« Jean Bernabé a apporté à la langue créole cette ‘’colonne vertébrale’’ qui lui manquait »
Depuis le 16 Avril dernier, la « Faculté des Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines » du campus universitaire de Schoelcher porte les nom et prénom de Jean Bernabé, l’éminent créoliste martiniquais*. Doyen de ladite Faculté depuis octobre 2023, Max Bélaise* partage ici son souvenir de Jean Bernabé. Et rappelle certains des multiples apports de ce grand et regretté penseur, véritable « passeur de savoirs ».
Antilla : Quelle est, dans les grandes lignes, la « genèse » de cette dénomination ?
Max Bélaise : Ce projet date de fort longtemps, bien avant le décès du collègue Jean Bernabé. C’était dans l’esprit de quelques-uns qu’un jour, cette Faculté porte son nom. A l’Université des Antilles, la ‘’Faculté de Médecine’’ porte les nom et prénom du chirurgien guadeloupéen Hyacinthe Bastaraud et la ‘’Faculté des Lettres et Sciences Humaines’’ porte les nom et prénom du professeur Roger Toumson. Donc il était pour nous tout à fait normal que notre Faculté porte les nom et prénom de Jean Bernabé. Ses compagnons de route – Raphaël Confiant, Gerry L’Etang, moi-même et d’autres -, pensions que ce serait une bonne chose qu’un jour cette Faculté porte le nom du fondateur du GEREC*, auquel a succédé le CRILLASH. Ceci sans oublier le parcours de Jean Bernabé – qui était agrégé de grammaire et a rédigé une thèse de doctorat d’Etat, ‘’Fondal-natal’’, sur la grammaire créole -, ses travaux universitaires, son dynamisme et charisme intellectuels, etc. Jean Bernabé a été deux fois Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines et a formé des générations de chercheurs, de doctorants et d’enseignants. Comme on le sait également, Jean Bernabé a beaucoup milité pour la création du Capes de créole ; Capes qui a été suivi, depuis quatre ans maintenant, de l’agrégation ‘’Langues de France option créole’’. Tous ces éléments – et la stature de l’homme – plaidaient donc en faveur de la dénomination de notre Faculté, inaugurée à l’issue d’une matinée d’hommage rendu à Jean Bernabé, le 16 avril dernier (voir photos).
Vous connaissiez personnellement Jean Bernabé, vous avez peut-être été l’un de ses étudiants : quelle était votre relation ?
Je n’ai jamais été son étudiant car j’ai fait toutes mes études en France. Mais quand j’étais étudiant en sciences, j’ai eu l’occasion d’acheter ‘’Fondal-natal’’ et je m’intéressais notamment à ses travaux au GEREC. Nos rapports étaient professionnels, cordiaux, et je dirais que c’étaient des rapports de maître à disciple. Jean Bernabé était un homme fascinant intellectuellement, et il n’était pas dans une posture de dominant : il était à l’écoute et encourageait. Par exemple il ne savait pas que je travaillais sur l’éthique des poèmes créoles ; quand ce projet est paru je lui en ai remis un exemplaire et il était tout enthousiaste, il m’a dit que ça faisait vraiment défaut : c’était un homme très encourageant et très à l’écoute.
Les apports, notamment universitaires, de Jean Bernabé ont été multiples, très riches et denses : y-a-t-il une contribution que vous retenez particulièrement ?
L’apport essentiel c’est au niveau de la créolistique, c’est le fait d’avoir donné une grammaire au créole. Et c’est fondamental : Jean Bernabé a apporté à la langue créole cette ‘’colonne vertébrale’’ qui lui manquait. Les travaux de linguistique structurale sont les travaux phares du Professeur Jean Bernabé. Et pas seulement pour nos créoles, car il était mondialement reconnu.
« L’idée était de matérialiser cette dénomination dans la pierre. Et d’avoir des repères pour les générations futures »
Existe-t-il dans nos pays une sorte de « relève » de Jean Bernabé chez les enseignants-chercheurs de plus jeunes générations – trentenaires, quadragénaires – en termes de travaux sur les langues créoles ?
Oui. Il y a un martiniquais quadragénaire, Stéphane Térosier, que Jean Bernabé reconnaissait comme un futur grand linguiste. Et tout confirme ce pressentiment, cette vision qu’il avait de Stéphane Térosier. Ce dernier a d’ailleurs rédigé et présenté un très bon doctorat à l’Université de Montréal en novembre 2023, et est actuellement post-doctorant à Leiden, aux Pays-Bas, dans le laboratoire d’un très grand créoliste africain. Outre Stéphane Térosier, d’autres anciens étudiants et étudiantes de Jean Bernabé sont actuellement enseignant.e.s universitaires à l’étranger : par exemple Hanétha Vété-Congolo, qui est professeure aux USA ; Gladys Francis, qui est professeure et doyenne à Howard University, etc.
