoup de connaissances techniques. »

Fabriquer ce qu’on ne peut acheter

Le germe de cette inventivité du quotidien, c’est une contrainte majeure qui pèse sur Cuba depuis plus de soixante ans : l’embargo imposé par les États-Unis sur l’île depuis 1962 et qui, d’après les estimations de l’Organisation des Nations unies (ONU), a représenté 154 milliards de dollars (142 milliards d’euros) de dommages économiques pour le pays. Mais la situation s’est aggravée avec la crise sanitaire puis le durcissement des sanctions étasuniennes.

Le pays traverse donc aujourd’hui une des pires crises économiques de son histoire : les coupures d’électricité, les pénuries d’essence et de nourriture sont devenues le quotidien de la population cubaine. Pour faire face aux conséquences de l’embargo, en 1981 déjà, le gouvernement avait créé l’Association nationale des innovateurs et des bricoleurs (Anir), des brigades d’ingénieurs spécifiquement chargées de chercher des solutions techniques avec les moyens du bord.

« Par exemple, quand le générateur d’électricité d’un quartier subissait une panne difficile, on se réunissait, chacun proposait une solution, on l’examinait tous ensemble, puis on expérimentait celle qui nous semblait la meilleure : bien souvent, ça nous a permis de sauver des machines qui semblaient condamnées », se souvient Juan, qui a été président d’une branche de l’Anir dans la province de Holguín. Mais le volontarisme de l’État s’est peu à peu perdu, et l’apathie du gouvernement actuel se transforme aujourd’hui en ce que beaucoup de Cubains appellent un « double blocus » : externe, mais aussi interne.

Dans l’atelier de Juan Oxel. © Nicolas Celnik / Reporterre

« Depuis l’arrivée d’internet, on peut trouver des pièces ou des outils sur des groupes Facebook ; mais elles sont souvent très chères, il vaut donc mieux arriver à les fabriquer », sourit Juan avec un brin de fatalisme. De son côté, Fidel Montalvez [*], qui a travaillé pour l’État presque toute sa vie, entreprend régulièrement des voyages au Mexique pour acheter des pièces de voiture et les revendre à Cuba. Il paie un pare-chocs une centaine de dollars, et le revend trois fois ce prix de retour sur l’île. Avec un salaire mensuel moyen d’environ 4 000 pesos (soit 13 euros [1], au cours en vigueur à la fin février 2024), c’est un prix hors de portée pour la plupart des Cubains.

Exemple de bricolage du quotidien : un écran intégré dans une Catalina des années 1950. Le moteur d’époque, les banquettes rafistolées, le tableau de bord en bois, mais les derniers clips de reggaeton sont diffusés à bord. © Nicolas Celnik / Reporterre

La diffusion d’internet dans le pays, grâce aux « parcs wifi » fin 2015, puis avec les données mobiles pour les téléphones portables en 2019, a toutefois eu un avantage : il a permis à Juan Oxel de découvrir qu’il existe hors de Cuba « une communauté DIY  fais-le toi-même »] très active, et qui n’avait pas nos contraintes ». Pour l’ingénieur, qui a passé une vie à lire les quelques livres de mécaniques qu’il pouvait trouver sur l’île, ça a été la découverte d’un nouveau monde.

Depuis, il a construit sa propre imprimante 3D, qu’il pilote grâce à un ordinateur (qu’il a assemblé lui-même à partir de diverses pièces, l’écran enchâssé dans un cadre en bois qu’il a découpé sur-mesure), et a créé un design d’imprimante simplifié pour pouvoir en fabriquer d’autres et les distribuer aux membres de Copincha, l’association de bricoleurs dont il fait partie. Lorsque la pandémie de Covid-19 a frappé Cuba, Juan a pu produire grâce aux imprimantes 3D des pièces permettant à plusieurs personnes d’utiliser un même réservoir d’oxygène — lesquels étaient à l’époque une denrée rare.

