« Elles ont voulu être des intellectuelles », disait Maryse Condé à propos des Nardal, « c’était en fait un domaine réservé aux hommes. Alors, on ne leur permettait pas d’entrer dans ce terrain qui les fascinait. »
On aperçoit depuis quelque temps un timide engouement autour des femmes intellectuelles martiniquaises telles que Suzanne Roussi Césaire, Marie-Thérèse Lung-fou et en particulier Jane et Paulette Nardal. Des femmes talentueuses et brillantes, dont les idées politiques et sociales, restent encore au XXIe siècle, à l’ombre des penseurs antillais comme Frantz Fanon, Édouard Glissant et notamment Aimé Césaire. « Elles ont voulu être des intellectuelles », disait Maryse Condé à propos des Nardal, « c’était en fait un domaine réservé aux hommes. Alors, on ne leur permettait pas d’entrer dans ce terrain qui les fascinait. » Il est vrai que malgré leurs idées pionnières, ces femmes de lettres sont restées à la périphérie, mais leurs écrits épars nous permettent aujourd’hui de retracer la généalogie féminine de la pensée intellectuelle martiniquaise.
Sur les traces écrites de la sororie Nardal
Ces deux derniers mois ont été marqués par la parution de trois livres qui cherchent à mettre en lumière le rôle co-fondateur des sœurs Nardal dans le mouvement de la Négritude. La maison d’édition Rot-bo-krik a publié le livre Pratique de diaspora où le spécialiste Brent Hayes Edwards révèle l’importance de la traduction dans le dialogue international, pluriel et parfois divergeant, qui se crée entre les penseur.e.s de la Négritude et de la Renaissance de Harlem de l’entre-deux-guerres. En tant que traductrice et interprète, Paulette Nardal, y jouera un rôle extrêmement important, car elle facilitera la communication entre les intellectuels anglophones et francophones jusque-là entravée par la barrière de la langue. Toujours chez Rot-bo-krik, Écrire le Monde Noir regroupe pour la première fois l’ensemble des articles, des récits et des nouvelles que Paulette Nardal écrit durant son long séjour à Paris. Une pépite d’or pour les passionné.e.s de la pensée militante noire. Pour sa part, dans l’ouvrage Les sœurs Nardal à l’avant-garde de la cause noire, la journaliste martiniquaise Léa Mormin-Chauvac retrace la vie de Paulette, Émilie, Alice, Jane, Cécile, Lucie et Andrée Nardal. Sept sœurs foyalaises, intellectuelles, artistes et musiciennes qui, tant à Paris comme à Fort-de-France, ont créé des espaces culturels bouillonnants d’idées, de musiques et de poésie.
Le militantisme nardalien
Parmi ses espaces, il y a le salon de Clamart, au 7 rue Hébert, où Paulette, Jane et Andrée Nardal, deviennent les architectes d’un haut lieu de rencontres et d’échanges intellectuels sur la condition noire en Occident. Grâce à ses capacités linguistiques, en 1931, Paulette Nardal assure la publication bilingue de La Revue du Monde Noir/ The Review of the Black World ayant comme objectif de « créer un lien entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral ». De même, l’article de Jane Nardal « L’internationalisme noir » publié dans La Dépêche Africaine en 1928, proposait déjà une véritable réflexion autour de l’identité diasporique noire qui sera en partie reprise et nourrie par le mouvement de la Négritude lancé par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor vers 1936. Il est important de noter que le militantisme des sœurs Nardal était d’autant plus remarquable qu’il s’est forgé à une époque dans laquelle les femmes, considérées comme mineures, n’ont pas encore le droit de voter. Une époque aussi où les femmes antillaises sont enfermées dans une stéréotypie qui oscille entre la femme doudou et la femme exotique personnifiée par Joséphine Baker. En dépit de leurs idées pionnières, dans l’espace intellectuel noir, les Nardal étaient disqualifiées par le seul fait d’être femmes. Dans les Années 1970, Paulette Nardal exprimait son amertume : « J’ai souvent pensé et dit à propos des débuts de la Négritude que nous n’étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c’est pour cela qu’on n’a jamais parlé de nous, alors que c’étaient des femmes qui avaient trouvé cela. Cela perdait toute sa valeur ; c’était minimisé du fait que c’étaient des femmes qui en parlaient. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, on était en pleine action ; alors on n’allait pas plus loin. Il est très certain que nous avons dû paraître inquiétantes à un certain nombre d’hommes. »
L’engagement culturel et féministe des sœurs Nardal
Parallèlement aux publications citées ci-dessus, des évènements culturels et académiques, organisés par l’Office de la Culture du Lamentin et l’Université des Antilles, ont apporté de nouveaux éléments sur ces intellectuelles d’exception. Valérie-Ann Edmond-Mariette, qui réalise actuellement un doctorat en histoire, a souligné le protagonisme d’Alice et Paulette Nardal dans la culture créole. Ne pouvant pas accéder aux arènes du pouvoir, les Nardal font de la politique autrement, elles choisissent le terrain de la culture et fondent en 1954 Joie de chanter, la plus ancienne chorale de Martinique où s’entremêlent les negroes spirituals afro-étatsuniens et les chants traditionnels créoles. Toujours dans le domaine de la musique, aux côtés de Loulou et Simone Boislaville, les sœurs Nardal vont être des actrices incontournables dans la fondation du Concours de la chanson créole menant plus tard à l’emblématique Concours du Carnaval. Enfin, la sororie Nardal se démarque aussi par ses actions en faveur des femmes qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de féministes. Pour ne citer qu’un exemple, en 1944, lorsque les femmes françaises obtiennent le droit de vote, Paulette Nardal crée Le Rassemblement féminin et la revue La femme dans la cité pour inciter les femmes martiniquaises à voter et à prendre part dans les décisions politiques et sociales de la Martinique.
Comment sortir ces femmes de lettres de l’oubli ? Comment valoriser leur génie culturel et leur production littéraire avant-gardiste qui, comme le rappelle Myriam Moïse, maîtresse de conférence à l’université des Antilles, ont fécondé non seulement l’identité martiniquaise mais également une pensée-monde caribéenne? Le manque de volonté politique pour visibiliser ces intellectuelles peut être un élément de réponse déjà signalé par l’activiste martinico-guadeloupéenne Nadia Chonville. En 2022, cette dernière pointait du doigt l’absence des femmes célèbres dans l’espace public de la Martinique. Rien qu’au centre-ville de Fort-de-France, mis à part la place de Paulette Nardal, aucune rue ne porte le nom d’une femme.
Sara Candela