Outre cette dénomination de la Faculté il y a désormais à proximité un buste, réalisé par Isambert Duriveau, à l’effigie de Jean Bernabé : est-ce aussi l’initiative de ses compagnons de route ?
Oui, l’idée était de matérialiser cette dénomination dans la pierre. Et d’avoir des repères pour les générations futures. Ces dernières années, on a vu des statues être déboulonnées – souvent des statues de gens qui n’étaient pas forcément des nôtres -, maintenant il faut que nos jeunes générations montantes aient de vrais repères. Il s’agit donc de rendre hommage à un homme et de placer la ‘’Faculté Jean Bernabé’’ dans une volonté d’excellence. M. Bernabé était exigeant intellectuellement, donc il faut que celles et ceux que nous formons soient dans cette même exigence. Le but est que cette ‘’Faculté Jean Bernabé’’ aille de plus en plus haut et qu’elle excelle à tous niveaux : enseignement, recherche, etc.
Ce que vous indiquez là ne vous met pas la « pression » en tant que Doyen de cette Faculté ?
Non parce que j’ai toujours aimé et milité pour l’excellence. Ma formation est polyvalente : scientifique – pharmacologie -, puis philosophique, théologique, etc. C’est un défi qu’on aimerait tous remporter pour les prochaines années d’existence de la ‘’Faculté Jean Bernabé’’.
« Je parle davantage de re-créolisation que de dé-créolisation »
Pour conclure comment se porte la langue créole martiniquaise, parlée et écrite ? Comme vous le savez certains spécialistes, militants et amoureux de cette langue expriment de fortes réserves et inquiétudes quant à la qualité et maîtrise de ses deux composantes : qu’en pensez-vous ?
(sourire) Le prochain numéro de la revue KREOLISTIKA (voir note) porte un titre qui va dans le sens de votre question, à savoir ‘’Dé-créolisation/Re-créolisation : mythe ou réalité ?’’. Il y a plutôt une tendance à dire qu’on est dans un processus de dé-créolisation : ce n’est pas du tout mon hypothèse. Pour moi il y a toujours re-créolisation. Pourquoi ? Par l’apport des caribéens par exemple. Nous avons mené une enquête dans le quartier des Terres-Sainville, à Fort-de-France, quartier qui est pour moi un ‘’Babel créole’’, où les créoles martiniquais, haïtien, saint-lucien, guadeloupéen, guyanais etc., se mélangent, se ‘’migannent’’ (sourire), on ne peut pas nier ce qui se passe là. Dans la population on tient beaucoup au créole, on tient à continuer à le parler, à l’utiliser et je n’ai pas d’inquiétude – quand bien même on peut entendre, sur des médias, davantage de créole francisé. Donc je parle davantage de re-créolisation que de dé-créolisation.
Pour vous ce « melting pot linguistique » est donc un apport qualitatif à la langue créole martiniquaise ?
Oui, j’en reste convaincu. D’ailleurs il y a, au niveau de la rectrice, le projet que les créoles saint-Lucien et haïtien soient enseignées dans l’Académie. J’étais invité, dans le cadre d’une semaine académique, au Collège Julia Nicolas à Fort-de-France, et j’ai vu, aux côtés des petits martiniquais, deux collégiennes haïtiennes qui se sont exprimées en créole haïtien durant une manifestation que l’une de leurs enseignantes avait organisée avec eux. Pour moi cette ‘’cohabitation’’ est favorable. Il y a, par exemple, de plus en plus de publicités correctement écrites en créole martiniquais, donc je reste convaincu qu’il y a une sorte de néo-créolisation, de re-créolisation, et que c’est en effervescence plutôt qu’en perdition.
Jean Bernabé partagerait-il cette vision de l’état de « santé » de la langue créole martiniquaise ?
Oui il la partagerait, car il était toujours optimiste quant au créole. Et pour lui la dé-créolisation est liée à la créolisation : c’est consubstantiel, l’une ne va pas sans l’autre. Jean Bernabé a toujours considéré que c’est une langue qui garde sa vitalité, qui n’est pas moribonde.
Propos recueillis par Mike Irasque
*Intellectuel de haut rang, Jean Bernabé était aussi docteur en linguistique, agrégé de grammaire, romancier et nouvelliste. *Max Bélaise est Maître de Conférences, enseignant-chercheur en langues et cultures régionales, domaine dans lequel il traite d’éducation (par exemple et récemment sur les « problématiques d’éducation en société créole »), d’anthropologie et de sociolinguistique. Il est également le directeur de la revue KREOLISTIKA, fondée par Raphaël Confiant et qui est l’une des revues du laboratoire CRILLASH (Centre de Recherches Interculturelles en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines). En outre, Max Bélaise organise le prochain colloque du « Comité International des Etudes Créoles » (CIEC) du 29 au 31 octobre prochains en Martinique. *GEREC : Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créole. Crédit photos : Roland Dorival pour Antilla.