« Tous les Cubains sont devenus des experts du recyclage »

La différence entre les adeptes du DIY cubains avec ceux du reste du monde ? « La patience, s’amuse Juan. Parfois, il manque un certain outil, une certaine vis par exemple, et ça peut me prendre un ou deux mois avant d’en trouver une ; alors, au lieu de passer trois jours à fabriquer une pièce, ça va me prendre un mois. » Cette contrainte a toutefois des vertus : il est arrivé à Juan de devoir concevoir des pièces, par nécessité, qui ont ensuite servi de modèles à d’autres membres de la communauté avec laquelle il échange, qui jusque-là avaient la coutume de l’acheter au prix fort.

« Tous les Cubains sont devenus des experts du recyclage, explique Mayelin Guevara, une joaillière et couturière qui travaille presque exclusivement avec des matières premières recyclées. Pour nous, ce n’est pas une découverte ni une tendance récente, c’est un mode de vie. Même si ce n’est généralement pas par conscience écologique. » Conséquence de la pénurie sur son artisanat : « Je ne fais jamais deux pièces identiques : je n’ai pas la matière première pour ça ! »

Mayelin Guevara dans son atelier, à La Havane. © Nicolas Celnik / Reporterre

La tentation d’Amazon

Une grande partie de la production du pays fonctionne ainsi : avec les moyens du bord. Pour Mayelin, ce sont « les artisans et petits producteurs qui permettent au pays de tenir — et il faut reconnaître à l’État qu’il nous laisse la voie libre pour créer ». De son côté, la production de l’État, empêtrée dans le modèle de l’industrialisme à grande échelle propre à l’époque soviétique, faiblit d’année en année. Tous les secteurs de la production, des ressources matérielles (cuivre, zinc) à l’agriculture (tabac, sucre) en passant par les biens matériels, sont en chute libre. Cuba est aujourd’hui devenu importateur de sucre, tout comme l’île importe 70 % de la nourriture qui y est consommée.

« Cette inefficacité est la conséquence de plusieurs facteurs entremêlés, détaille le chercheur en sciences politiques Bert Hoffman, qui a produit pour le groupe de réflexion Bertelsmann Stiftung Institute un rapport sur la situation du pays en 2024. Le pays traverse une telle crise économique qu’il n’y a pas de réforme facile : les infrastructures publiques, comme l’eau et le gaz, souffrent de cinquante ans de sous-investissement, et le gouvernement n’a pas les liquidités pour entreprendre une rénovation massive, alors il se contente de réparations à court terme. Ensuite, l’émigration massive affecte fortement les forces productives du pays. Enfin, il est difficile d’être compétitif avec des produits importés lorsque l’industrie locale repose sur des machines âgées de soixante ans. »

Mayelin Guevara travaille à partir de matières recyclées. Cette pièce a été fabriquée à partir d’un sac de riz. © Nicolas Celnik / Reporterre

La lente transition du pays vers une économie libérale a aussi un effet sur les artisans cubains : « L’esprit de créativité qui nous caractérisait commence à perdre en vitalité, observe Jorge Luis de la Fuente, professeur de design à l’université de La Havane et également membre de Copincha. Je ne suis pas contre l’arrivée d’Amazon à Cuba ; mais si un jour j’utilise Amazon, je veux que ce soit pour y vendre ce que je fabrique. L’arrivée de la société de consommation a un grand impact sur la capacité d’innovation cubaine, parce qu’en plus de la pénurie et de la pauvreté, il faut à présent lutter contre une petite voix qui dit : “Ne t’embête pas à réfléchir, tu peux tout acheter”. »

Pour continuer à maintenir cet esprit créatif, Jorge Luis de la Fuente anime, toutes les semaines, un programme sur la télévision nationale où il explique comment fabriquer ou réparer des accessoires du quotidien. « Quand tu as la possibilité d’acheter, tu ne cherches pas à apprendre à faire par toi-même », analyse-t-il. Pour le professeur, il ne faudrait pas perdre l’une des rares bonnes choses qui découlent de la situation cubaine : l’inventivité. Et de citer une chanson cubaine : « On ne court jamais aussi vite que quand on est poursuivi. »

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